Simone Chaput
Les mangeurs d’ortolans
Montréal, Leméac, 2023, 224 p.,
25,95 $.
L’éphémère d’aujourd’hui vs le durable d’hier
D’aussi loin que je me souvienne, le mot ortolan me fascinait sans que j’en connaisse la signification. Si bien que Les mangeurs d’ortolans, un roman de Simone Chaput, m’a interpelé et que j’ai voulu savoir qui sont ces gens attirés par cette « variété de bruants à gorge jaune d’Europe méridionale, très estimée pour sa chair délicate » et qu’on appelle au Québec alouette cornue, une espèce menacée.
La romancière nous propose une
histoire aussi délicate que le volatile, un récit familial polyphonique en six
tableaux, chacun comptant plusieurs séquences animées consécutivement par les quatre
membres de la famille Braudel – Raymond, Carmen, Marlène et Dérrick – ou, parfois,
par une voix hors champ familière de l’univers propre à chacun des personnages
et de leur entourage. De plus, chaque tableau se termine par un extrait d’une
pièce de théâtre intitulée Les mangeurs d’ortolans qu’écrit Carmen et qu’elle
envoie à Maxime Delaye, un critique dramatique aussi passionné de ce qu’elle
écrit que d’elle-même.
L’exercice de style – oui, c’en
est bien un – de faire évoluer la trame sur des voies parallèles tracées par les
membres d’une même famille dont les intérêts, aussi distincts les uns des
autres soient-ils, se croisent, se décroisent et s’entrecroisent.
Tout débute par le choix que font
Carmen et Raymond de vivre littéralement hors de la civilisation, une sorte de
minimalisme assumé auquel ils feront constamment référence, même après être
revenus à un quotidien plus urbain, autant pour le mieux être de leur fils
Dérrick que de leur fille Marlène, mais aussi pour permettre à Carmen d’embrasser
sa carrière de comédienne, puis d’autrice dramatique.
Ce temps passé – celui de l’enfance
de Marlène et de son frère ou des engagements professionnels de Carmen – est l’époque
de référence à laquelle chaque personnage est relié par un cordon invisible
alors que le temps présent, celui raconté, est en constante évolution, parfois en
tourbillonnant.
Lorsque Raymond raconte, véritable
pater familias dont l’autorité est plus philosophique que réelle, on comprend
qu’il a une vision périphérique de tout ce qui se passe aussi bien à la maison
qu’à l’étranger où ses enfants se sont un jour retrouvés. Sa fréquentation de
la nature, il est garde-forestier, semble le rendre plus zen, si bien que, quels
que soient les tracas auxquels il est confronté, il parvient à les résoudre avec
une certaine sagesse, à l’exception de l’ultime malheur dont sa fille est victime.
N’anticipons pas.
Parlant de Marlène, sa
participation au chant choral relate un dialogue qu’elle entretient avec Docteure
Cazenave, la psychiatre qui l’accompagne dans le processus de guérison d’un viol
dont elle a été victime, tout en lui permettant de mettre en perspective les
événements marquants précédents et suivants ce drame. La démarche de la thérapeute
n’a pas toujours l’heur de plaire à Marlène, mais elle adhère petit à petit à
ce protocole et à l’éclairage périphérique que la thérapie jette sur l’importance
relative de certains détails de sa vie que Docteure Cazenave résume ainsi :
« Les émotions fortes sont épuisantes. Elles nous mûrissent, nous
aguerrissent, nous ouvrent tout grands les yeux. Elles nous secouent tant qu’elles
changent en permanence notre vision du monde. » (140)
Malgré tout, c’est l’absence de son
frère et leur connivence que Marlène regrette le plus. Ce vide est encore plus intense
pour Dérrick qui a choisi une vie de nomade au loin sans que ses parents le sachent.
Sa participation à la narration du roman est toujours sous la forme des pages d’un
journal intime – avec date, nom de lieu, événement(s), rencontre(s), etc. – qu’il
adresse à sa complice de sœur. Le jeune homme nous fait voyager en Amérique du
Sud et rencontrer diverses gens qui l’accompagneront ou qu’il accompagnera dans
des endroits qu’il découvre. Bien qu’il ait plusieurs amitiés éphémères, il ne
parvient pas à trouver l’âme sœur, probablement parce que ce rôle est occupé par
Marlène. Quand Dérrick rencontre Rafaël, lors d’un événement aussi fortuit que
malheureux, le coup de foudre est aussi évident que la trahison à sa fidélité à
l’endroit de sa sœur.
Revenons à cette dernière, à l’époque
où elle fréquenta Rifqi dont elle eut un enfant. Ils se sont rencontrés dans un
contexte professionnel, elle photographe, lui agent d’immeuble ayant recours à
ses services. Il y a une très grande liberté et une vérité assumée dans leur relation.
Ainsi, Marlène connaît l'état matrimonial de Rifqi, sachant que Tarini, son
épouse, acceptera l’enfant qu’il lui a fait et l’accueillera comme si c’était
le sien. C’est d’ailleurs à Singapour, ville d’origine de Rifqi et des siens, que
Marlène terminera sa grossesse et accouchera.
Lorsqu’elle rentre chez ses parents
avec compagnon et enfant, elle est accueillie à bras ouverts à un moment
charnière pour les siens comme pour elle-même. Zahra, le poupon, devient le
centre d’attraction de la cellule familiale. Cela permet à Marlène de joindre
un groupe d’amies avec lesquelles elle a étudié la photo et qui se sont
regroupées en une coopérative de création artistique. Auprès d’elles, elle prépare
une exposition des nombreuses photos qu’elle a prises aussi bien à Vancouver
que lors de ses voyages, notamment à Singapour, et de ses observations de la
décadence de l’environnement. Un jour que son père Raymond la visite à l’atelier,
il lui conseille de toujours barrer la porte d’entrée de l’édifice où elle travaille,
la faune hétéroclite du quartier ne lui inspirant pas confiance.
Les engagements de Marlène, ceux
de sa mère ou de son père nous guident vers une chute improbable accentuée par le
retour de Dérrick avec ce compagnon de vie tant espéré et, bien évidemment, le
terrible événement qui bouleverse la vie de Marlène et des siens.
Simone Chaput réussit à créer un univers complexe grâce à des personnages aux caractères fortement typés et aux interactions qu’ils favorisent dans un univers complexe. Si, d’entrée de jeu, il faut s’approprier la grille narrative de l’autrice en faisant confiance à l’élan initial, nous n’en sommes pas moins récompensés par une aventure littéraire originale qui nous sort des trames classiques. C’est là, à mon avis, une expérience qui mérite qu’on saisisse.
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