mercredi 7 juin 2023

François Hébert

Frank va parler

Montréal, Leméac, 2023, 208 p., 24,95 $.

Quand l’intelligence n’a rien d’artificiel

Jadis, c’était hier, on faisait table rase, on construisait à nouveau ou, parfois, on reconstruisait même en sachant qu’on ne fait pas du neuf avec du vieux. Parlez-en aux locataires des RPA, ils confirmeront tout comme je peux l’affirmer du bas de mes 76 ans. François Hébert, universitaire retraité et non retraitant, a initié des cohortes à la création littéraire. Il nous propose aujourd’hui Frank va parler, un roman qui déconstruit le genre, une façon sienne de réinventer le récit en sondant ses fondations tout en interloquant les aventurières et les aventuriers d’une histoire perdue, telle l’arche de Noé voguant sur les eaux du Nil, les ancêtres Grecs sur une rive et d’autres origines sur l’autre.

Il y a quelque chose de surréaliste dans l’art d’écrire cette histoire, façon André Breton peut-être, c’est-à-dire un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale […] » (Wikipédia, 30 avril 2023) Façon Breton certes, mais servi à la sauce de l’artiste visuel qu’est F. H. à ses heures, entre autres dans des livres d’artistes où ses collages accompagnent des textes du regretté Jacques Brault.

Cette façon de faire m’a rappelé ce que j’écrivais au sujet de Miniatures indiennes (Leméac, 2019), son précédent roman, c’est-à-dire « telle une roche ayant une structure en feuilles se superposant, plusieurs strates soutenant le récit. Celle du narrateur, de l’amoureuse, du professeur, de ses élèves, des voyages en Inde, de la culture de ce pays, etc. Il y a aussi que le récit se joue du temps et de l’espace. Quelle action est survenue avant ou après? Qu’importe puisque les péripéties se soutiennent dans un continuum aux formes molles, comme aurait dit Dali. Nous slalomons entre la narration de séquences où on croise un confrère ou une consœur du narrateur, une réflexion philosophique de ce dernier que lui inspirent les divinités indiennes… ».

Cette observation est sensiblement la même ici si je me fie à l’écrivain : « … j’ai écrit le présent livre, d’abord sous la forme d’une pyramide, puis d’un Zoom [une application populaire durant la pandémie] et de blogues hétéroclites, de notes religiologiques, de rêves et de souvenirs d’amours et de voyages, de lectures et de promenades, d’exercices de style, de scolies spinozigonnantes et de pronostications artémidorubuesques, d’une chaise hiéroglyphique et de quelques portes et fenêtres, et de la souris dans son grenier aux grattements nocturnes. »

Graphiquement – la mise en page a une grande importance dans l’économie de Frank va parler –, le livre est composé de trois parties – Songeries, Ifset [« pour les anciens Égyptiens, l’isfet représente le désordre, le mal, le dévoiement, le chaos, l’injustice. C’est l’antithèse de Maât (l’ordre, l’équilibre du monde, l’équité, la paix », Wikipédia, 1e mai 2023] et Capistrano. Chacune compte plusieurs paragraphes, tous portant un titre, lequel peut revenir ailleurs ou non, qui fait référence à un ou plusieurs dieux, un temps, un lieu (la maison jaune étant récurrente), un événement, mais aussi des dieux ou des déesses, inventés ou non, un personnage dont le père de l’auteur, sa mère, des amoureuses – particulièrement Noémie, ses enfants, Jacques Brault et j’en passe. Bref, un désordre sur lequel le lecteur surfe naïvement sans trop se demander jusqu’où la vague des mots et leur polyphonie le mèneront.

J’ose employer une expression qui, autrement, me hérisse : ce livre offre une expérience lecteur unique. Si je décontextualise Roland Barthes, ce livre nous permet d’atteindre le nirvana du « degré zéro de l’écriture ». Pour y parvenir, il faut se laisser emporter par le flot des mots qui nous font dériver vers différents rivages, selon les époques de l’histoire planétaire, de l’universel au particulier; selon les territoires que l’écrivain raconte de ses voyages de par le vaste monde; selon les jeux de libre association qu’il pratique en jouant de la polysémie des mots – Néfertiti passant de l’Égypte ancienne à un club de danseuses montréalais – ou celui des néologismes très librement inspirés du choc des idées telles « spinozigonnantes », « pronostications artémidorubuesques » déjà cités ou « instagrammologie » et « anthropoblogueur ».

Je mentionnais plus haut l’aspect surréaliste du discours de l’écrivain Hébert; voici un des nombreux exemples : « À tort les divinités sont-elles louches de nos jours, en nos arpents de neige aux bonhommes à chapeau de paille, nez de carotte, boutons de cailloux et bras de ramilles, qui fondent de plus en plus vite avec le réchauffement de la planète, tandis que les ondes 5G occupent un ciel signé Samsung que patrouillent les vrombissants drones d’Amazon aux yeux de chauves-souris. »

Alors, comment distinguer le vrai du faux? Quelle importance puisque nous sommes dans une fiction vive, plus fictive que l’exige le genre comme cette lessive qui lave mieux que les autres. Si les lieux ne s’inventent pas vraiment, la liste des endroits visités par le narrateur est remarquable – il faut s’attarder au long paragraphe (178-180) qui en fait la nomenclature, illustrée d’un souvenir qui s’y rattache, tel un « road trip » étonnant –, il est toujours possible de leur donner le lustre de la mémoire et donc de l’époque où ils furent visités. Paris, par exemple, n’est pas la même « Ville lumière » quand, enfant, François Hébert y séjourne avec son père – Julien Hébert, fondateur du design moderne au Québec selon Martin Racine – et chaque fois qu’il y retourne par la suite.

La vérité vraie des personnages n’est jamais discutable en littérature – surtout dans les autofictions ou les autobiographies –, car « tout le reste est littérature » comme l’écrivait Verlaine dans son Art poétique (1874) – et que se mettre à nu devant des inconnus n’est pas l’apanage de tous. J’aime croire que Frank va parler ne fait pas exception et que, s’il se laisse inspirer ou s’il pastiche son entourage, il les fait sous les auspices de la liberté d’expression artistique. Outre sa mère, son père et son frère – que j’aime croire les plus près des vrais – je soupçonne les personnages de Christine, Cunégonde, Mélanie, Christiane, Justine ou Natacha d’être passés dans la vie de l’auteur. Quant à Noémie, elle semble être une compagne en allée dont il est resté amoureux, les dialogues qu’il lui prête ayant les allures du verbatim de leurs discussions.

Puisque tout est dans tout, c’est du moins ce qui me semble du récit de François Hébert, je ne suis pas étonné qu’il écrive que les « romans sont des pyramides [référence à l’égyptologie du récit]. Ils sont des labyrinthes, des étages, des cryptes et des impasses… L’histoire n’a ni portes ni fenêtres, est une hydrographie. Quant à la littérature, on pourrait dire d’elle qu’elle est une terre inondable à la sédimentation lente, vulnérable aux crues aléatoires, aux cailloux qui chahutent dans le torrent des années, mais sensible aux grenouilles dans la verdure et à des papillons parfois gravitant autour des petites fleurs des champs. Les romans sont des histoires de leurs méandres. »

Mais alors, comment terminer un roman, même aussi abracadabrant que Frank va parler? « Il est bien vu, quand on termine un roman, d’annoncer l’avenir des personnages principaux, mais ce n’est pas toujours possible. Pour ce qui est de Frank, on pense qu’il s’essaiera à des poèmes. » Aussitôt dit aussitôt fait, le roman se termine par un poème intitulé « Aux oiseaux », fruit d’observations sur le terrain qui permettent à l’écrivain de mettre des mots évoquant des images « audiovisuelles » de plusieurs espèces de volatiles sans que ceux-ci ne puissent réclamer leur part de son imaginaire.

La forme des premières pages de Frank va parler m’a pris au dépourvu jusqu’à ce que je me rappelle une semblable déconstruction de la narration observée chez le précédent roman de François Hébert. J’ai donc remis à zéro mon esprit de lecteur critique, relu ces pages et me suis laissé emporter par les courants de narration proposés. J’ai bien fait, car la suite fut une errance dans des univers aussi bien convergents que divergents, m'est toujours distrayant comme disait R. H.-R. Après tout, qu’est-ce que la littérature sinon ce qu’en conclut l’écrivain : « … la littérature consistant à écrire des mots, c’est-à-dire à parler sans parler de gens qui ne sont pas là à des gens qui ne sont pas là. On peut comprendre qu’on se cherche. »

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