Paul Bélanger
Traverses. Passages de la Pointe-Lévy
Montréal, Noroît, 2022, 152 p., 25 $ (papier), 19 $
(numérique).
Faire corps avec la mémoire du présent
J’ai rencontré Paul Bélanger, poète et éditeur, au Marché de la poésie, Place Saint-Sulpice, en 2004. Un peu en retrait de ses collègues québécois, ce qui convenait à sa retenue, je connaissais ses recueils et savais qu’il poursuivait la « mission » de Célyne Fortin et du regretté René Bonenfant à la barre des éditions du Noroît qu’ils ont fondées, en 1971.
J’ai aussi croisé l’écrivain
éditeur dans l’espace public, discuté de son travail d’éditeur accompagnateur
de jeunes et de moins jeunes poètes dans le peaufinage de leurs œuvres. Comment
oublier son soutien apporté à notre ami Jean Royer et à sa suite L’arbre du
veilleur, son legs à la poésie sans frontières?
C’est d’ailleurs de frontières
dont le poète Bélanger nous entretient dans Traverses. D’abord, celles du
territoire de sa terre natale, la Pointe-Lévy, où il revient renouer avec ce corps
physique tel qu’il l’a connu et où sont ancrées ses racines, plus profondément
qu’il n’aurait peut-être cru au temps jadis de sa vie en parentèle. Il l’a d’ailleurs
rappelé ainsi dans Retours (Noroît, 1991) – « L’homme depuis l’origine
des routes / fait corps avec la terre. » –, ce qui est devenu
aujourd’hui : « Un homme traverse sa ville d’enfance et laisse
surgir, le temps d’une promenade, diverses images liées au lieu. »
Le projet d’écriture de Paul Bélanger
est ainsi énoncé :
« Pour
le narrateur, ce passage par Lévis est l’occasion de replonger dans un passé à
la fois proche et lointain, condensé d’une existence qui se confronte au monde
et tout en corps à corps avec la mémoire du présent – le présent n’étant jamais
qu’un lieu fugace et presque inexistant où l’imaginaire et la réalité se
partagent à parts égales. Se mêlant aux lettres d’autrefois, documents de
l’histoire locale et internationale, les poèmes traversent un territoire autant
physique que mémoriel, les versants d’une vie éclairés singulièrement parmi les
mêmes arpents de pièges : l’enfant, les amours, la mort, les lectures,
l’exil, les visages entrevus, les corps touchés par le désir, qui font de l’individu
au long des heures et des jours une conscience dans l’espace du poème. Ce dernier
cycle de L’oubli du monde renouvelle la vision donnée presque trente ans plus
tôt par la parution du livre premier et en constitue la chute. »
Pour raconter cette nouvelle
aventure littéraire, l’écrivain a donné à ses vers le rythme de quatre
mouvements comme autant de saisons de son existence : I, la traverse, le
fleuve; II, usure et usage du nom; III, des flocons de fer; IV, l’ouvert du
pays. Il fait aussi la part belle à la prose poétique, aux accents parfois descriptifs
tels que ces pages d’histoire relatives à Lévis, sa ville natale. Rarement
ai-je vu un recueil aux accents d’un essai littéraire, teinté de philosophie, qui
utilise des notes ou des commentaires soudant la poésie plus classique à la prose
illustrative.
L’écrivain n’hésite pas non plus à
essaimer des vers d’auteurs qui l’ont marqué et dont l’effet de mimétisme correspond
à la matrice du recueil.
Je retiens aussi ce procédé stylistique
consistant à faire rebondir les vers de l’un à l’autre comme si les mots faisaient
cascader les images et tout ce qu’elles évoquent. Comment d’ailleurs
pourrait-il en être autrement quand le Saint-Laurent baigne l’entièreté du
livre ne serait-ce que par la libre association avec les lieux de l’enfance
jamais complètement laissés derrière. Lisez : « en déréliction la vie
est / ce passage qui relie les heures / au chemin et le
chemin / aux humains ». (63)
Dans une entrevue accordée à la
journaliste Marie-Ève Groleau (Le Journal de Lévis, 9 novembre 2022), Bélanger
décrit, avec une image éloquente, l’entièreté de sa démarche de poète :
« Je
fréquente la poésie depuis 50 ans. La lecture du poème est de l’ordre de
l’intime et c’est le genre parfait pour l’exploration intérieure qui permet
l’ouverture des possibles. Si on se laisse habiter par un livre, le chemin qui
est en soi nous met en dialogue avec le monde, avec le poète et il ouvre
quelque chose en soi. La littérature, comme tout autre art, permet de toucher à
ce que le réel ne nous permet pas de vivre. La richesse de la poésie m’a permis
de voyager sans me déplacer et d’entrer dans la culture d’un pays et d’entrer
les différentes manières d’être au monde. Par exemple, Fernando Pessoa m’a fait
visiter le Portugal. Dans l’écriture, nous ne sommes jamais la même personne,
c’est une recherche constante. L’écriture n’est pas planifiée, elle m’apprend sur
le projet sur lequel je travaille, je suis l’intuition. »
Un mot qui revient sans cesse
dans ce recueil, au point où le poète en a fait le titre pluriel, c’est « traverses ».
Il faut comprendre qu’il joue de sa polysémie, signifiant aussi le lieu de passage
– Lévis étant associé à sa traverse sur le Saint-Laurent – que les obstacles qu’il
faut éviter, détourner ou surmonter.
Mais alors « que cherches-tu
à la fin avec ces vers / les ruines d’une biographie / jamais
entendue qu’en rêve / une ville plus grandiose que nature / coincée
entre les pores de ta / mémoire trouée vide / étiez-vous
taiseux à ce point »? (13) Les réponses à cette interrogation, primale
comme un cri, sont aussi nombreuses que les pistes des quêtes évoquées. Par
exemple : « je connais mal le récit familial / ça me laisse
songeur / la ligne du père ne va pas plus loin / que la
Nouvelle-France celle de la mère / a un sort confus mais
finalement / son origine est allemand le nom / Saür a
glissé vers l’anglais Sawyer… » (19) Ou encore : « l’enracinement
[titre d’un essai de Simone Weil paru en 1949 par Albert Camus chez Gallimard]
que tu cherches / ton effort sur la terre / le vent
multiple des directions / voici la maison où tu es né / tes
premières années rue / Saint-Louis-de-France… la ville tu la parcours / un
respir inutile dans l’encre / amer du temps… » (37)
Qu’est-ce que cette remarque, « SawyER-BélangER »,
faite en bas de page, sinon qu’elle oriente lectrices et lecteurs dans ce qui
relie l’imaginaire de l’auteur à la réalité. Ainsi, « La légende des lettres
dans la remontée des signes. L’inscription d’un métissage commencé il y a longtemps.
Double d’une vie paysanne et citadine, comme une incursion entre deux murs,
deux montagnes, deux falaises. L’heure verticale qui passe au travers d’un
espace. Dans l’inversion, on entend l’errance des lettres finales, comme des
noms eux-mêmes. » (52)
Une autre note a aussi retenu mon
attention : « Un livre consiste peut-être seulement à créer un mythe,
ou, en tout cas, un récit dont l’invention tient de la transcendance et de la
remémoration; une émotion du monde se trouve en déplacement. Divers objets
peuplent ses jours, et, dans la pure conscience de son néant, il suit pas à pas
son corps vitrifié. » (79)
Je répète, me fait-on remarquer,
que la poésie va au-delà des littératures dont elle est la mère, car elle est d’abord
un mode d’appréhender les beautés comme les laideurs du monde et de notre existence.
J’en prends ici un exemple où le poète Bélanger me semble aller bien au-delà du
quotidien et de ses trivialités : « le présent avale mon passé / et
mime une éternité réduite / à une forêt de corbeaux / avec la
flûte des eaux / qui serpente le terrain… » (113) Et encore :
« grand théâtre des opérations / les mots naissent dans des
formes / floues sur des fonds clairs et / tout à la fois obscurs »
(119)
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