Michel Rabagliati
Rose à l’île
Montréal, La Pastèque, 2023, 256
p., 32,95 $.
De père en fille
Je connais peu la bande dessinée actuelle, comme la pratique Jimmy Beaulieu ou Michel Rabagliati, et le roman graphique. C’est grâce aux deux livres de mon fils Félix – Une peine d’amour et La panne d’amour de Félix (de la Grenouillère, 2018 et 2019) – que je me suis familiarisé avec cet art qui marie les mots et les images, un peu comme lorsque le cinéma s’approprie la fiction. Les derniers ouvrages de Dany Laferrière ont continué mon éducation sur l’art du roman graphique.
J’en reviens à Rabagliati, ce remarquable bédéiste classique dont les livres associent illustrations et phylactères en une même planche. « En général, une planche est de forme rectangulaire, elle comporte quatre marges sur son pourtour et des cases organisées souvent en bandes, l’espace entre les cases étant nommé gouttière. Une planche se retrouve souvent sur une page, parfois deux. La planche est organisée selon une composition, qui participe à la présentation et au récit. » (Wikipédia, 13-09-23) Parfois, on croit entendre la voix hors champ de l’artiste soulignant l’atmosphère désiré telle une didascalie dans une œuvre dramatique.
Voilà que l’auteur des Paul fait un pas de côté et propose Rose à l’île, un véritable roman graphique où la trame et les 225 illustrations se font écho sans être soudées l’une dans l’autre comme dans la forme classique de planches. Comme Rabagliati l’a mentionné en entrevue, cette forme et le format des pages lui ont permis de mieux exprimer ce que ce projet lui dictait, inspiré notamment de certains endroits de l’île et de ses paysages. Ce n’est pas tout : Paul, l’alter ego dessiné de l’artiste, échappe au titre qui emprunte celui de sa fille adulte. N’ayez crainte, Paul n’est pas disparu pour autant puisqu’il est le protagoniste privilégié de la trame, celui qui fait la narration de l’histoire. L’artiste a aussi invité un peintre animalier, le Père Henri Nouvel (1621-1702), missionnaire jésuite français qui « passa plusieurs années au Québec et dont la municipalité de Pointe-aux-Pères, près de Rimouski lui doit son nom. »; six dessins du Père introduisent chacune des séquences du récit, sans oublier qu’on l’aperçoit en train de dessiner à quelques endroits du récit.
Rose à l’île est aussi une
histoire de famille, ce fonds de commerce de l’artiste qui semble inépuisable.
Il met en scène une parenthèse dans la vie et la relation de Paul et de sa
fille, la même qui s’envolait vers l’Europe dans Paul à la maison (voir plus
bas), le précédent ouvrage de l’auteur. Cette île, jamais clairement identifiée
sinon qu’elle se trouve dans le Saint-Laurent, mais que certains détails – la pierre
tombale de Gilles Carles dans le cimetière, par exemple) – nous disent qu’il s’agit
de l’île Verte, entre Cacouna et Trois-Pistoles. C’est aussi là que Paul, son
épouse et leur fille ont jadis passé des vacances.
Tout a changé depuis dans la vie
de chacun, ne serait-ce que le temps qui fait et défait les brins de l’existence
comme un fil qui s’échappe d’un tricot. Rose a vingt-neuf ans et mène sa vie
comme elle l’entend, selon les aléas du quotidien d’une jeune adulte dans le
brouhaha des contingences contemporaines.
Paul comprend le climat dans
lequel baigne la vie familiale d’aujourd’hui, si différente de celle qu’il a
connue. C’est d’ailleurs en pensant à son propre père qu’il considère ne pas
avoir été un bon père, le sien ayant été, à ses yeux du moins, un être d’exception
qui l’a accompagné dans tous les moments clés de sa vie. Il veut donc profiter le
plus possible de ces quelques jours loin des distractions quotidiennes de la
vie urbaine – comprendre ici cellulaires, réseaux sociaux, etc. – pour passer
du temps de qualité avec Rose, sans pour autant la cloîtrer dans l’espace d’un
tête-à-tête imposé.
Le fruit espéré de cette retraite
à ciel ouvert sert surtout à faire une mise à jour de l’agenda de chacun, une
mise en phase de leurs préoccupations et de leurs façons respectives d’y répondre.
Qui sait ce qu’ils trouveront sur cette île pouvant concilier l’intime et l’inconnu
du chacun pour soi et de l’un pour l’autre.
Rose semble avoir moins de
difficulté à s’assumer que Paul qui tente de réconcilier l’irréconciliable accumulé
au fil des ans. Il donne l’impression de s’éparpiller dans ses réflexions comme
dans ses gestes, du moins selon ce que les dessins proposent en exagérant des aspects
anodins de la réalité – de l’« electric incinerating toilet » à l’appareil
pour contrer l’apnée du sommeil que porte Paul la nuit – ou en laissant tout l’espace
au quotidien sur l’île ou à son paysage, comme si ce livre était un album de
photos de vacances dessinées.
Ce séjour est aussi l’occasion pour
chacun de faire un bilan des dernières années, ce que Paul a entrepris dans Paul
à la maison. Il y a eu le décès de ses parents dont il n’est pas parvenu à
faire le deuil, pas plus que celui de sa rupture avec la mère de Rose. Il y a
toujours une situation ou un événement qui les lui rappelle sans qu’il apprenne
à les intégrer à son quotidien. Se complairait-il dans un magma de nostalgies?
Chose certaine, il brouille les perspectives d’avenir de l’homme vieillissant
qu’il devient.
La rencontre d’Hélène et les mots
qu’ils échangent l’apaisent un peu, tout comme le geste de cette femme de cuire
du pain pour les gens de l’île, laissant ses fournées sur la table de sa maison
dont les portes sont ouvertes pour qu’ils se servent, laissant volontairement le
prix qu’ils croient juste pour le pain et, parfois même, un mot gentil. C’est d’ailleurs
grâce au dessin de Paul qu’elle apprit son métier.
Quant à Rose, c’est Jules, un
jeune homme de Québec qui devient gardien estival du phare de l’île qu’il lui
fait visiter tout en racontant l’histoire du lieu. Il lui fait aussi comprendre
la qualité de vie sur l’île, une parenthèse au rythme trépidant du quotidien
urbain, loin des distractions du cellulaire ou des réseaux sociaux.
L’ultime dépaysement pour Paul et
Rose se produit lorsqu’ils vont chez Georges et Viviane, des amis de Paul installés
sur un cap tout en hauteur qui permet d’avoir une vue imprenable sur le
Saint-Laurent, les baleines, les phoques et même les bélugas. Ce qui surprend
aussi les citadins, c’est qu’il n’y a aucune des facilités élémentaires telles que
l’eau courante ou l’électricité. Cette rencontre, qui fait sourire, les oblige
à mettre en perspective le confort auquel ils sont habitués.
Je pourrais écrire encore et
encore sur les dessins qui, s’ils portent bel et bien la signature de Michel
Rabagliati, nous permettent d’être encore plus attentif aux détails qui les composent,
parfois jusqu’à poursuive le récit sans l’aide des mots. Je vous invite à faire
plusieurs tours et retours sur chacune des 250 pages de Rose à l’île, d’abord
pour partager la vie de Rose et de Paul sur l’île Verte, mais ensuite pour vous
imprégnez de l’effet bénéfique que les lieux ont sur chacun d’eux comme sur les
îliens qu’ils rencontrent. Une sorte de quiétude comme Paul espérait trouver en
compagnie de Rose. Ce bien-être remplacera-t-il le spleen dans lequel il était plongé
à son arrivée? C’est à suivre.
Michel Rabagliati
Paul à la maison
Montréal, La Pastèque, coll. « Paul »
tome 9, 2019, 208 p., 31,95 $.
9ième bédé de la série des Paul, l’action se déroule en 2012. Paul, alter ego du créateur, est auteur de bande dessinée à temps plein. Il lance un nouvel ouvrage au Salon du livre de Montréal après trois ans de labeur éreintant, car dessiner des fragments d’histoire dans des cases de plus en plus petites a des exigences physiques de plus en plus difficiles à supporter. Entretemps, sa fille part travailler en Angleterre. Lucie, son ex et la mère de Rose, n’habite plus avec lui et s’occupe de sa mère qui ne va pas bien. Paul éprouve un spleen profond comme si tout de lui, de sa tête à ses bras, étaient dans un état de léthargie dont il ne réussissait pas à se sortir. Il ne parvient pas à faire son deuil du décès de ses parents et de sa rupture amoureuse.
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