jeudi 4 mai 2023

Michel Lord

Le bain

Bromont, de la Grenouillère, 2023, 88 p, 24,95 $

Prendre la vie à brasse-corps

La Révolution tranquille (années 1960) a amorcé le renouvellement social et politique du Québec et l’ensemble de ses impacts est encore difficile à mesurer. Chose certaine l’après-guerre et les années 1950 ont préparé l’avènement d’une société québécoise où l’Église et l’État sont des entités distinctes.

Michel Lord nous propose une incursion dans l’univers d’un jeune intellectuel s’affranchissant d’une « enfance à l’eau bénite » où tout ce qui n’entrait pas dans le moule d’un catholicisme strict et du vivre-ensemble duplessiste était mis au ban de la société. Ce voyage dans le temps est raconté dans les pages de la novella Le bain, alors que Philippe Bouvier est en quête de son identité.

Début des années 1970, le jeune homme n’en peut plus de se sentir à l’étroit dans son milieu de vie, notamment de l’ostracisme de sa mère refusant obstinément d’accepter l’homosexualité de son fils, car elle considère qu’il s’agit là d’un mal dont il doit se guérir. Son père, pour sa part, n’en fait pas toute une histoire et encourage son fils à poursuivre ses études aussi longtemps qu’il le voudra. La seule porte de sortie possible pour Philippe est de s’éloigner du giron familial, de s’inscrire à l’Université Laval et de s’installer, même très modestement, dans la capitale nationale.

Le romancier a confié à un narrateur omniscient de faire le récit, non seulement de raconter les événements et les péripéties tels qu’ils surviennent, mais aussi de jeter un regard périphérique sur l’ensemble d’un tableau spatiotemporel représentant le héros et son nouveau milieu de vie. Le propos est complété par des pages du journal intime de Philippe qui sont des arrêts sur des images et des réflexions du jeune homme à des moments précis de son apprentissage de la liberté et de ses diverses façons de l’appréhender.

À Québec, Philippe organise son quotidien entre les cours et les longues heures de lecture, de la mise en forme physique et des marches dans cette ville qu’il découvre. Un soir, il entre dans un bar achalandé, un livre de Flaubert sous le bras. Surmontant sa timidité, il demande à un garçon, dont la beauté le trouble, s’il peut s’asseoir à sa table. Aussi banale que cette rencontre puisse sembler, elle est déterminante pour lui et pour Frédéric Marceau. L’un étudie en lettres, l’autre en philosophie et l’auteur de Madame Bovary fait partie de leur fonds culturel respectif.

Cette conversation, l’alcool aidant, les rapproche jusque dans le lit de Frédéric. La narration de la relation amoureuse des deux jeunes gens est fort délicate et faite sur un ton idyllique. Même si leurs intérêts respectifs ne sont pas identiques, ils interagissent de façon positive en s’intéressant vraiment à celui de l’autre, l’amour aidant.

Les relations de Philippe et de ses parents ne sont pas différentes depuis son départ, mais le déni de sa mère qui l’a presque conduit jusqu’au suicide ne l’affecte plus. Quant à son père, il continue à payer ses études et le nécessaire à sa vie quotidienne. On n’est donc pas surpris que ce soit dans la famille de Frédéric que les garçons passent l’été suivant leur année universitaire. Le père de ce dernier est architecte, la mère psychiatre; il compte un frère de 18 ans et deux sœurs, dont l’aînée, Mireille, a 16 ans. Un soir que cette dernière est sortie avec son amie Carole, elle ne rentre pas. L’inquiétude de tous est vive, les forces de l’ordre sont avisées. Il faut trois jours avant de retrouver « son corps, mutilé, violé, étranglé. » La peine des Marceau est incommensurable et sème un état de léthargie sur les amoureux, si bien que le reste des vacances va à vau-l’eau.

Ce climat délétère règne au-dessus d’eux l’année universitaire durant, si bien que Philippe et Frédéric décident de voyager en Europe l’été suivant. Ils iront de découverte en découverte comme s’ils étaient transportés dans des univers où leurs lectures les avaient projetés. La rencontre du professeur Maurice Lévy, spécialiste du roman gothique anglais, au musée Gustave-Moreau sera un moment marquant de leur séjour. Souvenons-nous ici que Michel Lord fut et demeure professeur émérite de littérature de l’Université de Toronto, expert du roman gothique québécois (1837-1860), du discours fantastique et de la nouvelle littéraire.

Leur voyage, jusque là au-delà de leurs espérances, se termine abruptement quand Philippe éprouve un malaise jugé inquiétant par le médecin consulté, ce qui les oblige à rentrer prématurément au Québec. Le nouveau diagnostic rassure, car il s’agissait d’un trouble gastrique, sérieux mais passager, occasionné par les abus alimentaires.

Philippe et Frédéric s’installent dans un appartement rénové du Vieux-Québec alors qu’ils entreprennent leur dernière année universitaire avant de décider de la suite des choses, en ce début des années 1970.

Le premier extrait du journal de Philippe date de septembre 1971, il relate les relations avec ses parents, son frère et ses deux sœurs avant qu’il s’installe à Québec et rencontre Frédéric. Terminant leur premier cycle de leurs études universitaires, Frédéric décide de continuer à la maîtrise et son compagnon de vaquer à d’autres activités, pour un temps du moins. C’est dans ce contexte qu’ils décident de mettre leur appartement au profit d’une commune et d’y accueillir, en ce printemps 1972, d’autres jeunes gens en quête de liberté. « La nouvelle commune prit des allures de petite industrie culturelle. Tous sortaient d’une université québécoise, tous voulaient écrire, être journaliste, romancier, dramaturge. Chacun était poète, artiste à sa façon. On avait aussi l’impression d’être sur une lancée vers l’indépendance politique. »

Le rythme de la novella s’accélère avec l’arrivée de nouveaux personnages – Hector Nantel étudiant de science politique, Antoine Hébert jeune peintre; Élisabeth Védrine passionnée de science-fiction ainsi que Jean Savard, Claude Grignon et Esther Richer – et la mise en chantier de Regain Québec, une revue littéraire et politique mensuelle.

La vie du groupe et ses aléas ne se font pas sans heurt, chacun ayant une personnalité forte. Il y a, entre autres, la question financière du projet dont le peintre Hébert est la principale source et il demande un rôle plus important au sein de l’équipe éditoriale. Si des désaccords surviennent, ils sont vite identifiés et réglés dans la bonne entente. Quant aux relations sentimentales, il y a un peu de jalousie affective, mais, au fil du temps, deux couples se forment et célèbrent leur mariage dans le logement.

Du côté de Philippe et Frédéric, une certaine habitude teintée de lassitude s’installe. Frédéric va à ses cours et son compagnon est plus casanier. Une rencontre imprévue met à mal le couple et oblige Philippe d’imaginer à plus longue vue sa vie personnelle et amoureuse, de sortir de la torpeur de l’habitude.

La vie du groupe et la réalisation du premier numéro de la revue se poursuivent jusqu’à son lancement, le 15 décembre 1972. Le romancier raconte avec précision les sujets qui y sont abordés, selon l’intérêt de chacune et chacun. À cette époque où la littérature québécoise est en plein essor, la tendance médiatique est déjà de s’intéresser presque uniquement aux nouveautés et de laisser derrière les autres œuvres, même récentes. Cette modernité à tout prix n’est pas dans les cartons de Regain Québec qui, s’il ne néglige pas les parutions récentes, se concentre plus sur des ouvrages du passé. Inutile de dire que cette ligne éditoriale ne plaît pas à tous les commentateurs qui vont de l’éloge au dénigrement.

Le Noël de cette année-là se passe à Chicoutimi, la famille Marceau étant encore dans la grande tristesse laissée par la mort de Mireille. L’enquête pour retrouver son meurtrier suspendue, Frédéric et son compagnon passent au peigne fin l’espace où le corps de la jeune femme fut trouvé. Leur détermination porte fruit, ils trouvent un gant de motocycliste, en informent la police; Carole Lamoureux, l’amie de la regrettée Mireille, est à nouveau convoquée et elle reconnaît avoir tu le nom d’un garçon très violent qui fréquentait les deux filles. Le gant et cette révélation suffisent pour que les policiers rencontrent le suspect qui finit par avouer son crime.

Regain Québec paraît à nouveau. Les critiques sont plus acérées, mais ne découragent pas ses artisans qui projettent d’en faire un trimestriel et d’en équilibrer le contenu au goût du jour. Le passage du temps et l’entrée de plain-pied de quotidien des adultes auront raison du périodique, chacune chacun partant dans une direction choisie.

Michel Lord partage, dans cet opus, l’univers d’une jeunesse née au cœur de la Révolution tranquille et qui apprend à vivre en dehors des diktats de l’Église et de ce qu’il est convenu d’appeler l’ère de la Grande noirceur. Fort de sa grande connaissance et de sa riche expérience de la nouvelle littéraire, il a construit une novella dont les personnages et les péripéties qu’ils vivent sont à l’image d’un monde et d’une époque dont le 21e siècle est tributaire. Malgré tout, plusieurs sujets abordés sont encore en pleine effervescence, dont celle de la diversité.

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