mercredi 15 mars 2023

Alain Raimbault

Hier pour rien

Longueuil, L’instant même, 2023, 182 p., 25,95 $.

Pour ne jamais oublier

À l’ère de l’éphémère, on oublie à vitesse grand V le devoir de réfléchir et, plus vite encore, de se souvenir. Ainsi, il y a près de trois ans, la rumeur d’un mal inconnu soufflait comme une bourrasque planétaire. On connaît la suite, la violence du vent pandémique n’ayant jamais vraiment cessé depuis. Qu’en retenir? Sommes-nous revenus au temps d’avant dans un élan de déni collectif?

L’écrivain Alain Raimbault a choisi de se souvenir et de mettre en scène les lendemains de l’un des plus terribles moments de la première vague de la COVID-19, celui où les CHSLD sont devenus des mouroirs où l’ennui autant que l’absence de soins faisaient des victimes dont on taisait le nombre. Il nous propose Hier pour rien, le journal personnel de Daniel Reyes, « Ré comme dans do ré mi et yes comme yes en anglais », un aide-éducateur en milieu scolaire qui profite des vacances estivales pour répondre à l’appel gouvernemental en offrant ses services comme bénévole dans un CHSLD situé non loin de chez lui, sur la Rive-Sud.

Il documente son expérience en rédigeant un journal de bord où il consigne, le plus fidèlement possible, ses faits et gestes du lever au coucher. Ce vadémécum va certes du jeudi 2 juillet 2020 au lundi 13 juillet 2020, mais une surprise de taille attend le lecteur : neuf de ces onze jours se dédoublent au grand dam de Daniel. On le comprend!

L’idée même d’une double réalité n’a rien d’effrayant en soi; on dit que des scientifiques du MIT, le très réputé Massachusetts Institute of Technology, ont jadis étudié l’hypothèse du « for seeing », une aptitude de l’être humain lui permettant de percevoir ce que l’avenir immédiat lui réserve comme si un miroir était posé devant sa conscience, lui permettant de voir un peu au-delà du moment présent.

C’est exactement ce que vit Daniel R. Inutile de dire que la première répétition du jour, celle du 2 juillet alors que débute sa mission de bénévole, le laisse pantois. « Impossible. / Je me dis : nous sommes passés à l’heure d’hiver un peu tôt dans la saison. Ou alors : c’est le bogue de l’an 2000 qui refait des siennes. Ou bien : Lena est en train de me jouer un tour de cochon en ayant reculé toutes les horloges d’une journée. Ou, tout simplement, je deviens fou. » (11)

Sa relation avec Lena, son amoureuse des dix dernières années, bat de l’aile, car ils essaient en vain d’avoir un enfant sans se soumettre à un test de fertilité, refusant d’apprendre qui des deux est stérile et d’ainsi susciter un sentiment de culpabilité. Cette inquiétude est au centre de la dialectique du couple et du mal-être de Daniel.

Nous sommes toujours le 2 juillet 2020, volet répétition du jour précédent comme Daniel le constate, sans l’expliquer : « Cela dit, je vais donc raconter le premier jeudi 2 juillet 2020. Car il y en a bien eu deux et non, je ne suis pas dingue. Il y en a bien eu deux. C’est vrai puisque je l’ai écrit. » (13) Son journal devient, par la force des choses, le témoin discret de son incompréhensible expérience.

Le narrateur et auteur du journal donne à celui-ci, dès le récit du premier jour au CHSLD l’Espoir où on l’a assigné, une forme qui reste le même jour après jour. Tous débutent ainsi : « 6 h 15. Pas un chat à l’horizon… Je longe le Mail Champlain à Brossard… 6 h 46. Foule dans l’entrée des zones jaune et verte de l’Espoir. » (14-15)

Au cours des deux premiers jours, il fait de nombreux apprentissages qui vont au-delà de la formation basique. Leçon numéro 1 : « Devant moi, on parle créole haïtien, français et arabe, mais à ma grande surprise et pour ma plus grande joie, la langue qui domine est l’espagnol, ma deuxième langue apprise à l’école. » Il faut savoir que Daniel est originaire « de Jollain-Merlin, dans le Hainaut [province wallonne de Belgique]. Un trou à rats horizontal. » (15)

Leçon numéro 2 : rencontre avec Alexa Brow, responsable des ADS, les aides de service, aussi appelées « les déesses ». Humour facile qui, leçon numéro 3, en allège l’atmosphère de résilience que le narrateur appliquera, à ses dépens, au pied de la lettre.

Leçon numéro 4 : la visite des lieux. « Le centre comprend six ailes en bas et deux en haut. Un vrai labyrinthe. Alexa ouvre les portes à l’aide d’une carte magnétique. Une centaine de chambres, dont de nombreuses sont vides. Parmi celles-ci, quelques-unes ont encore des photos de famille sur les murs. La plupart des résidents sont soit en fauteuil roulant, soit allongés dans leur lit. » (19)

Leçon numéro 5 : tout le personnel doit subir un test COVID hebdomadaire, ce que Daniel craint, mais qu’il respectera sans question.

Le récit du 2 juillet se termine par le retour à la maison où Daniel attend sa compagne qui rentre de plus en plus tard sans qu’il sache ce qu’elle a fait de ses journées.

Jeudi 2 juillet 2020 (bis) : « Hier n’existe pas. C’est dingue… Aucune trace d’hier. Et si… et si je n’allais pas travailler? Pourquoi y aller puisque cette journée risque de se répéter à l’infini. Je serais prisonnier du même jour, éternellement… J’ai vu le film Le jour de la marmotte, dans lequel un journaliste revit des centaines de fois la même journée. C’est de la fiction. Une belle fiction, mais de la fiction, tout de même. » (31)

Donc, Alexa l’accueille, le fait visiter en n’oubliant pas de lui « montrer le portail que tu dois vérifier tous les jours » où il trouvera ses horaires et où il validera les heures faites.

Leçon numéro 6 : les relations avec les autres membres du personnel. La hiérarchisation des tâches et des responsabilités surprend Daniel pour qui les malades doivent être au cœur des préoccupations. Les infirmières, les préposées – surtout des femmes issues des communautés culturelles – et les ADS se fréquentent peu ou pas lors des pauses. Daniel a bien tenté d’échanger avec Éva, déesse comme lui, une étudiante en soins infirmiers ayant répondu à l’appel gouvernemental, mais « le courant n’est pas passé… » (35) Malgré cela, « Éva a perçu mon secret [celui du dédoublement des jours]. Je devrais peut-être faire davantage attention à l’avenir, par exemple revivre à l’identique chaque situation, sans improviser. Si c’est le cas, cela risque de devenir terriblement ennuyeux. D’un autre côté, cette anomalie ne se reproduira peut-être jamais. Ce soir, ce sera terminé. » (36)

Jour après jour, les leçons d’activités à faire, à éviter ou qui sont interdites se multiplient comme une convention collective. Daniel oublie parfois qu’il a appris celles-ci le premier des deux jours et surprend ses vis-à-vis quand il applique une consigne qu’il est censé ignorer.

C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit des bénéficiaires qu’il se refuse de traiter sans un minimum d’humanisme sous prétexte que le personnel permanent sera incapable de respecter ces nouvelles habitudes implantées par les ADS lorsque ces derniers partiront.

La liste des leçons et devoirs propres à chacun des prestataires avec lesquels il est en contact semblent infinis. Daniel ne peut les appliquer sans dépasser les bornes qu’on veut lui imposer. Il croit que de s’intéresser à chacune et chacun d’entre eux, en les écoutant d’abord puis en engageant de brèves conversations, ne peut que leur être bénéfique. Le romancier a imaginé des personnes alitées qui, malgré la fragilité de leur santé physique ou mentale, étaient toujours des êtres humains.

Il a entre autres appris que cette coquette dame, bien qu’originaire d’Abitibi, fut couturière pour de grandes maisons françaises et qu’elle a même connu Romy, la figure cinématographique de Sissi. Or, Romy Schneider est l’actrice préférée de Daniel qui, de prime abord, ne peut croire au récit de cette dame, mais certains détails soulèvent son doute.

Que dire de sa façon de nourrir telle ou telle personne, sans respecter l’ordre habituel d’un repas? Le désert avant le potage, le café avant le plat : pour lui, l’important, c’est qu’elle reçoive l’alimentation nécessaire à sa condition de santé.

Arrive le dimanche 12 juillet, dernier jour de travail au CHSLD l’Espoir. Avant de quitter son logement, Daniel regarde la toile : « Sur Internet, la date d’aujourd’hui n’existe pas encore. Les actualités sont celles d’hier. Je découvre même la nouvelle de mon accident sur le boulevard. J’ai été percuté par une Kia Sportage modèle 2019 immatriculée en Ontario. La conductrice en état de choc a été conduite à l’hôpital. Je suis mort de l’impact. Je suis un cycliste imprudent qui a grillé un feu rouge. Trois témoins l’affirment. C’était de ma faute. Je ne le nie pas. » (160)

Non, il n’y a pas d’anachronisme. Alain Raimbault a plutôt imaginé une chute improbable, mais tout de même vraisemblable. Cette fin se déroule bel et bien le 12 juillet, dans une chambre d’hôpital où repose son héros, vivant mais en piteux état, qui entend la voix d’Éva, sa collègue ADS. Dans un élan de bonté, elle a décidé d’oublier leurs différends et de venir à son chevet. Elle a passé la nuit à le veiller et elle est prête à lui venir en aide. Même comateux, Daniel lui demande d’aller chez lui et de prendre soin de son chat, car personne n’a répondu à son appel téléphonique. Il ne veut pas que la jeune femme appelle ses parents en Belgique pour ne pas les inquiéter.

À toute chose malheur est bon. « Alors, donc, donc… mon accident a brisé le temps, le bégaiement du temps. Je suis repassé à la normalité. Une bien étrange normalité. » (170) Cette étrangeté, il la découvre le lundi 13 juillet en parcourant son cellulaire où il ne trouve aucune photo, aucun message de Lena, comme si elle s’était effacée de sa mémoire. A-t-elle vraiment existé ou l’a-t-il imaginé? Soudainement, il souvient du journal de bord qu’il écrivait dans un cahier avant de le transcrire sur ordinateur. « Je me relis. J’en pleure de joie tout en tremblant d’effroi. Et si elle n’existait pas? Et si j’étais… schizophrène! »

Éva revient, elle a amené le chat chez elle, mais aucune « trace d’épouse chez toi… Mais tu lui as offert des livres dédicacés depuis le 2 juillet 2020. Ça fait dix ans que tu lui écris des mots doux, que tu lui offres des livres, que tu… que tu vis comme si elle existait. » (176) Éva a cru bon de lui apporter ses « cahiers. J’ai vu le nom de Léna dedans. Je te les apporte comme preuve matérielle. » (177) Daniel l’exhorte à les brûler sans les lire. L’a-t-elle fait? Il ne le saura jamais, car Éva n’est jamais revenue.

Le point d’orgue de cette histoire, un miroir existentiel, se résume par la rééducation de Daniel Reyes et d’une rencontre avec un psy qui l’aide à démêler le vrai du faux de son existence, dont ce qui concerne Lena. Daniel se refuse de lui confier ce dédoublement du quotidien.

J’aurais ajouté au titre de ce roman, intriguant et suggérant une vie en 3 D, un point d’interrogation. Hier pour rien? me semble la question à laquelle ni le personnage imaginé par Alain Raimbault, ni lectrices ou lecteurs ne trouvent de réponse, mais y réfléchissent longtemps après avoir refermé le livre. Une problématique qui, en soi, suggère la réussite du roman.

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