Michel Lord
Le bain
Bromont, de la Grenouillère,
2023, 88 p, 24,95 $
Prendre la vie à brasse-corps
La Révolution tranquille (années 1960) a amorcé le renouvellement social et politique du Québec et l’ensemble de ses impacts est encore difficile à mesurer. Chose certaine l’après-guerre et les années 1950 ont préparé l’avènement d’une société québécoise où l’Église et l’État sont des entités distinctes.
Michel Lord nous propose une
incursion dans l’univers d’un jeune intellectuel s’affranchissant d’une « enfance
à l’eau bénite » où tout ce qui n’entrait pas dans le moule d’un
catholicisme strict et du vivre-ensemble duplessiste était mis au ban de la
société. Ce voyage dans le temps est raconté dans les pages de la novella Le
bain, alors que Philippe Bouvier est en quête de son identité.
Début des années 1970, le jeune
homme n’en peut plus de se sentir à l’étroit dans son milieu de vie, notamment
de l’ostracisme de sa mère refusant obstinément d’accepter l’homosexualité de
son fils, car elle considère qu’il s’agit là d’un mal dont il doit se guérir.
Son père, pour sa part, n’en fait pas toute une histoire et encourage son fils
à poursuivre ses études aussi longtemps qu’il le voudra. La seule porte de
sortie possible pour Philippe est de s’éloigner du giron familial, de s’inscrire
à l’Université Laval et de s’installer, même très modestement, dans la capitale
nationale.
Le romancier a confié à un narrateur
omniscient de faire le récit, non seulement de raconter les événements et les
péripéties tels qu’ils surviennent, mais aussi de jeter un regard périphérique
sur l’ensemble d’un tableau spatiotemporel représentant le héros et son nouveau
milieu de vie. Le propos est complété par des pages du journal intime de
Philippe qui sont des arrêts sur des images et des réflexions du jeune homme à
des moments précis de son apprentissage de la liberté et de ses diverses façons
de l’appréhender.
À Québec, Philippe organise son
quotidien entre les cours et les longues heures de lecture, de la mise en forme
physique et des marches dans cette ville qu’il découvre. Un soir, il entre dans
un bar achalandé, un livre de Flaubert sous le bras. Surmontant sa timidité, il
demande à un garçon, dont la beauté le trouble, s’il peut s’asseoir à sa table.
Aussi banale que cette rencontre puisse sembler, elle est déterminante pour lui
et pour Frédéric Marceau. L’un étudie en lettres, l’autre en philosophie et l’auteur
de Madame Bovary fait partie de leur fonds culturel respectif.
Cette conversation, l’alcool
aidant, les rapproche jusque dans le lit de Frédéric. La narration de la relation
amoureuse des deux jeunes gens est fort délicate et faite sur un ton idyllique.
Même si leurs intérêts respectifs ne sont pas identiques, ils interagissent de
façon positive en s’intéressant vraiment à celui de l’autre, l’amour aidant.
Les relations de Philippe et de
ses parents ne sont pas différentes depuis son départ, mais le déni de sa mère
qui l’a presque conduit jusqu’au suicide ne l’affecte plus. Quant à son père,
il continue à payer ses études et le nécessaire à sa vie quotidienne. On n’est
donc pas surpris que ce soit dans la famille de Frédéric que les garçons
passent l’été suivant leur année universitaire. Le père de ce dernier est
architecte, la mère psychiatre; il compte un frère de 18 ans et deux sœurs, dont
l’aînée, Mireille, a 16 ans. Un soir que cette dernière est sortie avec son
amie Carole, elle ne rentre pas. L’inquiétude de tous est vive, les forces de l’ordre
sont avisées. Il faut trois jours avant de retrouver « son corps, mutilé,
violé, étranglé. » La peine des Marceau est incommensurable et sème un état
de léthargie sur les amoureux, si bien que le reste des vacances va à vau-l’eau.
Ce climat délétère règne
au-dessus d’eux l’année universitaire durant, si bien que Philippe et Frédéric
décident de voyager en Europe l’été suivant. Ils iront de découverte en découverte
comme s’ils étaient transportés dans des univers où leurs lectures les avaient projetés.
La rencontre du professeur Maurice Lévy, spécialiste du roman gothique anglais,
au musée Gustave-Moreau sera un moment marquant de leur séjour. Souvenons-nous ici
que Michel Lord fut et demeure professeur émérite de littérature de l’Université de
Toronto, expert du roman gothique québécois (1837-1860), du discours fantastique
et de la nouvelle littéraire.
Leur voyage, jusque là au-delà de
leurs espérances, se termine abruptement quand Philippe éprouve un malaise jugé
inquiétant par le médecin consulté, ce qui les oblige à rentrer prématurément
au Québec. Le nouveau diagnostic rassure, car il s’agissait d’un trouble gastrique,
sérieux mais passager, occasionné par les abus alimentaires.
Philippe et Frédéric s’installent
dans un appartement rénové du Vieux-Québec alors qu’ils entreprennent leur
dernière année universitaire avant de décider de la suite des choses, en ce
début des années 1970.
Le premier extrait du journal de Philippe
date de septembre 1971, il relate les relations avec ses parents, son frère et ses
deux sœurs avant qu’il s’installe à Québec et rencontre Frédéric. Terminant leur
premier cycle de leurs études universitaires, Frédéric décide de continuer à la
maîtrise et son compagnon de vaquer à d’autres activités, pour un temps du
moins. C’est dans ce contexte qu’ils décident de mettre leur appartement au
profit d’une commune et d’y accueillir, en ce printemps 1972, d’autres jeunes
gens en quête de liberté. « La nouvelle commune prit des allures de petite
industrie culturelle. Tous sortaient d’une université québécoise, tous
voulaient écrire, être journaliste, romancier, dramaturge. Chacun était poète,
artiste à sa façon. On avait aussi l’impression d’être sur une lancée vers l’indépendance
politique. »
Le rythme de la novella s’accélère
avec l’arrivée de nouveaux personnages – Hector Nantel étudiant de science
politique, Antoine Hébert jeune peintre; Élisabeth Védrine passionnée de
science-fiction ainsi que Jean Savard, Claude Grignon et Esther Richer – et la
mise en chantier de Regain Québec, une revue littéraire et politique mensuelle.
La vie du groupe et ses aléas ne
se font pas sans heurt, chacun ayant une personnalité forte. Il y a, entre autres,
la question financière du projet dont le peintre Hébert est la principale
source et il demande un rôle plus important au sein de l’équipe éditoriale. Si des
désaccords surviennent, ils sont vite identifiés et réglés dans la bonne
entente. Quant aux relations sentimentales, il y a un peu de jalousie
affective, mais, au fil du temps, deux couples se forment et célèbrent leur mariage
dans le logement.
Du côté de Philippe
et Frédéric, une certaine habitude teintée de lassitude s’installe. Frédéric va
à ses cours et son compagnon est plus casanier. Une rencontre imprévue met à
mal le couple et oblige Philippe d’imaginer à plus longue vue sa vie personnelle
et amoureuse, de sortir de la torpeur de l’habitude.
La vie du
groupe et la réalisation du premier numéro de la revue se poursuivent jusqu’à
son lancement, le 15 décembre 1972. Le romancier raconte avec précision les sujets
qui y sont abordés, selon l’intérêt de chacune et chacun. À cette époque où la littérature
québécoise est en plein essor, la tendance médiatique est déjà de s’intéresser
presque uniquement aux nouveautés et de laisser derrière les autres œuvres, même
récentes. Cette modernité à tout prix n’est pas dans les cartons de Regain
Québec qui, s’il ne néglige pas les parutions récentes, se concentre plus
sur des ouvrages du passé. Inutile de dire que cette ligne éditoriale ne plaît
pas à tous les commentateurs qui vont de l’éloge au dénigrement.
Le Noël de
cette année-là se passe à Chicoutimi, la famille Marceau étant encore dans la grande
tristesse laissée par la mort de Mireille. L’enquête pour retrouver son meurtrier
suspendue, Frédéric et son compagnon passent au peigne fin l’espace où le corps
de la jeune femme fut trouvé. Leur détermination porte fruit, ils trouvent un
gant de motocycliste, en informent la police; Carole Lamoureux, l’amie de la
regrettée Mireille, est à nouveau convoquée et elle reconnaît avoir tu le nom d’un
garçon très violent qui fréquentait les deux filles. Le gant et cette révélation
suffisent pour que les policiers rencontrent le suspect qui finit par avouer
son crime.
Regain
Québec paraît à nouveau. Les critiques sont plus acérées, mais ne
découragent pas ses artisans qui projettent d’en faire un trimestriel et d’en équilibrer
le contenu au goût du jour. Le passage du temps et l’entrée de plain-pied de quotidien
des adultes auront raison du périodique, chacune chacun partant dans une
direction choisie.
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