Françoise Cliche
Cimetière avec vue
Montréal, Pleine lune, 2023, 244
p., 26,95 $.
« De remarquables oubliés »
Le titre du roman Cimetière avec vue m’a ramené au cimetière de Sète, sur le mont Saint-Clair, où reposent Jean Vilar et Georges Brassens « avec vue » sur la Méditerranée, cette mer de tous les mythes. Le roman de Françoise Cliche, je l’ai tiré des « remarquables oubliés » [merci Serge Bouchard], ces livres négligées au cours de la saison littéraire, mais qui n’en sont pas moins remarquables.
L’histoire que propose la romancière est tissée serrée et animée par des personnages à fortes personnalités, des êtres d’exception qui se complètent les uns les autres. Dire qu’il s’agit d’une histoire de famille est un euphémisme et la narratrice, Ève Leroy, est une anecdotière talentueuse. Nous sommes dans la ville de Québec où elle travaille dans un bureau de comptables où règne un esprit d’équipe, d’entraide et d’amitié; il faut dire que l’écrivaine a imaginé des collègues aux personnalités complémentaires – David, Marie-Hélène et Monique, la patronne – au travail comme dans les activités sociales qu’ils organisent selon un calendrier établi depuis longtemps.Ève Leroy, comptable? C’est la
question que son père Jacques, ingénieur en ponts et chaussées, s’est posée
lorsqu’elle lui apprit jadis son choix de carrière. Fille unique, Ève a eu tout
l’intérêt de ses parents; alors que sa mère pondérait les excès d’humour
fallacieux de son époux, Ève joutait avec son père qui lui jouait les tours pendables
en usant de son humour démesuré.
À preuve, la quête à laquelle il
oblige sa fille, sujet du roman. Il suffit d’un appel de la Maison funéraire Le
Souvenir pour qu’Ève apprenne que les cendres de son défunt père sont disponibles
et lui demande quand elle en prendra livraison. Impossible, croit-elle, Jacques
étant en Floride, photos à l’appui. D’ailleurs, comment se fait-il qu’il soit là-bas,
lui qui a toujours détesté le mode de vie des villégiateurs floridiens? Après
avoir confirmé auprès de Robert, membre du trio d’amis de Jacques avec Rémi et
Charles, que ce dernier est bel et bien au soleil, elle se rend à l’appartement
de son père où elle apprend qu’il n’y habite plus depuis un mois. De surprise
en surprise, un appel de Maître Jérémie Savoie, notaire, l’informe du décès de
son père, ce dernier l’ayant chargé de réaliser ses dernières volontés et qu’il
doit la rencontrer dès que possible.
Jérémie Savoie, notaire et planchiste,
a d’abord refusé les demandes testamentaires de Jacques Leroy, croyant qu’elles
dépassaient ses compétences. Devant l’insistance de son client, il a cédé. « Maître
Savoie [de lui dire Jacques], vous êtes le candidat idéal, celui que ma fille
pourrait le moins détester. » Le notaire regrette le message de la Maison
funéraire, car ce devait être à lui d’annoncer la triste nouvelle. Reprenant le
scénario prévu, il tend une clé USB à Ève sur laquelle le défunt lui a adressé « une
vidéo où il explique sa démarche ». Elle refuse d’écouter le message sur
place et préfère revenir pour la suite des choses. Décidément, même « mort,
mon père réussi à me mettre en colère », dit-elle.
Ève connaît « les trois
règles de la philosophie paternelle depuis [son] enfance : 1. Il faut rire
parce ce que ce n’est pas drôle; 2. Il ne faut pas pleurer parce que c’est encore
plus triste; et 3. Si on mange une claque en pleine face, il faut rester debout
pour être en mesure d’une retourner une solide. » C’est mieux qu’il en
soit ainsi, car elle n’est pas au bout de ses surprises. Ainsi, le notaire lui
remet les clés du dernier logement de Jacques, lui apprend qu’elle est la seule
héritière des biens de son père qui lui lègue également son frère Émile, son « legs
le plus précieux ». Jacques a rapatrié son demi-frère à Québec pour
prendre soin de lui qui souffre d’une légère perte d’autonomie; il l’a installé
à la Résidence Le Colibri où le personnel veille sur lui, notamment Sophie
Bouchard, et Ginette Poulin mène l’établissement d’une main de fer.
Voilà l’essentiel des personnages
que nous accompagnons dans les aléas du quotidien, selon ce qu’en raconte Ève Leroy,
au gré de ses humeurs qui vont dans toutes les directions. Quand elle est à bout
de souffle, elle se tourne vers les amis de son défunt père qui la connaissent
par cœur, ou vers Marie, son amie d’enfance, ou ses collègues de bureau qui lui
refilent alors des dossiers qu’elle seule sait manœuvrer.
Quelques autres personnages s’amènent
en cours de route, notamment M. Martin le voisin de l’oncle Émile, Alice Fortin
prétendue amoureuse éconduite de ce dernier, sans oublier Francis Cimon animateur
psychosocial de la résidence. Tous ont en commun d’attiser la sensibilité d’Ève
en provoquant des situations aussi réalistes que risibles, ou de l’amener à
pousser ses réflexions sur le genre humain et les rapports qu’elle entretient
avec ses semblables. Bref, on ne s’ennuie jamais avec cette diaspora bigarrée qui,
sans le savoir, applique la règle de vie d’Ève : « … pour que la vie
soit supportable, il faut que la somme des minutes agréables soit supérieure à
celle des minutes désagréables. »
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