mercredi 31 mai 2023

Marie Hélène Poitras

Galumpf

Québec, Alto, 2023, 192 p., 24,95 $ (papier), 14,99 $ (numérique)

Le grand laboratoire

Depuis Soudain le Minotaure, son premier ouvrage paru en 2002, jusqu’à La désidérata (Alto, 2021), Marie Hélène Poitras s’adonne à l’écolittérature, une littérature qui appelle à être créée dans un contexte de douceur, au rythme de l’inspiration et de l’affutage d’une littérarité qui lui soit propre, un style signé Poitras. À ce jour, l’écrivaine a fait paraître quatre fictions narratives, deux ouvrages jeunesse, dirigé un collectif et essaimé divers textes dans plusieurs publications. Et voilà qu’elle fait chanter, en ce printemps 2023, Galumpf, un recueil de douze nouvelles qui n’ont rien de brèves.

Depuis le jour un, je vous ai rendu les témoins de l’échafaudage de l’œuvre de M. H. Poitras, un livre à la fois. On se souvient de l’époque où elle tenait chronique dans le défunt hebdo culturel Voir, où ses recensions et ses critiques ont attiré l’attention d’un vaste lectorat. D’autres l’ont entendue dans l’une ou l’autre de ses interventions médias, car l’autrice mène une carrière éclatée de communicatrice diligente et diserte en même temps qu’elle s’adonne à la littérature.

Aussi bien le dire daredare : Galumpf m’a médusé! Chacune des douze nouvelles crée un univers avec en son centre des personnages aussi réels que fantasmagoriques, ce genre d’individu qu’on a peine à imaginer, car ils sont plus grands que nature grâce à une existence démesurée. Je pense entre autres à la narratrice de « Depuis que les églises ont des trous dans le ventre » qui raconte aussi « Fin de règne », ces deux récits nous faisant entrer dans l’univers aussi trash que poétique où elle et Ti-Loup vécurent durant dix ans. Ce qui peut évoquer un trop de trop n’est ici que la somme des tous et des riens dont les héros ont usé et abusé et dont ils parviennent à peine d’émerger. Je sais que je ne vivrai jamais leurs expériences autrement qu’en partageant les leurs, le lecteur n’étant qu’un pique-assiette des imaginaires que M. H. Poitras lui propose sur un plateau d’argent.

Dans le même ordre d’idée, lire un recueil de nouvelles permet de butiner d’un récit à l’autre dans le sens ou à contresens des pages, chaque texte étant autonome indépendant les uns les autres. Nenni pour Galumpf, car l’écrivaine a semé des grains d’une histoire à une autre, selon qu’ils ont des thèmes analogues ou semblables créant ainsi un effet de vases communicants. Par exemple, elle a puisé dans la sphère de l’autofiction en associant écrire et monter un cheval.

M. H. Poitras, on le sait depuis La mort de Mignonne et autres histoires (2005, 2017), est passionnée des chevaux depuis qu’elle fut cavalière et caléchière. Elle partage à nouveau cette passion dans « Chasseurs sauteurs », « La chute » et « Écrire, monter ». J’y reviendrai, mais avant je m’arrête sur « Galumpf », la nouvelle éponyme qui raconte l’origine de son autre grande passion, les mots. À quoi rime ce galumpf? Réponse courte : au Livre des mots de Richard Scarry que sa mère Denise lui a jadis offert et que M. H. P. sauve d’un « tri émotif de ses vieilleries et des artéfacts de toute une vie, vidant à désencombrer son existence en encombrant mon sous-sol et celui de ma sœur. » (135). Réponse longue : « Les animaux ont encore un mot à vous dire avant d’aller se coucher… "Grouf", disait l’ours en empoignant son ourson de peluche. "Couii", ajoutait la souris; "Miaou", faisait le chat en jaquette jaune et ainsi de suite. Mais le morse avait encore quelque chose à ajouter. C’est à lui que revenait le mot de la fin : "Galumpf, galumpf, galumpf". Les derniers mots du grand Livre des mots. » (147)

Cette même nouvelle m’a ému en éveillant le souvenir d’une adolescente – 13 ou 14 ans – qui dépose La Presse papier dans ma boîte aux lettres tous les matins, beau temps mauvais temps, « dans cette ville où j’avais habité de onze à dix-huit ans. » (147) Ce que la nouvelliste raconte ici me semble d’une telle intimité que j’ai parfois eu besoin de me rappeler qu’aussi près de la réalité qu’elle soit, j’étais à lire une fiction, que O ou C, son compagnon et sa fille, avaient traversé le tain du miroir. Comme sa proclamation était conforme à ses projets littéraires : « Les mots avaient un prix. Ils coûtaient beaucoup plus qu’on le croyait. Ils coûtaient en temps, en sacrifices, en espace mental, en insécurité financière. Ils jouaient sur mes nerfs et raccourcissaient mes nuits, mais me remplissaient d’électricité et d’eux, je n’avais jamais envie de me plaindre. Ils régnaient sur ma vie, fixaient mes souvenirs et mes rêves dans l’éternité. Les mots s’accumulaient sans jamais m’encombrer. J’avais besoin d’eux pour appréhender le monde. » (137)

Cette passion des mots est remarquablement affirmée. Il en va d’une façon plus intense de sa passion des chevaux, ce qu’elle illustre dans « Chasseurs sauteurs » et dans « La chute ». « Chasseurs sauteurs » est, à mon avis, le texte le plus exaltant que M. H. P. a écrit à ce jour. Elle nous y fait partager son expérience de cavalière dans ce que la relation entretenue entre elle et le cheval a de plus charnel. On est au niveau de l’instinct et des pulsions réunissant cavalière et monture. L’écrivaine ne décrit pas ce qu’elle vit, elle le partage sans gêne en mettant les mots précis de la relation physique et sensorielle que son personnage entretient avec l’étalon, et, intuitivement, vice versa. J’ai même noté des lignes d’un érotisme fait du jeu de la séduction mutuelle.

Le même jeu est au cœur de « La chute ». Cette fois un étalon est mis en situation de choisir la nature de sa relation avec l’entraîneur et la cavalière, puis entre les deux. Nous rencontrons Christophe Leuzy, l’entraîneur français déjà présent dans « Chasseurs sauteurs ». La cavalière est aussi sinon plus intransigeante que lui, car elle ignore ce qu’il connaît des chevaux et de la compétition équestre. Elle l’apprend grâce à Convento Poulichon de Muze, un étalon de grande valeur que Christophe et elle ont pour mission d’amener à un très haut niveau de performance. « La chute » est à la fois l’avant et l’après, voire la conclusion de « Chasseurs sauteurs »; on y apprend qui est vraiment Christophe, les liens qui unissent la cavalière et le cheval, ainsi que ce qui unit cette dernière et l’entraîneur. Le tout dans une chorégraphie de gestes et de sensations intensément basiques relatant des relations humaines dans leur animalité naturelle.

Si les douze nouvelles du recueil méritent notre attention tant pour le plaisir intellectuel que chacune propose, celles que j’ai retenues et partagées se fusionnent dans les pages de « Écrire, monter ». Marie Hélène Poitras y fait la démonstration, presque chirurgicale, de la nature des liens qu’elle entretient avec l’une et l’autre de ses passions, l’équitation et l’écriture. La métaphore filée, écrire et monter, bien que présente dans plusieurs textes du recueil, révèle son entièreté dans la nouvelle de fin d’ouvrage. J’allais écrire dans toute sa magnificence, car la palette d’émotions qui la soutient nous est donnée avec juste ce qu’il faut de détachement de l’autrice pour qu’on la partage.

Marie Hélène Poitras est entrée dans la cour des écrivaines et écrivains québécois qui travaillent et peaufinent leurs textes jusqu’à la limite du possible, acceptant difficilement que la perfection n’est pas de ce monde. Cela annonce, je l’espère, d’autres œuvres qu’elle nous offrira comme des spectacles où les mots résonnent autant qu’ils raisonnent.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire