mercredi 29 mars 2023

Yan Hamel

Paris en miettes

Montréal, Boréal, coll. « Liberté grande », 2023, 216 p., 25,95 $.

Déboulonner un mythe ou défoncer une porte ouverte

Paris, ville de tous les extrêmes, n’était pas une destination rêvée et, lorsque j’y suis débarqué en 1984, elle m’a terriblement effrayé en me rappelant la chanson de Jacques Dutronc, Paris s’éveille :

Je suis le dauphin de la place Dauphine

Et la place Blanche a mauvaise mine

Les camions sont pleins de lait

Les balayeurs sont pleins de balais

Il est cinq heures

Paris s'éveille

Paris s'éveille

La Ville lumière m’a-t-elle apprivoisé? Chose certaine, d’une visite à l’autre, j’ai développé une curiosité apaisée au point où Pair en est venue à me manquer.

Vous comprendrez que j’étais curieux de découvrir Paris en miettes, un ouvrage hybride de Yan Hamel, le même qui publia Le cétacé et la baleine : de Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (Nota bene, 2016). J’en écrivais alors que la mention de ces deux titans de la littérature m’interpelait, mais j’y ai découvert un pied de nez que l’auteur faisait aux essais au style parfois ampoulé. Ainsi, pour s’éloigner de la tradition universitaire qui exige que chaque affirmation échafaude celle qui suit et que chacune d’entre elles soit blindée grâce à une avalanche de citations et de notes en bas de page, ce qui la protège de trop de subjectivité, l’auteur situe sa discussion au cœur de sa vie personnelle – une rupture amoureuse – et se fait fort d’éliminer toutes notes ou même toutes références directes. Cela donne une joute verbale et intellectuelle rafraîchissante, un livre atypique.

Cette fois, Hamel déshabille le concept même d’essai et prend tout l’espace que lui offre la collection « Liberté grande » pour y rassembler une courtepointe composée autour de douze romans québécois : La montagne secrète (1961), Gabrielle Roy; Une liaison parisienne (1975) et Les nuits de l’Undeground (1978), Marie-Claire Blais; Des nouvelles d’Édouard (1984), Michel Tremblay; L’enfant chargé de songes (1992) et Est-ce que je dérange? (1998), Anne Hébert; Pas pire (1998), France Daigle; My Paris (1999), Gail Scott; Les yeux bleus de Mistassini (2002), Jacques Poulin; La concierge du Panthéon (2006), Jacques Godbout; Bibi (2009), Victor-Lévy Beaulieu; Forêt contraire (2014), Hélène Frédérick.

Je pourrais répéter l’esprit de mon précédent commentaire, car je retrouve ici la même anarchie brouillonne qui peut répulser les lecteurs plus avertis et qui manquent d’humour ou, même d’ironie. Je laisse l’auteur poser sous nos yeux le plan de son projet : « Paris en miettes est une œuvre au second degré, fruit du travail collectif où se mêlent les voix de Roy, Hébert et Blais, Poulin et Godbout, Tremblay et Beaulieu, Daigle, Scott et Frédérick. Foisonnant de styles, présentant une douzaine au moins de protagonistes, superposant les époques, les lieux parisiens, les points de vue masculins et féminins, ce texte choral n’en frappe pas davantage par sa cohérence. D’une œuvre à l’autre, de La Montagne secrète à Forêt contraire en passant par Les Nuits de l’Undeground, Pas pire et Bibi, dans les variations du rythme et de la tonalité, des situations présentées, des décors dressés, des personnages et de leurs sentiments, des actions (ou inactions) dépeintes, des évolutions (ou stagnations) relatées, s’établissent d’incessantes comparaisons, se dégagent des correspondances, par superpositions et mises en perspective. Un réseau d’interférences s’établit au fil d’une lecture qui décloisonne les histoires, d’un jeu interprétatif où le respect dû à chaque titre cède peu à peu le pas devant l’évidence des relations qui s’imposent. Lecture où les romans se récrivent en un essai, où le texte véritable commence avec la démultiplication du texte. » (39)

Cette dernière phrase définit avec précision le projet de l’auteur d’utiliser les œuvres choisies comme les matériaux lui permettant de réaliser sa quête, ce qui exige leur déconstruction qu’il effectue et justifie ainsi : « L’imaginaire propre à chaque auteur, aussi foisonnant et déconcertant soit-il, aussi neuf puisse-t-il paraître, est en fait un jeu de Meccano où se déplacent, dans la mesure restreinte du possible, quelques pièces, en nombre limité, et déjà articulées les unes les autres… Il y a donc un Paris du roman québécois. On y trouve un héros qui n’est, chaque fois, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Ce héros est jeté dans une ville attendue qui s’ouvre, ou qui plus souvent se ferme à lui, en des circonstances similaires, selon "logiques actantielles" qui ont toutes les allures de l’inéluctabilité. Le récit de ce qui survient à ce héros dans cette ville circonscrit l’étendue de nos ambitions et de nos capacités littéraires; il trace les limites de nos pouvoirs romanesques en territoire universel. » (40)

Yan Hamel va plus loin : « Je prends et je donne ce sampling pour ce qu’il est : une proposition poétique. Un essai. Je récris à ma guise, en jazzant sur le canevas du songe commun. Ces romans que j’ai ouverts, j’y suis entré pour les dynamiter, et remonter ensuite quelques éclats de leurs débris. Ces miettes recyclées continuent à teinter le rêve de Paris que je fais avec elles, et que vous faites maintenant avec moi. » (43)

L’auteur est-il pour autant un plagiaire des œuvres ainsi explosées? Je ne le crois pas dans la mesure où il a mis cartes sur table dès le début et, surtout, qu’il ne réécrit pas un nouveau roman tiré des douze dont il a tiré « la substantifique moelle », mais une sorte de divertimento insoucieux d’une forme littéraire classique en voulant les pratiquer toutes dans un même corpus.

J’avoue avoir parfois eu l’impression que cet ouvrage fut écrit avec l’aide de ChatGPT tellement le livre va de tout bord tout côté. Mais, le rusé Hamel parvient presque toujours à rattraper le lecteur au moment où celui-ci va perdre pied. Je comprends d’ailleurs pourquoi il écrit : « Ce Paris de l’onirisme en Québec, ce Paris en pièces ajointées pourra-t-il intéresser hors de nos frontières? Il m’est permis d’en douter. » (45)

Il fut une époque où écrivaine ou écrivain québécois priait les dieux de la montage Saint-Geneviève pour être reçu dans les salons d’un éditeur de la Ville lumière ou dans n’importe quel autre situé dans Saint-Germain-des-Prés. La reconnaissance bleu-blanc-rouge n’a plus la même importance aujourd’hui, mais n’est pas pour autant négligeable. Je pense, à titre d’exemple, à Gaston Miron et Jean Royer qui furent reçus comme des égaux par une vaste communauté de poètes parisiens. Je pourrais en dire autant de Lise Gauvin, une des plus remarquables voix critiques des littératures francophones reconnues comme telles.

Je mets en perspective le Paris en miettes de Yan Hamel et L’Amérique est aussi un roman québécois (Nota bene, 2022), un essai dans lequel l’écrivaine Madeleine Monette suggère une image forte de ce qui n’est pas un mythe, mais un fait trop souvent éludé que l’on croit le fruit d’un atavisme culturel. Le Paris de l’un et le continent nord-américain de l’autre ne s’opposent pas, mais ils illustrent la schizophrénie québécoise ne sachant plus si nous émergeons de nos lointaines origines ou de notre voisinage continental.

Cela dit, je suggère la lecture de l’hybride Paris en miettes, ne serait-ce que pour l’amusement littéraire qu’il propose et les réflexions sur une douzaine de romans québécois menées de façon originale, voire contemporaine.

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