Dany Leclair
Ces eaux qui me grugent
Montréal, Mains libres, coll. « Roman », 2023, 336
p., 33,95$.
Détourner le destin, conjurer le sort des anciens
Au mi-temps de la vie, que certains disent « crise de la quarantaine », on regarde dans le rétroviseur pour y voir des artefacts du passé qui pourraient être garants de l’avenir. C’est à un semblable exercice auquel s’adonne Christian dans Ces eaux qui me grugent, le plus récent roman de Dany Leclair.
Comme toutes les images rétrovisées, celles de Christian Perreault (erreur orthographique du patronyme commise lors du baptême) jouent avec le champ de profondeur, les plus lointaines se confondant avec celles du temps présent. Parfois, c’est la réalité ambiante qui s’insère dans la fresque du passé familial, selon ce que la mémoire ou la tradition orale lui a transmis.
Le présent ici, c’est le 7 juin
2013, vers 20 heures. Ce n’est pas là un détail, mais le point d’ancrage à
partir duquel irradient les 55 séquences qui suivent sous forme d’un diaporama.
À première vue, on peut croire que l’écrivain a tracé un plan d’écriture résolument
chronologique et qu’il a ensuite déplacé des péripéties en fragmentant leurs
données spatiotemporelles en fonction de leurs rapports, directs ou imaginés, à
l’inexorable 7 juin.
S’il y a un peu de cet exercice
de style dans ce que le roman raconte, il y a surtout cette ligne directrice que
suggère la citation de Christian Boltanski en exergue : « Toute une
partie de mon activité, qui a été un combat tout à fait grotesque, a été de sauver
cette petite mémoire et donc des choses tout à fait insignifiantes, mais qui
nous font. »
Que se passe-t-il ce fameux 7
juin qui chamboule complètement la vie du narrateur et de sa petite famille?
Rien de moins qu’une inondation dévastatrice qui rappelle celle de juillet 1996
au Saguenay où est d’ailleurs né l’écrivain Leclair. Femme et enfants sont en
sécurité, alors que Christian a choisi de rester quelques heures de plus dans
leur maison, leur oasis de paix qui est, ce jour-là, condamnée. Ces eaux qui
me grugent du titre en est non seulement l’illustration, mais aussi l’effet
que ces flots ont sur la vie du narrateur, car il doit, avant de rejoindre les
siens, relire la longue histoire de sa famille qu’il a écrite, ce qu’il s’est
promis de faire avant que son passé ne soit englouti par le torrent. Il doit
aussi décider s’il conjurera ou non le mauvais sort qui s’est jeté sur sa santé.
« Ma belle braise sait que
les prochaines heures seront pénibles. Depuis des mois, sinon des années, je la
prépare à ce moment. Je lui ai cent fois répété l’importance symbolique de
cette date. Elle sait à quel point cette nuit sera difficile, elle connaît le
caractère sacré qu’elle revêt pour moi. Même sans les conséquences désastreuses
de ce déluge inopiné, je redoutais cet instant. En fait, cette nouvelle
épreuve, je l’appréhende inconsciemment depuis ma dernière chute, depuis la mort
de Dédé. Grâce à la chaleur de Marie-Ève à mes côtés, j’aurai au moins pu
bénéficier cette fois d’une période de paix, de répit. » (11)
On l’accompagne dans ce long exercice
de remembrance dont les événements relatés sont comme des poupées gigognes éclatées
dont le narrateur récupère chaque lambeau en prenant soin de les replacer dans
l’ordre d’importance ou d’influence que chacun a eue sur les suivants.
Il en est ainsi de la rencontre avec
sa tante Marianne, en septembre 2012. Les bribes de pages mal connues de l’histoire
de sa famille paternelle qu’elle lui raconte, photos à l’appui, vont lancer son
projet d’écriture lequel va l’amener à découvrir d’où il vient et où il va en
faisant une analyse de l’ADN des hommes Perrault qui recèle un destin tragique.
Christian se souvient de la fête
de Pâques 1983, la dernière réunion familiale à laquelle participe son père. À
cette occasion, ce dernier s’adresse à la tablée : « Vous le savez,
tout au long de notre vie, on doit prendre des décisions importantes, on doit
faire des choix. Et ces choix-là, même si on ne le réaliste pas toujours sur le
coup, ont des impacts sur notre vie et sur celle des autres. » (45) Joignant
le geste à la parole, Marcel offre un livre à son fils : « Ce
livre-là, mon gars, continue-t-il, c’est ton cadeau de fête en avance. Je le
sais que c’est seulement dans quelques semaines, mais j’ai voulu te le donner
tout de suite pour que toute la famille puisse le voir. Parce que pour moi, c’est
vraiment important. C’est un livre précieux, qui va te permettre de ne jamais
oublier. Je veux que tu le gardes toute ta vie. » (46) Même déçu, le garçon
avoue que « c’est vraiment un bel objet, fabriqué avec soin. Au fil des pages,
dans un lettrage orné d’enluminures, on découvre les neuf générations de
Perrault qui m’ont précédé sur plus de trois cents ans. » On reconnaît là
la signature de l’Institut Drouin, spécialiste québécois en généalogie
familiale.
Christian réalise plus tard, presque
trop tard, que ce présent était un message que son père lui adressait, laissant
présager son propre décès qui allait survenir le 8 juin suivant, jour de son
propre anniversaire. « Mon père a gâché pour toujours mon anniversaire, il
s’est arrangé pour que je ne l’oublie jamais. » (55)
Le père de Christian est dès lors
plus présent que jamais dans la vie de ce dernier, surtout au moment où il traverse
de graves ennuis de santé qui l’obligent à s’arrêter. « Je me suis donné
comme but de ranimer par l’écriture mes souvenirs, de reconstruire la présence
de mon père auprès de moi [Christian avait 13 ans quand ce dernier est décédé].
Le réinventer. Tenter de lui redonner une existence, une texture…. Reconstruire
mon passé ébréché. Inventer parfois pour combler certains trous. Accumuler les
morceaux de mon père disparu, le rapiécer pour ramener son existence à la
surface, pour refaire la trame de sa vie. Pour essayer de découvrir qui était
véritablement cet homme qui se cachait derrière la façade du quotidien.
Remonter jusqu’à mes origines les plus lointaines. Pour comprendre son
histoire. Pour comprendre la mienne aussi, peut-être. » (64-65)
Le sérieux de son état de santé et
l’inquiétude qu’il fait naître chez Christian, sans le partager même avec Sara-Ève,
sa conjointe, est confirmé par le médecin; il s’agit d’une masse qui pousse près
de grosses veines que les médicaments contrôlent, pour l’instant du moins. « Il
faut juste apprendre à ralentir, être plus prudent. Pas évident quand on a
couru toute sa vie. » (97)
Le pèlerinage littéraire qu’il a
fait dans l’histoire de sa famille lui a entre autres appris qu’on meurt jeune
chez les Perrault. « Et moi, là-dedans, qu’est-ce qui m’attend? J’ignore
combien de temps il me reste. Et même s’il m’en reste. Après l’échec des
derniers traitements, le médecin a parlé de quelques mois. Un an peut-être,
deux si je suis chanceux. » (98)
Le récit de son enfance que fait Christian
illustre son hyperactivité que rien ne semble pouvoir arrêter. Ainsi, lorsque son
infirmière de mère travaille la nuit et dort le jour, Marcel, son père, doit
régulièrement lui rappeler de ne pas faire de bruit. Il y a aussi cette fois où
son père réparant la toiture de la maison familiale, l’enfant, laissé sans surveillance,
s’aventure dans l’échelle jusqu’à ce que sa mère l’aperçoive, lance un cri et
que son père, tentant de le retenir, tombe et se brise les deux chevilles.
Cet incident rappelle la fois où Marcel
mit le pied sur un tesson de verre alors que la famille passe une journée
agréable sur la rive d’un lac qui se termine de façon dramatique. Ces deux
événements sont de ceux dont se souvient Christian parmi les éphémérides familiales
qui sont autant de façons de rendre compte des misères et détresses des
Perrault causées par le père de famille. Comment décrire le désarroi dans lequel
l’existence sombre de ce dernier entraîne les siens? Depuis qu’il a quitté l’armée,
Marcel Perreault est resté longtemps à ne rien faire, incapable de se trouver
un emploi qui lui convienne. Puis, son emploi d’exterminateur lui fait retrouver
un peu de dignité, suivi de l’achat d’une modeste demeure, « en déclin rouge ».
Les accidents dont il fut victime l’ont néanmoins tenu loin du travail et, même
s’il y retourne plus vite que les médecins lui conseillent, il lui doit accepter
que, sans le salaire de son épouse, il ne peut faire vivre décemment sa
famille.
Marcel Perrault est de ces gens
pour qui le verre est toujours à demi vide et à qui la chance ne sourit jamais.
Tant et si bien que son humeur peut changer en un instant, d’un commerce
agréable il devient détestable, son intransigeance devenant insupportable. Cette
schizophrénie, tendance paranoïaque, l’entraîne dans une existence de plus en
plus sombre, ce que l’abus d’alcool ne fait qu’exacerber.
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