mercredi 1 novembre 2023

Françoise Cliche

Cimetière avec vue

Montréal, Pleine lune, 2023, 244 p., 26,95 $.

« De remarquables oubliés »

Le titre du roman Cimetière avec vue m’a ramené au cimetière de Sète, sur le mont Saint-Clair, où reposent Jean Vilar et Georges Brassens « avec vue » sur la Méditerranée, cette mer de tous les mythes. Le roman de Françoise Cliche, je l’ai tiré des « remarquables oubliés » [merci Serge Bouchard], ces livres négligées au cours de la saison littéraire, mais qui n’en sont pas moins remarquables.

L’histoire que propose la romancière est tissée serrée et animée par des personnages à fortes personnalités, des êtres d’exception qui se complètent les uns les autres. Dire qu’il s’agit d’une histoire de famille est un euphémisme et la narratrice, Ève Leroy, est une anecdotière talentueuse. Nous sommes dans la ville de Québec où elle travaille dans un bureau de comptables où règne un esprit d’équipe, d’entraide et d’amitié; il faut dire que l’écrivaine a imaginé des collègues aux personnalités complémentaires – David, Marie-Hélène et Monique, la patronne – au travail comme dans les activités sociales qu’ils organisent selon un calendrier établi depuis longtemps.

Ève Leroy, comptable? C’est la question que son père Jacques, ingénieur en ponts et chaussées, s’est posée lorsqu’elle lui apprit jadis son choix de carrière. Fille unique, Ève a eu tout l’intérêt de ses parents; alors que sa mère pondérait les excès d’humour fallacieux de son époux, Ève joutait avec son père qui lui jouait les tours pendables en usant de son humour démesuré.

À preuve, la quête à laquelle il oblige sa fille, sujet du roman. Il suffit d’un appel de la Maison funéraire Le Souvenir pour qu’Ève apprenne que les cendres de son défunt père sont disponibles et lui demande quand elle en prendra livraison. Impossible, croit-elle, Jacques étant en Floride, photos à l’appui. D’ailleurs, comment se fait-il qu’il soit là-bas, lui qui a toujours détesté le mode de vie des villégiateurs floridiens? Après avoir confirmé auprès de Robert, membre du trio d’amis de Jacques avec Rémi et Charles, que ce dernier est bel et bien au soleil, elle se rend à l’appartement de son père où elle apprend qu’il n’y habite plus depuis un mois. De surprise en surprise, un appel de Maître Jérémie Savoie, notaire, l’informe du décès de son père, ce dernier l’ayant chargé de réaliser ses dernières volontés et qu’il doit la rencontrer dès que possible.

Jérémie Savoie, notaire et planchiste, a d’abord refusé les demandes testamentaires de Jacques Leroy, croyant qu’elles dépassaient ses compétences. Devant l’insistance de son client, il a cédé. « Maître Savoie [de lui dire Jacques], vous êtes le candidat idéal, celui que ma fille pourrait le moins détester. » Le notaire regrette le message de la Maison funéraire, car ce devait être à lui d’annoncer la triste nouvelle. Reprenant le scénario prévu, il tend une clé USB à Ève sur laquelle le défunt lui a adressé « une vidéo où il explique sa démarche ». Elle refuse d’écouter le message sur place et préfère revenir pour la suite des choses. Décidément, même « mort, mon père réussi à me mettre en colère », dit-elle.

Ève connaît « les trois règles de la philosophie paternelle depuis [son] enfance : 1. Il faut rire parce ce que ce n’est pas drôle; 2. Il ne faut pas pleurer parce que c’est encore plus triste; et 3. Si on mange une claque en pleine face, il faut rester debout pour être en mesure d’une retourner une solide. » C’est mieux qu’il en soit ainsi, car elle n’est pas au bout de ses surprises. Ainsi, le notaire lui remet les clés du dernier logement de Jacques, lui apprend qu’elle est la seule héritière des biens de son père qui lui lègue également son frère Émile, son « legs le plus précieux ». Jacques a rapatrié son demi-frère à Québec pour prendre soin de lui qui souffre d’une légère perte d’autonomie; il l’a installé à la Résidence Le Colibri où le personnel veille sur lui, notamment Sophie Bouchard, et Ginette Poulin mène l’établissement d’une main de fer.

Voilà l’essentiel des personnages que nous accompagnons dans les aléas du quotidien, selon ce qu’en raconte Ève Leroy, au gré de ses humeurs qui vont dans toutes les directions. Quand elle est à bout de souffle, elle se tourne vers les amis de son défunt père qui la connaissent par cœur, ou vers Marie, son amie d’enfance, ou ses collègues de bureau qui lui refilent alors des dossiers qu’elle seule sait manœuvrer.

Quelques autres personnages s’amènent en cours de route, notamment M. Martin le voisin de l’oncle Émile, Alice Fortin prétendue amoureuse éconduite de ce dernier, sans oublier Francis Cimon animateur psychosocial de la résidence. Tous ont en commun d’attiser la sensibilité d’Ève en provoquant des situations aussi réalistes que risibles, ou de l’amener à pousser ses réflexions sur le genre humain et les rapports qu’elle entretient avec ses semblables. Bref, on ne s’ennuie jamais avec cette diaspora bigarrée qui, sans le savoir, applique la règle de vie d’Ève : « … pour que la vie soit supportable, il faut que la somme des minutes agréables soit supérieure à celle des minutes désagréables. »

Françoise Cliche n’en est pas à son premier livre, certes, mais à lui seul Cimetière avec vue vaut qu’on découvre son talent d’écrivaine, la fertilité de son imaginaire braqué sur la diversité du genre humain et la chimie de la vie en société que son art d’écrire maîtrise avec brio. Vous aurez compris que je suis sorti enchanter de ma lecture qui m’a autant amusé – oui, les livres ont aussi ce talent – qu’il m’a fait réfléchir sur la vie des gens vieillissants dont je suis.

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