mercredi 17 mai 2023

Dany Leclair

Ces eaux qui me grugent

Montréal, Mains libres, coll. « Roman », 2023, 336 p., 33,95$.

Détourner le destin, conjurer le sort des anciens

Au mi-temps de la vie, que certains disent « crise de la quarantaine », on regarde dans le rétroviseur pour y voir des artefacts du passé qui pourraient être garants de l’avenir. C’est à un semblable exercice auquel s’adonne Christian dans Ces eaux qui me grugent, le plus récent roman de Dany Leclair. 

Comme toutes les images rétrovisées, celles de Christian Perreault (erreur orthographique du patronyme commise lors du baptême) jouent avec le champ de profondeur, les plus lointaines se confondant avec celles du temps présent. Parfois, c’est la réalité ambiante qui s’insère dans la fresque du passé familial, selon ce que la mémoire ou la tradition orale lui a transmis.

Le présent ici, c’est le 7 juin 2013, vers 20 heures. Ce n’est pas là un détail, mais le point d’ancrage à partir duquel irradient les 55 séquences qui suivent sous forme d’un diaporama. À première vue, on peut croire que l’écrivain a tracé un plan d’écriture résolument chronologique et qu’il a ensuite déplacé des péripéties en fragmentant leurs données spatiotemporelles en fonction de leurs rapports, directs ou imaginés, à l’inexorable 7 juin.

S’il y a un peu de cet exercice de style dans ce que le roman raconte, il y a surtout cette ligne directrice que suggère la citation de Christian Boltanski en exergue : « Toute une partie de mon activité, qui a été un combat tout à fait grotesque, a été de sauver cette petite mémoire et donc des choses tout à fait insignifiantes, mais qui nous font. »

Que se passe-t-il ce fameux 7 juin qui chamboule complètement la vie du narrateur et de sa petite famille? Rien de moins qu’une inondation dévastatrice qui rappelle celle de juillet 1996 au Saguenay où est d’ailleurs né l’écrivain Leclair. Femme et enfants sont en sécurité, alors que Christian a choisi de rester quelques heures de plus dans leur maison, leur oasis de paix qui est, ce jour-là, condamnée. Ces eaux qui me grugent du titre en est non seulement l’illustration, mais aussi l’effet que ces flots ont sur la vie du narrateur, car il doit, avant de rejoindre les siens, relire la longue histoire de sa famille qu’il a écrite, ce qu’il s’est promis de faire avant que son passé ne soit englouti par le torrent. Il doit aussi décider s’il conjurera ou non le mauvais sort qui s’est jeté sur sa santé.

« Ma belle braise sait que les prochaines heures seront pénibles. Depuis des mois, sinon des années, je la prépare à ce moment. Je lui ai cent fois répété l’importance symbolique de cette date. Elle sait à quel point cette nuit sera difficile, elle connaît le caractère sacré qu’elle revêt pour moi. Même sans les conséquences désastreuses de ce déluge inopiné, je redoutais cet instant. En fait, cette nouvelle épreuve, je l’appréhende inconsciemment depuis ma dernière chute, depuis la mort de Dédé. Grâce à la chaleur de Marie-Ève à mes côtés, j’aurai au moins pu bénéficier cette fois d’une période de paix, de répit. » (11)

On l’accompagne dans ce long exercice de remembrance dont les événements relatés sont comme des poupées gigognes éclatées dont le narrateur récupère chaque lambeau en prenant soin de les replacer dans l’ordre d’importance ou d’influence que chacun a eue sur les suivants.

Il en est ainsi de la rencontre avec sa tante Marianne, en septembre 2012. Les bribes de pages mal connues de l’histoire de sa famille paternelle qu’elle lui raconte, photos à l’appui, vont lancer son projet d’écriture lequel va l’amener à découvrir d’où il vient et où il va en faisant une analyse de l’ADN des hommes Perrault qui recèle un destin tragique.

Christian se souvient de la fête de Pâques 1983, la dernière réunion familiale à laquelle participe son père. À cette occasion, ce dernier s’adresse à la tablée : « Vous le savez, tout au long de notre vie, on doit prendre des décisions importantes, on doit faire des choix. Et ces choix-là, même si on ne le réaliste pas toujours sur le coup, ont des impacts sur notre vie et sur celle des autres. » (45) Joignant le geste à la parole, Marcel offre un livre à son fils : « Ce livre-là, mon gars, continue-t-il, c’est ton cadeau de fête en avance. Je le sais que c’est seulement dans quelques semaines, mais j’ai voulu te le donner tout de suite pour que toute la famille puisse le voir. Parce que pour moi, c’est vraiment important. C’est un livre précieux, qui va te permettre de ne jamais oublier. Je veux que tu le gardes toute ta vie. » (46) Même déçu, le garçon avoue que « c’est vraiment un bel objet, fabriqué avec soin. Au fil des pages, dans un lettrage orné d’enluminures, on découvre les neuf générations de Perrault qui m’ont précédé sur plus de trois cents ans. » On reconnaît là la signature de l’Institut Drouin, spécialiste québécois en généalogie familiale.

Christian réalise plus tard, presque trop tard, que ce présent était un message que son père lui adressait, laissant présager son propre décès qui allait survenir le 8 juin suivant, jour de son propre anniversaire. « Mon père a gâché pour toujours mon anniversaire, il s’est arrangé pour que je ne l’oublie jamais. » (55)

Le père de Christian est dès lors plus présent que jamais dans la vie de ce dernier, surtout au moment où il traverse de graves ennuis de santé qui l’obligent à s’arrêter. « Je me suis donné comme but de ranimer par l’écriture mes souvenirs, de reconstruire la présence de mon père auprès de moi [Christian avait 13 ans quand ce dernier est décédé]. Le réinventer. Tenter de lui redonner une existence, une texture…. Reconstruire mon passé ébréché. Inventer parfois pour combler certains trous. Accumuler les morceaux de mon père disparu, le rapiécer pour ramener son existence à la surface, pour refaire la trame de sa vie. Pour essayer de découvrir qui était véritablement cet homme qui se cachait derrière la façade du quotidien. Remonter jusqu’à mes origines les plus lointaines. Pour comprendre son histoire. Pour comprendre la mienne aussi, peut-être. » (64-65)

Le sérieux de son état de santé et l’inquiétude qu’il fait naître chez Christian, sans le partager même avec Sara-Ève, sa conjointe, est confirmé par le médecin; il s’agit d’une masse qui pousse près de grosses veines que les médicaments contrôlent, pour l’instant du moins. « Il faut juste apprendre à ralentir, être plus prudent. Pas évident quand on a couru toute sa vie. » (97)

Le pèlerinage littéraire qu’il a fait dans l’histoire de sa famille lui a entre autres appris qu’on meurt jeune chez les Perrault. « Et moi, là-dedans, qu’est-ce qui m’attend? J’ignore combien de temps il me reste. Et même s’il m’en reste. Après l’échec des derniers traitements, le médecin a parlé de quelques mois. Un an peut-être, deux si je suis chanceux. » (98)

Le récit de son enfance que fait Christian illustre son hyperactivité que rien ne semble pouvoir arrêter. Ainsi, lorsque son infirmière de mère travaille la nuit et dort le jour, Marcel, son père, doit régulièrement lui rappeler de ne pas faire de bruit. Il y a aussi cette fois où son père réparant la toiture de la maison familiale, l’enfant, laissé sans surveillance, s’aventure dans l’échelle jusqu’à ce que sa mère l’aperçoive, lance un cri et que son père, tentant de le retenir, tombe et se brise les deux chevilles.

Cet incident rappelle la fois où Marcel mit le pied sur un tesson de verre alors que la famille passe une journée agréable sur la rive d’un lac qui se termine de façon dramatique. Ces deux événements sont de ceux dont se souvient Christian parmi les éphémérides familiales qui sont autant de façons de rendre compte des misères et détresses des Perrault causées par le père de famille. Comment décrire le désarroi dans lequel l’existence sombre de ce dernier entraîne les siens? Depuis qu’il a quitté l’armée, Marcel Perreault est resté longtemps à ne rien faire, incapable de se trouver un emploi qui lui convienne. Puis, son emploi d’exterminateur lui fait retrouver un peu de dignité, suivi de l’achat d’une modeste demeure, « en déclin rouge ». Les accidents dont il fut victime l’ont néanmoins tenu loin du travail et, même s’il y retourne plus vite que les médecins lui conseillent, il lui doit accepter que, sans le salaire de son épouse, il ne peut faire vivre décemment sa famille.

Marcel Perrault est de ces gens pour qui le verre est toujours à demi vide et à qui la chance ne sourit jamais. Tant et si bien que son humeur peut changer en un instant, d’un commerce agréable il devient détestable, son intransigeance devenant insupportable. Cette schizophrénie, tendance paranoïaque, l’entraîne dans une existence de plus en plus sombre, ce que l’abus d’alcool ne fait qu’exacerber.

C’est cette relation toxique que le narrateur et personnage principal met en perspective, tout en traçant un portrait de la famille Perreault et de ses descendants. Il tente ainsi d’exorciser cette suite de malheurs transmise de père en fils, non seulement en en faisant la narration, mais en tentant d’en conjurer le sort en laissant aller cette maison qu’il affectionne dans le torrent et en choisissant de se battre contre cet autre mal qui le gruge. Il y parvient, comment et à quel prix? Dany Leclair le raconte mieux que quiconque grâce à l’humanisme qu’il a insufflé aux personnages qu’il a inventés et qui vont briser l’inexorable destin que la vie semble leur avoir imposé à perpétuité. L’espoir n’est alors plus un vœu pieux, car il se transforme en une réalité nouvelle.

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