mercredi 6 décembre 2023

Jacques Brault

À jamais, avec onze dessins de l’auteur, préface d’Emmanuelle Brault et Paul Bélanger

Montréal, Noroît, 2023, 104 p., 20,95 $ (papier), 15,99 $ (numérique).

Pour saluer Jacques Brault

Le 18 février 1976, je publiais une première chronique littéraire dans Le Richelieu, cet hebdo où Rina Lasnier avait timidement débuté sa carrière. Ce texte était consacré à Chemin faisant (La Presse, 1975; Boréal, 1995), un recueil d’essais brefs écrits par Jacques Brault (1933-2022) – écrivain et universitaire réputé – que j’allais rencontrer quelques mois plus tard dans le cadre d’une fête de la littérature se déroulant dans notre ville, Saint-Jean-sur-Richelieu.

Au fil des ans, je proposai la lecture d’une dizaine de recueils de poésie que Jacques Brault a fait paraître aux éditions du Noroît. Un an après son décès, la même maison d’édition publie À jamais, recueil posthume préparé par l’écrivain lui-même et accompagné de onze de ses dessins, ce médium qu’il a beaucoup pratiqué durant ses dernières années de vie : – « … crayons de couleur constitueront dorénavant ses outils de création ». Le recueil est préfacé par Emmanuelle Brault, fille du poète, et Paul Bélanger, poète et longtemps éditeur au Noroît.

Le prologue d’un livre est comme une barge nous amenant vers l’univers de l’écrivaine ou de l’écrivain. Les préfaciers sont ainsi des passeurs qui nous préparent à l’abordage d’une œuvre à laquelle ils ont été associés par l’auteur lui-même. L’avant-dire du Brault posthume se résume ici : « Ce petit livre n’ajoute-t-il pas à l’édifice des poèmes-témoins, convoquant amis, poètes et formes anciennes et aphoristiques? »

Un mot pour rappeler qu’Emmanuelle Brault – prénom qui n’est pas sans rappeler l’Emmanuelle de Gaston Miron dont Brault fut un des premiers défenseurs et à qui on doit "Miron le magnifique" – a publié Dans les pas de nulle part : parcours de l’œuvre de Jacques Brault (Leméac, 2019), un incontournable essai ne serait-ce que parce que l’autrice est si près de l’espace natal des écritures de son père, de ses forces et de ses failles en les exposant sans les juger.

Avant de lire À jamais, je suis revenu à la source de l’art poétique de Jacques Brault en lisant pour la nième fois Mémoire, son premier recueil paru en 1965 et repris dans Poèmes (Éditions du Noroît, coll. « Ovale », 2000), une rétrospective des livres parus de 1965 à 1975. Je notais alors que c’est d’abord en faisant connaître l’œuvre d’autres poètes, dont Saint-Denys-Garneau et Gaston Miron, qu’il gravit le sentier qui a conduit à la reconnaissance de sa propre œuvre de poète, de romancier, de dramaturge et d’essayiste. En relisant l’anthologie de l’an 2000, je me suis laissé encore séduire par la simplicité de mots auxquels le poète donne une fraîcheur nouvelle. J’y ai aussi noté un dépouillement semblable à celui d’Anne Hébert dans la plénitude de ses derniers ouvrages.

Ce même livre comporte une préface de l’écrivaine Louise Dupré intitulée « La fragilité de vivre ». J’ai eu la tentation de vous proposer l’entièreté de ce texte tellement il résume admirablement bien non seulement les recueils rassemblés dans ce livre, mais aussi les cinq poèmes d’À jamais comme si l’analyse et la réflexion de Louise Dupré étaient prémonitoires de ce que Brault allait écrire.

À jamais, dédié à Madeleine, son épouse en-allée, n’est pas sans rappeler que c’est « paradoxalement dans l’espace clos de la maison que se produit, dans les recueils de Jacques Brault, une ouverture à l’autre qui fait qu’on s’approche de soi. Pour le poète, l’amour n’est ni désir de fusion ni fantasme de retour au Paradis perdu. Celui qui dit "Je t’aime seul et déserté de moi-même" accepte qu’il soit séparé. L’amour n’apporte pas la rédemption; tout au plus agit-il comme révélateur de notre propre désert intérieur. »

L’amour, certes, mais se lovant au cœur de la poésie considérée comme un mode de vie. En entrevue à Jean Royer en 1979, Brault confie : « Pour moi, la poésie dépasse la littérature et la déborde. La place du poème dans la vie fondamentale, primordiale. Le poème peut prendre toutes sortes de formes, d’allées et de venue… Le poème peut être chant et célébration, mais il est aussi ce qui donne sens: un sens au moins fondateur. La fonction poétique est d’ordre primordial comme la fonction nutritive ou la fonction de reproduction. »

Cette façon d’appréhender la poésie est aussi présente dans Dans la nuit du poème (Noroît, 2011), un essai de Brault qui interroge : qui a peur de la poésie craint aussi ce que la littérature lui propose, car la poésie est l’alpha et l’oméga de toutes les formes d’écriture. Ce qui parfois nous égare, c’est qu’on laisse croire que tout discours est poétique. Les poèmes en prose de Baudelaire ont, entre autres, ouvert la route à un libre arbitre qui a parfois mené à un cul-de-sac au niveau des formes. Mais alors, où se terre la poésie? Quelle est sa matière? Doit-elle dire ou évoquer? Ce sont là quelques questions que l’écrivain Brault aborde en encourageant notre propre réflexion sur ce qu’est la matière et les formes de la poésie.

À jamais, l’ultime recueil, n’est-il pas la conclusion à la démarche poétique que Jacques Brault a engagée depuis ses tout premiers vers et même avant lorsqu’il se penchait sur l’œuvre d’autres poètes? Si les cinq suites et les onze dessins qui les accompagnent sont autant de regards intimes jetés sur le panorama de toute une vie, j’avoue avoir été particulièrement ému par « Clartés nocturnes », notamment par cette strophe : « Le sens poétique et la justesse (et la justice…) du poème. De sa langue offerte à tous, il insinue que le monde est autre à même son accessibilité courante. Ainsi l’ineffable concrétion de Paul-Marie Lapointe : "tu ne mourras pas un oiseau portera tes cendres." » Et je pourrais continuer jusqu’à la dernière ligne de ce dit.

À jamais parait simultanément avec l’intégrale de l’œuvre de Jacques Brault aux Presses de l’Université de Montréal dans la collection « Bibliothèque du Nouveau Monde », parfois appelé « La Pléiade » québécoise en référence à la collection des Éditions Gallimard. C’est là une indiscutable consécration de l’esthétique et de la sociabilité du grand homme demeuré fidèle à ses engagements, auprès des siens, de sa garde rapprochée à ses plus lointains collègues comme l’illustre si bien À jamais.

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