mercredi 15 novembre 2023

Simone Chaput

Les mangeurs d’ortolans

Montréal, Leméac, 2023, 224 p., 25,95 $.

L’éphémère d’aujourd’hui vs le durable d’hier

D’aussi loin que je me souvienne, le mot ortolan me fascinait sans que j’en connaisse la signification. Si bien que Les mangeurs d’ortolans, un roman de Simone Chaput, m’a interpelé et que j’ai voulu savoir qui sont ces gens attirés par cette « variété de bruants à gorge jaune d’Europe méridionale, très estimée pour sa chair délicate » et qu’on appelle au Québec alouette cornue, une espèce menacée.

La romancière nous propose une histoire aussi délicate que le volatile, un récit familial polyphonique en six tableaux, chacun comptant plusieurs séquences animées consécutivement par les quatre membres de la famille Braudel – Raymond, Carmen, Marlène et Dérrick – ou, parfois, par une voix hors champ familière de l’univers propre à chacun des personnages et de leur entourage. De plus, chaque tableau se termine par un extrait d’une pièce de théâtre intitulée Les mangeurs d’ortolans qu’écrit Carmen et qu’elle envoie à Maxime Delaye, un critique dramatique aussi passionné de ce qu’elle écrit que d’elle-même.

L’exercice de style – oui, c’en est bien un – de faire évoluer la trame sur des voies parallèles tracées par les membres d’une même famille dont les intérêts, aussi distincts les uns des autres soient-ils, se croisent, se décroisent et s’entrecroisent.

Tout débute par le choix que font Carmen et Raymond de vivre littéralement hors de la civilisation, une sorte de minimalisme assumé auquel ils feront constamment référence, même après être revenus à un quotidien plus urbain, autant pour le mieux être de leur fils Dérrick que de leur fille Marlène, mais aussi pour permettre à Carmen d’embrasser sa carrière de comédienne, puis d’autrice dramatique.

Ce temps passé – celui de l’enfance de Marlène et de son frère ou des engagements professionnels de Carmen – est l’époque de référence à laquelle chaque personnage est relié par un cordon invisible alors que le temps présent, celui raconté, est en constante évolution, parfois en tourbillonnant.

Lorsque Raymond raconte, véritable pater familias dont l’autorité est plus philosophique que réelle, on comprend qu’il a une vision périphérique de tout ce qui se passe aussi bien à la maison qu’à l’étranger où ses enfants se sont un jour retrouvés. Sa fréquentation de la nature, il est garde-forestier, semble le rendre plus zen, si bien que, quels que soient les tracas auxquels il est confronté, il parvient à les résoudre avec une certaine sagesse, à l’exception de l’ultime malheur dont sa fille est victime. N’anticipons pas.

Parlant de Marlène, sa participation au chant choral relate un dialogue qu’elle entretient avec Docteure Cazenave, la psychiatre qui l’accompagne dans le processus de guérison d’un viol dont elle a été victime, tout en lui permettant de mettre en perspective les événements marquants précédents et suivants ce drame. La démarche de la thérapeute n’a pas toujours l’heur de plaire à Marlène, mais elle adhère petit à petit à ce protocole et à l’éclairage périphérique que la thérapie jette sur l’importance relative de certains détails de sa vie que Docteure Cazenave résume ainsi : « Les émotions fortes sont épuisantes. Elles nous mûrissent, nous aguerrissent, nous ouvrent tout grands les yeux. Elles nous secouent tant qu’elles changent en permanence notre vision du monde. » (140)

Malgré tout, c’est l’absence de son frère et leur connivence que Marlène regrette le plus. Ce vide est encore plus intense pour Dérrick qui a choisi une vie de nomade au loin sans que ses parents le sachent. Sa participation à la narration du roman est toujours sous la forme des pages d’un journal intime – avec date, nom de lieu, événement(s), rencontre(s), etc. – qu’il adresse à sa complice de sœur. Le jeune homme nous fait voyager en Amérique du Sud et rencontrer diverses gens qui l’accompagneront ou qu’il accompagnera dans des endroits qu’il découvre. Bien qu’il ait plusieurs amitiés éphémères, il ne parvient pas à trouver l’âme sœur, probablement parce que ce rôle est occupé par Marlène. Quand Dérrick rencontre Rafaël, lors d’un événement aussi fortuit que malheureux, le coup de foudre est aussi évident que la trahison à sa fidélité à l’endroit de sa sœur.

Revenons à cette dernière, à l’époque où elle fréquenta Rifqi dont elle eut un enfant. Ils se sont rencontrés dans un contexte professionnel, elle photographe, lui agent d’immeuble ayant recours à ses services. Il y a une très grande liberté et une vérité assumée dans leur relation. Ainsi, Marlène connaît l'état matrimonial de Rifqi, sachant que Tarini, son épouse, acceptera l’enfant qu’il lui a fait et l’accueillera comme si c’était le sien. C’est d’ailleurs à Singapour, ville d’origine de Rifqi et des siens, que Marlène terminera sa grossesse et accouchera.

Lorsqu’elle rentre chez ses parents avec compagnon et enfant, elle est accueillie à bras ouverts à un moment charnière pour les siens comme pour elle-même. Zahra, le poupon, devient le centre d’attraction de la cellule familiale. Cela permet à Marlène de joindre un groupe d’amies avec lesquelles elle a étudié la photo et qui se sont regroupées en une coopérative de création artistique. Auprès d’elles, elle prépare une exposition des nombreuses photos qu’elle a prises aussi bien à Vancouver que lors de ses voyages, notamment à Singapour, et de ses observations de la décadence de l’environnement. Un jour que son père Raymond la visite à l’atelier, il lui conseille de toujours barrer la porte d’entrée de l’édifice où elle travaille, la faune hétéroclite du quartier ne lui inspirant pas confiance.

Les engagements de Marlène, ceux de sa mère ou de son père nous guident vers une chute improbable accentuée par le retour de Dérrick avec ce compagnon de vie tant espéré et, bien évidemment, le terrible événement qui bouleverse la vie de Marlène et des siens.

Simone Chaput réussit à créer un univers complexe grâce à des personnages aux caractères fortement typés et aux interactions qu’ils favorisent dans un univers complexe. Si, d’entrée de jeu, il faut s’approprier la grille narrative de l’autrice en faisant confiance à l’élan initial, nous n’en sommes pas moins récompensés par une aventure littéraire originale qui nous sort des trames classiques. C’est là, à mon avis, une expérience qui mérite qu’on saisisse.

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