mercredi 26 avril 2023

Victor-Lévy Beaulieu

Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois

Notre-Dame-des-Neiges, Trois-Pistoles, 2023, 242 p., 77,77 $ (édition numérotée et dédicacée limitée à 276 exemplaires, février 2023) et 38,95 $ (en librairie à compter du 1er avril 2023).

« En ce temps du guère et du naguère »

Après Ma Chine à moi et La vieille dame de Saint-Pétersbourg, parus en 2021, arrive Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois. L’ouvrage m’a d’abord semblé énigmatique, le voyage en France proposé me faisant penser à la Place de l’Étoile, ce carrefour giratoire qui donne accès à douze avenues. Il note d’ailleurs : « Ma mémoire aime œuvrer en serpentant – impossible d’avoir de la remembrance si tu n’es pas doté de l’esprit du crotale des bois dont la tête triangulaire est aussi spectaculaire que le corps nu d’un Doukhobor – au boutte de la queue mirifique du crotale des bois, cette cascabelle le faisant le plus criard de tous les serpents de l’Amérique septentrionale. » (44)

Quiconque ouvre ce nouveau livre n’a d’autre choix que de faire comme son auteur : « moi quand je lis, j’ai l’impression que j’écris le livre, que je l’incorpore à ce que je suis… Je réécris le livre comme je voudrais qu’il soit pour me confirmer dans ce que je suis. Mais c’est cela, la lecture! » On s’aventure alors sur l’une ou l’autre des avenues qui serpentent les récits croisés.

Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois raconte la seconde naissance de VLB survenue en 1973 : « Venir au monde, ce n’est pas nécessairement naître – puisque le ça et le soi ne sont encore qu’informes, comme paraît l’être le remous juste à son arrivage au bas d’une tumultueuse cascade – naître, c’est se pourvoir d’une autorité qui ne peut être que totalisante… » (11)

Devenu écrivain et propulsé directeur littéraire aux éditions du Jour, du très fédéraliste Jacques Hébert, il se ramène aux bureaux du Jour, rue Saint-Denis à Montréal. On y rencontre, entre autres, Huguette Gaulin, l’autrice de Lecture en vélocipède (1972) qui s’immola par le feu et à qui on attribue le « ne tuer pas la beauté du monde ». Il évoque d’autres autrices ou auteurs : « Je regarde vers le classeur – presque avec envie – car si j’étais un escroc comme ceux qui, après l’avoir fait boire plein son content, ont acheté au poète Alfred Desrochers (sic) ses manuscrits pour quelques billets vers du Dominion, j’ouvrais ledit classeur et j’y prendrais le dossier (le plus volumineux de tous) concernant Marie-Claire Blais : ces superbes lettres qu’elle a écrites à des tas de gens partout en francophonie – ce trésor que devient la langue quand dedans s’y fait entendre la souveraine musique! » (29)

C’est aussi là qu’il reçoit sa « dulcinée, grande actrice rousse de terre russe », personnage récurent de son œuvre qui fait référence à l’interprète de Sophie et Léon, une pièce jouée au Caveau des Trois-Pistoles, à l’été de 1992. Elle lui demande d’écrire une pièce de théâtre pour ses élèves de l’École nationale de théâtre, car le texte qu’on lui a proposé est nul. « T’as cinq jours pour me livrer ton histoire. Je sais que tu vas toutes les fins de semaine sur ta ferme à Sainte-Émilie-de-L’Énergie. J’y serai dimanche prochain en après-midi. » (103) C’est là, en Matawinie, qu’il écrit, en trente-six heures, Ma Corriveau, car « Je grouille et scribouille depuis huit ans déjà et jamais je n’ai manqué d’honorer une date limite même quand elle s’avérait folichonne. » (127)

Tous les éléments de ce récit font appel à "l’art de se remembrer" évoqué dans La vieille dame de Saint-Pétersbourg : « J’aime cette expression et je trouve dommage qu’on l’ait mise de côté comme tant de belles choses venues de la langue française. Se remembrer, c’est se souvenir tout à coup et presque toujours par hasard d’un moment particulier du passé qui, nous revenant à l’esprit, change quelque chose de fondamental en son soi-même. » Cette façon de passer du naguère à l’hier à l’au jourd’hui permet d’aller de tout bord tout côté, l’un appelant l’autre, ou s’arrêter subitement avant de repartir. Pas besoin d’un GPS pour se retrouver dans le récit, car jamais sommes-nous égarés, l’écrivain faisant rebondir notre attention aussi vite que la trame.

1973, c’est l’axe à partir duquel plusieurs événements se sont produits et s’inscrivent dans l’actualité de la trame. La remembrance va évoquer de individus que l’écrivain a mués en personnages, comme des membres de la famille Beaulieu, père, mère ­– Léonie plus présente que jamais –, grand frère ou grand-père Antoine. Tous me semblent plus vrais que jamais, comme si leur image était définitive, ce qui n’est pas dans les habitudes de VLB.

Cette même année, l’écrivain s’envole vers Paris, car les éditions de l’Herne publient Jack Kérouac, paru l’année précédente au Jour. Rue de Verneuil, il rencontre Constantin Tacou, alors éditeur à l’Herne (1973-2000), une maison fondée par Dominique de Roux (1956-1973). C’est d’ailleurs ce dernier qu’il a rencontré à Montréal, découvert son intérêt pour Kerouac et son intention de publier son « essai-poulet ».

Ce séjour dans la Ville lumière est l’occasion de se remembrer les mois qu’il y a passés en 1968, entre autres sa chambre de bonne près du Panthéon. Il en profite pour parcourir Satori à Paris, un bref récit dans lequel Jack Kerouac raconte son séjour en France – de Paris à Brest – à la recherche de ses ancêtres et qui inspire Beaulieu.

Que signifie « satori »? Selon Kerouac, il s’agit d’un « mot japonais désignant une "illumination soudaine", un "réveil brusque", ou, tout simplement, un "éblouissement de l’œil" » (9) En langage beaulieusien, « satori » devient épiphanie, laquelle survient dès qu’il va à la rencontre des terres ancestrales.

Il prend le train – « Ceux de France sont lents et bruyants pour ne pas dire criard » (124) – en direction de Rouen, puis de Dieppe. « Quand je serai à Rouen, je veux vraiment être à Rouen et non pas dans le Grand Morial ou dans Joliette, je veux vraiment être à Dieppe et non pas au bord de la rivière Boisbouscache de Saint-Jean-de-Dieu… De Paris à Rouen, pas la mer à boire… Deux heures à passer dans la remembrance et la rêvasse sans que je n’aie eu à parler à quiconque et surtout pas à un Québécois faisant partie de cette race-là de monde qui a toujours préféré voyager là où il y a eu une Révolution plutôt que d’entreprendre celle qu’il aurait dû faire chez lui – tel l’énigmatique Louis-Joseph Papineau… » (124, 132)

Le voilà devant la cathédrale de Rouen où il est venu en 1967. « Ça étonne toujours le monde quand il m’arrive de lui parler de la passion que j’ai pour les cathédrales en général et pour la cathédrale gothique en particulier… Aussi vais-je me répéter : au cœur de mon moi-même, ce sont aux Forces que je m’intéresse car le disait bien Victor Hugo en écrivant Notre-Dame-de-Paris qui résisterait au temps parce qu’elle n’était rien de moins qu’une Force totalisante – celle de l’Architecture – tandis que l’écriture était appelée à disparaître pour n’est qu’une force faible : venant d’un simple papier et d’une simple plume d’oie facilement destructibles, n’avait aucune parenté de ce qui se construit dans la pierre éternelle du réel… (137-138)

On le sait, quand un sujet passionne Beaulieu, l’architecture par exemple, il s’y plonge et en apprend le vocabulaire, car : « Si j’écris, c’est que j’aime les mots – et si je les aime tant, ce n’est pas tellement pour raconter des histoires avec que, mais afin de jouir de leur sonorité comme on le fait d’un poème – dans le mot, il y a cette musique qui n’appartient qu’à lui seul parce qu’elle détermine exclusivement un lieu, une action, un naître, une émotion, un rêve, un mourir – cet immensément petit qui finit immanquablement par se mordre la queue, faisant ainsi saigner l’esprit sur l’immensément grand – tout ce rouge cerise embrasant le cosmos. » (139)

Il écrit aussi : « Aguir – le seul mot que j’ai inventé depuis que j’écris. Aguir, c’est comme si tu mettais le mot haïr à la neuvième puissance. » (217) On peut trouver cette affirmation pleine de modestie, car le Pistolois, comme Kerouac, a souvent fait passer l’oral à l’écrit, « oudon » étant un exemple plein de sens : « Je ne voulais pas que ma mère me vienne trop tôt en mémoire- à cause évidemment d’Oudon, mot passe-partout : ça pouvait être tantôt de bon sentiment et tantôt comme cri indigné de corneille noire qui vient de se faire voler son dîner… Du plus loin que je puisse me remembrer, le Oudon de ma mère a traversé sa vie : quand je l’ai vue la dernière fois, elle avait plus de quatre-vingt dix ans et j’eus droit au moins dix fois à la percutance de ce fameux Oudon. » (180)

Quittant la cathédrale de Rouen, il s’arrête rue des librairies et entre chez Michel Hardy à la recherche d’une histoire de la ville de Dieppe. Le libraire le croit un Américain, ce à quoi il lui répond : « Je suis Américain, mais je ne suis pas États-unien. Je suis Québécois. Les États-Uniens se sont emparés du mot "Américain" comme si le continent leur appartenait en propre et en commun. Ils ont d’ailleurs fait la même chose avec le monde dit occidental et, à ce que je sache vous êtes, vous les Français, à genoux devant eux, ce que nous ne sommes pas et ne serons jamais, nous les francs Québécois. »

Sa visite de Dieppe et des plages du débarquement de Normandie, en 1942, lui remembrent l’absence de considération de Churchill pour les Canadiens-français qu’il a utilisés comme chair à canon pour satisfaire Staline qui se plaignait du peu d’empressement de l’Angleterre de participer aux combats sur le continent. C’est aussi à Dieppe qu’il aimerait « réussir là où Kérouac a échoué – écrire en bordure de mer quand celle-ci se déchaîne violemment dans ses embruns salinés comme ça arrive souvent en Finistère, si tant beau nom de pays comme l’est aussi celui de Gaspé… » (172)

Le voyage continue. « Assez de cette dérivance que je dois sans doute aux vagues de la mer qui ne sont guère démontables à l’Océane-des-Bains, dans cette chambre d’hôtel que j’ai louée pour la nuitte. Demain, j’irai à Beaulieu, puis à Chemillé, puis à Saumur – et j’en aurai terminé avec cette voyagerie que je dois à Kérouac. » (184)

À Beaulieu, une archiviste le guide et devient pour lui « La Liberté guide le peuple », cette remarquable toile d’Eugène Delacroix. Il attribue aussi cette image « à ma Belle Blonde [comprendre « la grande rousse de toutes les terres de Russie »] – elle est la seule Liberté en mesure de guider le Petit Peuple que je suis! » (158). La visite du château Beaulieu et les rappels historiques le surprennent, ne comprenant pas l’aventure dans laquelle Pierre Beaulieu-Hudon s’est engagé en partant vers la Nouvelle-France, les Beaulieu de sa connaissance n’étant pas de nature aventurier. Qu’en est-il des Bellanger, sa famille maternelle, dont « L’ancêtre, François Bellanger est arrivé en Kanada en 1634, donc une trentaine d’années avant le premier Beaulieu dit Hudon »? « L’enseignement que je retire de l’histoire des familles Beaulieu et Bellenger quand je compare ce qu’elles étaient et ce qu’elles sont devenues, c’est que le temps modifie bien lentement les gènes de tout un chacun dans sa chacune – là, nous somme en 1973, soit plus de trois cents ans après l’arrivée de la première famille Beaulieu et de la première famille Bellenger au Québec – et ces trois cents ans-là n’ont pratiquement pas changé leurs bagages de gènes dans sa chacune et son chacun : aucun Beaulieu n’a étudié assez longtemps pour devenir universitaire; de génération en génération on restera journalier… Chez les Bellenger, on ne compte plus ceux qui ont détenu une profession libérale – professeurs, hauts fonctionnaires, notaires, chimistes et politiciens. » (204)

Un dernier mot sur la famille Beaulieu avant de se rendre à Saumur : « Mon moi-même fait partie de la dernière génération des Beaulieu faiseurs d’une famille nombreuse – je suis le sixième enfant d’une smala qui en compte treize et qui ressemble en tous points aux générations qui l’ont précédée : éducation modeste, pauvreté que vivent les simples ouvriers – puis cultivateurs en désespoir de cause, sur des terres si rocheuses qu’elles étaient impropres à l’agriculture. » (195-196)

Le narrateur marche Saumur et ses environs : « C’est ainsi que je retrouvai à quelques kilomètres de Saumur, dans un flanc de colline de tufeau blanc aisé à travailler même à mains nues, parfois fort creux dans le ventre de la terre comme sous ce château de Saumur où l’on trouve autant de galeries souterraines qu’il y a d’êtres dans l’imposante bâtisse de pierre creusée dans le tufeau elle aussi… Il y aurait à Saumur et dans ses environs au moins un millier de ces habitations dites troglodytes… » (222-223) Et de visiter un de ces logements et, à l’invitation des occupants, d’y passer une nuit et de s’y endormir si rapidement qu’il n’a pas le temps – notion qui revient souvent dans le récit : « J’ai des problèmes avec le temps parce que dans mon moi-même, je suis incapable de le mesurer – par exemple, depuis que je suis loin de Dieppe à jouer de la lanterne dedans cette chambre d’Oudon, impossible que je puisse savoir depuis combien de temps je me suis démortifié des morts canadiennes et québécoises qu’il y a eu devant les Hautes Falaises. Un seul jour d’hui, de quoi remplir toutes les pages d’un semainier ou toutes celles d’un almanach? » (178) – d’enlever ses lunettes et d’éteindre sa pipe, ce qui lui rappelle la mort tragique du poète lanaudois Louis Geoffroy.

Vivre sous terre, ne serait-ce qu’une nuit, est une expérience dont VLB se serait passée, mais l’occasion étant, il y est allé sachant que la peur l’habiterait : « Rien comme vouloir échapper à la peur pour que surgisse une image qui te met tout le corps et l’esprit dedans. Dans Les Misérables, Victor Hugo consacre un long chapitre qu’il appelle le ventre de Paris – ces milliers et ces milliers de mètres que comptent les égouts de la Ville-Lumière. Ce long chapitre m’impressionne, je suis un jeune journaliste à la pige et je me dis que ça serait bien d’imiter Victor Hugo et de descendre dans le ventre du Grand Morial pour voir comment il se porte et se comporte. » (231)

L’art de la romancerie que pratique VLB depuis Mémoires d’outre-tonneau (1968) m’est apparu ici semblable à ses essais écrits à sa façon unique, tels ceux sur Victor Hugo, Jack Kerouak ou Melville. N’a-t-il pas écrit dans de son « essai-poulet » : « (Je ne sais pas, finalement si je parle de Jack ou de moi-même ou d’Herman Melville ou – Que pourrais-je voir d’autre, dans ma passion de Jack, que cette présence multiple qui foisonne dans le mythe du personnage tout à la fois créateur et créature? » (Kerouak, Stanké 10/10, p. 56), ce qui est le point de vue que VLB développe dans Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois.

Refermant ce livre, une expression du début de ma lecture m’est revenue : « car en ce temps du guère et du naguère » (39). Victor-Lévy Beaulieu n’a-t-il pas mentionné les ouvrages en préparation, à la fin de La vieille dame de Saint-Pétersbourg, « Mémoires du guère et du naguère » ce qui suggèrent une autobiographie en trois volumes et celui-ci n’en fait-il pas partie?

L’univers littéraire pantagruélique de Victor-Lévy Beaulieu est-il arrivé dans ses grosseurs? Je l’ignore tout en constatant la présence de femmes et d’hommes qui ont croisé ou partagé l’existence de l’écrivain. Je pense entre autres à MD – « Je venais tout juste de publier "La nuitte de Malcolm Hudd", un roman dans lequel œuvrait une femme mystérieuse dont on ne connaissait que les initiales MF et quelques jours seulement après la parution de l’ouvrage, une jeune femme, qui se disait libraire à Joliette, vint me voir à la maison de la rue Saint-Denis et m’invita à dîner… "Quand j’ai lu que la femme de ton roman avait les mêmes initiales que les miennes, soit MF pour Michelle Fortier, je me suis dit que c’était là un signal que tu m’envoyais et j’ai tout de suite pensé que je devais faire ta connaissance." » (109) Un détail penserez-vous, mais qui a une certaine importance dans l’univers de la remembrance beaulieusienne, mais différente de « la grande actrice rousse de toutes les terres de Russie », Jean-Claude Germain, Marie-Claire Blais, Alfred DesRochers, Jean Duceppe, sa mère Léonie, son grand-père Antoine, sans oublier Kerouac dont le voyage raconté dans Satori à Paris lui a inspiré sa voyagerie initiatique en France.

Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois m’a habité plus que le temps de ses lectures, car, oui, le mystère paraphrastique de VLB est plus dense que jamais et la clé pour le percer se trouve sur les tablettes où reposent les nombreux livres composant son œuvre gargantuesque. Il y a eu Claude Gauvreau qui a fait entrer la littérature québécoise dans la modernité, il y a maintenant Victor-Lévy Beaulieu qui continue sa propre Révolution, pas tranquille du tout celle-là.


Satori à Paris (Folio, 1971) par Jack Kerouac.

Imparable compagnon de Poisson d’octobre en maraude… puisqu’il a inspiré le Pistolois dans sa quête, ce voyage de Kerouac, de Paris à Brest, avait pour but de fouler le sol de ses ancêtres, car : « J’étais venu en France et en Bretagne, uniquement pour opérer des recherches sur ce vieux nom qui est le mien, – Jean-Louis Lebris de Kerouac – qui a près de trois mille ans, et qui n’a jamais changé durant tout ce temps. Qui voudrait changer son nom qui signifie simplement maison (ker), dans le champ (ouac) » Ce livre n’a de petit que son nombre de pages et il me semble une excellente introduction à l’écriture et à l’univers littéraire du père de la « beat generation », mouvement littéraire et artistique né dans les années 1950 aux É.-U. L’aspect autobiographique de ses romans le rapproche aussi, à mon avis, de l’univers beaulieusien.

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