mercredi 24 mai 2023

Paul Bélanger

Traverses. Passages de la Pointe-Lévy

Montréal, Noroît, 2022, 152 p., 25 $ (papier), 19 $ (numérique).

Faire corps avec la mémoire du présent

J’ai rencontré Paul Bélanger, poète et éditeur, au Marché de la poésie, Place Saint-Sulpice, en 2004. Un peu en retrait de ses collègues québécois, ce qui convenait à sa retenue, je connaissais ses recueils et savais qu’il poursuivait la « mission » de Célyne Fortin et du regretté René Bonenfant à la barre des éditions du Noroît qu’ils ont fondées, en 1971.

J’ai aussi croisé l’écrivain éditeur dans l’espace public, discuté de son travail d’éditeur accompagnateur de jeunes et de moins jeunes poètes dans le peaufinage de leurs œuvres. Comment oublier son soutien apporté à notre ami Jean Royer et à sa suite L’arbre du veilleur, son legs à la poésie sans frontières?

C’est d’ailleurs de frontières dont le poète Bélanger nous entretient dans Traverses. D’abord, celles du territoire de sa terre natale, la Pointe-Lévy, où il revient renouer avec ce corps physique tel qu’il l’a connu et où sont ancrées ses racines, plus profondément qu’il n’aurait peut-être cru au temps jadis de sa vie en parentèle. Il l’a d’ailleurs rappelé ainsi dans Retours (Noroît, 1991) – « L’homme depuis l’origine des routes / fait corps avec la terre. » –, ce qui est devenu aujourd’hui : « Un homme traverse sa ville d’enfance et laisse surgir, le temps d’une promenade, diverses images liées au lieu. »

Le projet d’écriture de Paul Bélanger est ainsi énoncé :

« Pour le narrateur, ce passage par Lévis est l’occasion de replonger dans un passé à la fois proche et lointain, condensé d’une existence qui se confronte au monde et tout en corps à corps avec la mémoire du présent – le présent n’étant jamais qu’un lieu fugace et presque inexistant où l’imaginaire et la réalité se partagent à parts égales. Se mêlant aux lettres d’autrefois, documents de l’histoire locale et internationale, les poèmes traversent un territoire autant physique que mémoriel, les versants d’une vie éclairés singulièrement parmi les mêmes arpents de pièges : l’enfant, les amours, la mort, les lectures, l’exil, les visages entrevus, les corps touchés par le désir, qui font de l’individu au long des heures et des jours une conscience dans l’espace du poème. Ce dernier cycle de L’oubli du monde renouvelle la vision donnée presque trente ans plus tôt par la parution du livre premier et en constitue la chute. »

Pour raconter cette nouvelle aventure littéraire, l’écrivain a donné à ses vers le rythme de quatre mouvements comme autant de saisons de son existence : I, la traverse, le fleuve; II, usure et usage du nom; III, des flocons de fer; IV, l’ouvert du pays. Il fait aussi la part belle à la prose poétique, aux accents parfois descriptifs tels que ces pages d’histoire relatives à Lévis, sa ville natale. Rarement ai-je vu un recueil aux accents d’un essai littéraire, teinté de philosophie, qui utilise des notes ou des commentaires soudant la poésie plus classique à la prose illustrative.

L’écrivain n’hésite pas non plus à essaimer des vers d’auteurs qui l’ont marqué et dont l’effet de mimétisme correspond à la matrice du recueil.

Je retiens aussi ce procédé stylistique consistant à faire rebondir les vers de l’un à l’autre comme si les mots faisaient cascader les images et tout ce qu’elles évoquent. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement quand le Saint-Laurent baigne l’entièreté du livre ne serait-ce que par la libre association avec les lieux de l’enfance jamais complètement laissés derrière. Lisez : « en déréliction la vie est / ce passage qui relie les heures / au chemin et le chemin / aux humains ». (63)

Dans une entrevue accordée à la journaliste Marie-Ève Groleau (Le Journal de Lévis, 9 novembre 2022), Bélanger décrit, avec une image éloquente, l’entièreté de sa démarche de poète :

« Je fréquente la poésie depuis 50 ans. La lecture du poème est de l’ordre de l’intime et c’est le genre parfait pour l’exploration intérieure qui permet l’ouverture des possibles. Si on se laisse habiter par un livre, le chemin qui est en soi nous met en dialogue avec le monde, avec le poète et il ouvre quelque chose en soi. La littérature, comme tout autre art, permet de toucher à ce que le réel ne nous permet pas de vivre. La richesse de la poésie m’a permis de voyager sans me déplacer et d’entrer dans la culture d’un pays et d’entrer les différentes manières d’être au monde. Par exemple, Fernando Pessoa m’a fait visiter le Portugal. Dans l’écriture, nous ne sommes jamais la même personne, c’est une recherche constante. L’écriture n’est pas planifiée, elle m’apprend sur le projet sur lequel je travaille, je suis l’intuition. »

Un mot qui revient sans cesse dans ce recueil, au point où le poète en a fait le titre pluriel, c’est « traverses ». Il faut comprendre qu’il joue de sa polysémie, signifiant aussi le lieu de passage – Lévis étant associé à sa traverse sur le Saint-Laurent – que les obstacles qu’il faut éviter, détourner ou surmonter.

Mais alors « que cherches-tu à la fin avec ces vers / les ruines d’une biographie / jamais entendue qu’en rêve / une ville plus grandiose que nature / coincée entre les pores de ta / mémoire trouée vide / étiez-vous taiseux à ce point »? (13) Les réponses à cette interrogation, primale comme un cri, sont aussi nombreuses que les pistes des quêtes évoquées. Par exemple : « je connais mal le récit familial / ça me laisse songeur / la ligne du père ne va pas plus loin / que la Nouvelle-France celle de la mère / a un sort confus mais finalement / son origine est allemand le nom / Saür a glissé vers l’anglais Sawyer… » (19) Ou encore : « l’enracinement [titre d’un essai de Simone Weil paru en 1949 par Albert Camus chez Gallimard] que tu cherches / ton effort sur la terre / le vent multiple des directions / voici la maison où tu es né / tes premières années rue / Saint-Louis-de-France… la ville tu la parcours / un respir inutile dans l’encre / amer du temps… » (37)

Qu’est-ce que cette remarque, « SawyER-BélangER », faite en bas de page, sinon qu’elle oriente lectrices et lecteurs dans ce qui relie l’imaginaire de l’auteur à la réalité. Ainsi, « La légende des lettres dans la remontée des signes. L’inscription d’un métissage commencé il y a longtemps. Double d’une vie paysanne et citadine, comme une incursion entre deux murs, deux montagnes, deux falaises. L’heure verticale qui passe au travers d’un espace. Dans l’inversion, on entend l’errance des lettres finales, comme des noms eux-mêmes. » (52)

Une autre note a aussi retenu mon attention : « Un livre consiste peut-être seulement à créer un mythe, ou, en tout cas, un récit dont l’invention tient de la transcendance et de la remémoration; une émotion du monde se trouve en déplacement. Divers objets peuplent ses jours, et, dans la pure conscience de son néant, il suit pas à pas son corps vitrifié. » (79)

Je répète, me fait-on remarquer, que la poésie va au-delà des littératures dont elle est la mère, car elle est d’abord un mode d’appréhender les beautés comme les laideurs du monde et de notre existence. J’en prends ici un exemple où le poète Bélanger me semble aller bien au-delà du quotidien et de ses trivialités : « le présent avale mon passé / et mime une éternité réduite / à une forêt de corbeaux / avec la flûte des eaux / qui serpente le terrain… » (113) Et encore : « grand théâtre des opérations / les mots naissent dans des formes / floues sur des fonds clairs et / tout à la fois obscurs » (119)

Je vous invite à faire de ces Traverses le lieu de vos propres voyages dans des hiers quittés dans l’ignorance des traces qu’ils vous ont laissées et qui vous ont marqué à jamais sans que vous y consentiez. Les mots de Paul Bélanger et les formes d’écriture qui se chevauchent dans ce recueil vont au-delà du dire poétique en nous amenant dans un univers qui est le sien, mais qui peut aussi être le nôtre dans une dimension où vivre et écrire se confondent.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire