Abla Farhoud
Havre-Saint-Pierre
Montréal, VLB, 2023, 164 p., 22,95 $.
En hommage à Abla Farhoud
Je ne remercie jamais assez les
attachées de presse des maisons d’édition. L’occasion est belle au moment où je
vous propose Havre-Saint-Pierre, roman posthume de l’écrivaine et dramaturge
Abla Farhoud, car, sans Simone S., je serais passé à côté d’une autrice qui a mis
en mots sa culture libanaise et mis en perspective les aléas de l’immigration.
Merci madame Sauren de vos conseils littéraires qui s’arriment à ma curiosité,
élargissent mes horizons et enrichissent ma culture.
Havre-Saint-Pierre, l’ultime
récit d’Abla Farhoud décédée en décembre 2021, est un « road trip »,
un huis clos durant lequel les frères Karam et Farid sont en route pour Havre-Saint-Pierre,
cette municipalité de la Côte-Nord où leur mère, leur sœur Salwa et Farid, le cadet
de la fratrie, ont atterri contre toute logique de l’époque, alors que Karam, l’aîné,
est demeuré au Liban.
La romancière a choisi de faire
de ce récit une polyphonie où chacun des principaux personnages – Karam, Fadid
et Salwa – va relater les événements marquants de leur existence et, ce
faisant, en soulignant leur identité dans et sur la vie familiale dont la détermination
de leur mère et le nomadisme de leur père sont les points d’ancrage.
Omar-Karam est un homme de peu de
mots, mais riche d’une vie intérieure alimentée par les élans philosophiques que
l’existence lui a imposés. Né dans le même village que les autres membres de la
fratrie, son enfance et son adolescence n’ont rien à voir avec les leurs. L’aîné
a vite appris à jouer son rôle d’aîné, leur père n’ayant de cesse de faire des
allers-retours entre l’Amérique et le Liban, revenant le temps de faire un
enfant. Il y a aussi que leur mère et lui ne faisaient pas bon ménage, car elle
le houspillait à la moindre occasion.
L’histoire du couple que
formaient les parents, éduqués dans des traditions millénaires, ne fut jamais
un long fleuve tranquille. La mère n’avait d’autre choix que d’exercer une
forme de matriarcat, sans les droits des hommes, mais avec des devoirs supplémentaires
imposés par l’absence du père. L’aîné devenait ainsi son bouc émissaire de prédilection.
Au décès de l’époux, les
contingences sociales donnaient peu de choix à l’épouse, sinon d’aller refaire
sa vie et celle de ses enfants à ailleurs, loin des diktats des hommes. Un exemple
de cette soumission est bien l’absence des savoirs basiques tels lire, écrire
ou compter. Or, cette mère avait appris un mot et un chiffre à la fois, sans laisser
paraître qu’elle outrepassait les lois sociales.
Le père disparu, l’équilibre
fragile de l’univers de Karam, Fadid et Salwa est compromis. Avec leur mère, ils
devaient rapidement quitter le village, mais ne pouvaient habiter dans une
autre, question d’organisation sociale d’une région à une autre. Pire, il était
impensable qu’elle dirige l’exploitation agricole même après l’avoir tenue à bout
de bras en l’absence de son mari. Elle choisit donc l’Amérique où s’étaient
installés d’autres membres de sa famille. Cette décision était cependant assortie
du devoir d’assurer un éventuel retour au pays, c’est pourquoi elle obligea Karam
à rester au Liban afin d’entretenir la propriété familiale.
C’est ce à quoi Karam réfléchit
durant le voyage vers Havre-Saint-Pierre. Ce faisant, il tend la toile sur laquelle
Fadid projettera ses propres souvenirs et sa vision de la vie de sa famille.
Si Karam regarde son passé comme
s’il s’agissait d’un verre à demi vide, son cadet le considère comme à demi
plein. Pessimiste et optimiste pourrait-on conclure, ce qui serait sans les nuances
du caractère de chacun et sans tenir compte de leurs personnalités fort différentes.
Fadid a connu une enfance et une
adolescence nettement plus facile que son aîné; il n’avait d’autres
responsabilités que s’occuper de lui-même, encouragé par leur mère. Par exemple,
à Havre-Saint-Pierre, il n’avait qu’à étudier, jouer avec ses amis et faire ce
qui lui plaisait. Il faut dire qu’après leur arrivée au Québec, leur mère ne
resta pas les bras croisés, mais, pour une raison inconnue, elle s’éloigna des
autres membres de sa famille vivant ici. Elle ouvrit un magasin général et
travailla sans cesse pour entretenir ses enfants, même Karam à qui elle
envoyait régulièrement de l’argent pour qu’il puisse veiller sur la propriété
familiale au Liban sans avoir de soucis financiers.
Fadid, lorsqu’il revenait sur la
terre ancestrale, y était considéré comme un étranger puisqu’il parlait peu ou
pas arabe. Au Québec, il n’a jamais connu une telle discrimination, son plus
grand ami québécois l’ayant accueilli en lui demandant simplement de jouer avec
lui. C’est lors d’un séjour au Liban qu’il connut celle qu’il allait épouser. Cette
dernière est déjà une amie de l’épouse de Karam, les deux femmes ayant une
image périphérique plus complète de l’histoire familiale de leur conjoint qu’eux-mêmes.
Fadid songe à la santé de plus en
plus fragile de Salwa, leur sœur, et revoit le désarroi dans lequel cela
plongeait leur mère. Cela justifie le télégramme que cette dernière adressa à
Karam pour qu’il s’amène très rapidement au Québec avant que sa sœur ne décède.
C’était il y a 50 ans et Karam n’est jamais retourné à Havre-Saint-Pierre.
Pourquoi? Tous les personnages tentent de répondre sans y parvenir de façon satisfaisante.
La clé expliquant le fragile équilibre
de cette fratrie se trouve dans le troisième volet du roman. Salwa exprime de l’au-delà
son point de vue sur sa famille et révèle son ressenti personnel. Les onze brèves
séquences émergent d’un non-dit existentiel, car la timidité de la jeune femme
et son désir de ne pas déplaire, à sa mère d’abord, ont grandi dans son âme et
conscience jusqu’à devenir un cancer du silence. Abla Farhoud a insufflé dans
le personnage de Salwa une force vive qui bouillonne en elle comme un geyser
jaillissant en son for intérieur, brûlant tout sur son passage.
Salwa répète d’une séquence à l’autre
qu’elle est morte à maintes reprises : après les départs et retours de son
père, après le décès de celui-ci, dans sa relation en dents de scie avec sa
mère qu’elle en vient à admirer après lui avoir reproché d’avoir quitté Bir-Barra
et d’y avoir laissé son frère Karam. À Havre-Saint-Pierre, elle développe petit
à petit un respect affectueux envers celle qui a repris son nom de Wajiha El
Wahid et dont elle connaît l’engagement pour gagner la place qu’elle méritait
dans la société libanaise, puis québécoise, une féministe avant l’heure comme
le fut la grand-mère Mélikah Abdelmoumen qui la raconte dans Les engagements
ordinaires. (Atelier 10, 2023).
Salwa ira très brièvement à l’école,
laissant son frère Fadid se scolariser comme le voulaient les traditions
ancestrales, et ce même si sa mère l’incitait à étudier. Sans le dire, elle
comprenait une des contradictions de sa mère, ce qui ne l’empêchait pas de s’instruire
par elle-même tout en travaillant au commerce familial.
Sa santé s’altère, elle dépérit
de jour en jour. Elle comprend la gravité de son état quand Karam, son frère
aîné, arrive à son chevet, qu’elle décide de lâcher prise et de mourir dans ses
bras.
Abla Farhoud laisse en héritage une
fiction émouvante grâce à des personnages dont la personnalité emprunte à des archétypes
socioculturels libanais qui, tout en s’intégrant sans difficulté majeure à la
société québécoise, craignent malgré tout d’être assimilés. C’est pourquoi les
deux frères sont retournés au Liban pour se marier, que pour l’un l’arable est
demeuré sa première langue et le français sa langue seconde et l’inverse pour l’autre.
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