mercredi 22 mars 2023

Éric Chacour

Ce que je sais de toi

Québec, Alto, 2022, 296 p., 26,95 $ (papier), 15,99 $ (numérique).

Au pays d’une ombre

Un premier livre est toujours un rondpoint pour quiconque s’aventure sur les chemins de la littérature et découvre des méandres insoupçonnés. On imagine être arrivé à destination lorsqu’on a entre les mains les feuilles assemblées et encartonnées, mais c’est alors que débute le véritable voyage sur lequel on a peu ou pas de contrôle : ce livre premier ne nous appartient déjà plus.

C’est une des premières leçons qu’un chroniqueur littéraire tire, parfois à la dure réalité de ses erreurs, une leçon qui lui conseille de ne jamais éreinter le nouveau-né, beau ou laid à ses yeux, puisque les éditeurs, tels des sages-femmes ou des sages-hommes, sont les premiers responsables de cette naissance.

Rien de cela devant Ce que je sais de toi, le premier roman d’Éric Chacour : il y a longtemps que je n’ai pas eu sous les yeux une histoire aussi achevée tant dans la maîtrise d’une trame complexe à l’organisation serrée que dans le tissu dont la langue française, est capable du meilleur. Je ne serai pas original et dirai, comme quelques autres : voilà, un écrivain qui propose un premier livre d’une rare maturité qui mérite d’être salué.

Soyons d’abord attentifs au titre figurant sur la deuxième page – Toi –, celui de la page 171 – Moi –, et cet autre de la page 281 – Nous. Ces simples pronoms pointent en direction du narrateur de chaque époque du récit dont la narration ne compte pas moins de cinquante chapitres, chacun illustrant – les mots valent parfois autant que les images – un fragment ou tout un pan de la vie de Tarek Seidah, de son enfance au Caire, en Égypte, au mi-temps de son existence à Montréal jusqu’à Boston, aux É.-U.

L’essentiel du récit est d’abord fait par une voix hors champ sans lien apparent avec ce qu’elle raconte, mais sûrement associée à l’action décrite avec force détails sur la nature des gestes, des consignes ou même des projets réalisés ou à venir.

1961, un père promène ses deux enfants « sur le bord du Nil, dans le quartier résidentiel de Zamalek » (09). Le garçon a douze ans, sa sœur Nesrine, dix. La conversation tourne autour de la voiture qu’ils aimeraient avoir, l’avenir marquant d’entrée de jeu le vaste territoire que cette époque lointaine occupe dans l’économie du roman, comme si le présent n’était qu’un passage obligé dont la seule importance était qu’il prépare à la vraie vie qui n’offre pas de choix puisque « mektoub », « tout est écrit », « alea jacta est ». Bref, seul le destin compte.

La destinée de Tarek et celle de Nesrine s’inscrivent dans la perspective familiale. Le père est médecin, la mère – la véritable maîtresse du foyer –, Fatheya, la bonne à tout faire et plus encore – on découvre au fur et à mesure qu’elle est la seule à avoir une perspective globale du destin de la famille de ses employeurs sans la juger ni en profiter.

La vie culturelle d’une famille de notable vivant au Caire, à l’époque où l’Égypte s’apprête à vivre un grand bouleversement sociopolitique, est le choix spatiotemporel judicieux du romancier, car il correspond à d’autres changements qui sont presque des détournements du « tout écrit » jusqu’à faire trembler le fondement même de la famille Seidah.

Tarek n’a pas le choix de faire des études en médecine, que ça lui plaise ou non, même s’il a d’autres préoccupations. Ses soucis d’adolescent portent sur les inégalités sociales qu’il observe dès qu’il s’éloigne du giron familial, circonscrit par la résidence qui est aussi la clinique médicale de son père. Ce lieu représente le cocon qu’il faut protéger, car il représente une forteresse indestructible aux yeux des parents.

Tarek se soumet donc au diktat de son père, aux encouragements constants de sa mère et il devient médecin. Au cours de ses études, il s’intéresse à la neurochirurgie et en fait sa spécialité. La famille applaudit ce choix, car, enfin, il a détourné son indifférence en se passionnant pour quelque chose, mais il pourra pratiquer son « dada » sporadiquement après avoir repris la clinique paternelle.

Tarek succède donc à son père après l’avoir accompagné dans sa pratique. A-t-il perdu pour autant son intérêt pour les démunis? Non, mais comment leur venir en aide? Sa mère insiste pour qu’il ne néglige pas sa clientèle de la grande bourgeoisie cairote. Une question de religion et de culture joue ici en arrière-plan. Christianisme et islamisme ne font pas toujours bon ménage, selon elle, pas plus que la langue française et la langue arabe sont faites pour les mêmes gens, comprendre les gens de la même classe. Ces sujets délicats aujourd’hui, Éric Chacour les aborde avec finesse en relatant une époque où ils allaient de soi dans un pays où langues, religions et classes sociales étaient l’apanage du quotidien. À cela s’ajoute la ferveur de Mme Seidah pour la France, sa langue et sa culture; un de ses rêves n’est-il pas d’amener son fils à Paris pour qu’il baigne dans ce monde qu’elle croit idyllique?

Qu’en est-il de Nesrine, la fille Seidah? Elle vit en retrait du grand projet familial, soit que son frère devienne médecin, puis on lui trouvera bien un époux digne d’elle. Ce qui la conforte, c’est le lien très étroit établi depuis toujours entre elle et Tarek, un lien en marge de leur père et mère, une connivence presque à toute épreuve, une fidélité enfantine persistante. Encore là, le romancier Chacour a puisé dans une culture ancienne, sans être dépassée mais discutée, et sur laquelle il ne porte pas de jugement.

Le docteur Tarek Seidah ouvre un dispensaire au Moqattam, un quartier défavorisé à quelques kilomètres du Caire. Il y est accueilli en sauveur à chacune de ses visites hebdomadaires. Un jour, un jeune homme s’amène à la fin de la journée du médecin et, lui tendant une liasse de billets, l’exhorte à venir visiter sa mère dont la santé l’inquiète. Tarek n’a pas l’habitude de visiter ses patients à la maison, mais devant l’insistance du garçon, tout en refusant la somme qu’il lui offre, il l’accompagne auprès de la vieille dame. Cet arrêt deviendra obligé pour les semaines à venir, la mère d’Ali préparant un repas aux odeurs invitantes en attendant cet homme qui représente à ses yeux un espoir pour son fils unique.

Ali devient l’aide de Tarek chargé de faire une évaluation sommaire de l’état des patients et de privilégier les plus mal en point; il l’assiste aussi dans certains soins de base. Au décès de la mère d’Ali des suites d’une maladie héréditaire rare, la maladie de Huntington, dont le médecin deviendra un spécialiste, survient un événement qui change le cours de la vie des Seidah.

Entre-temps, Tarek a épousé Mira Nakelian, une jeune femme rencontrée au temps du club sélect de tennis et qui a disparu avant qu’il ne lui exprime ses sentiments. Mira est réapparue dans sa vie aussi rapidement qu’elle s’était effacée et le mariage a suivi.

Revenons à Ali et Tarek. Leur relation devient plus intime, sans jamais être explicite. Tarek, encore une fois, n’a pas choisi ce qui devient une liaison entre lui et Ali, une situation décriée par toutes les communautés et dont la rumeur s’est répandue comme une trainée de poudre. Comme le dit le narrateur : « Ta vie était constituée de cercles concentriques qui avaient pour noms la maison, la communauté et le pays. Simple. La maison attendait de toi que tu diriges ta famille et assure la perpétuation. La communauté te concédait le statut de ton père contre l’illusion qu’elle avait encore un avenir. Le pays, dans son obsessionnelle quête de stabilité, demandait à chacun d’exalter morale et tradition. Et de là, pourtant, le chaos. » (91)

Ali devient le compagnon professionnel du médecin et l’accompagne même dans sa clinique du Caire. La clientèle huppée tique à la vue du garçon. Un jour, Omar, un vieux patient de son père, quitte précipitamment le bureau, outré d’apercevoir Ali. Ce dernier explique à Tarek qu’Omar fréquentait l’établissement où il offrait ses services de prostitué. Cet événement marque au fer rouge la suite de la trame : à partir de ce moment-là, Tarek est pointé du doigt comme étant un homme qui fréquente un autre homme. S’ajoute, le faussé qui se creuse entre Mira et lui, un faussé pavé de non-dits ou de mensonges erratiques, où l’échec de leur mariage devient incontournable.

Tout le temps de ce tangage familial, Tarek est toujours chef de famille et pourvoyeur d’icelle. Sa mère, informée de la situation, on imagine par Omar, fait tout en son possible pour désamorcer la grenade dégoupillée par Tarek qui est sur le point d’exploser et de faire trop de victimes immédiates.

Ce qui devait arriver survient. La clientèle du médecin diminue de jour en jour, Mira ne revient pas d’un voyage de quelques jours, des évasions dont elle a pris l’habitude depuis que son mari entre tard ou pas du tout. Le destin est donc brisé, mais la disparition soudaine d’Ali met abruptement fin au séisme. Tarek accuse le coup, quitte l’Égypte et s’installe à Montréal.

Dans la deuxième partie du récit, le « il » des pages précédentes faisait référence à Tarek et il devient « je ». Qui est donc cet énigmatique « je »? Ce n’est pas qu’Éric Chacour complique le cours de l’histoire, mais qu’il crée un personnage qui, même toujours présent depuis le début du roman, s’est entièrement consacré à la narration du quotidien de la famille Seidah, plus spécifiquement celui de Tarek.

Le « je » narrateur se raconte et il se dévoile d’entrée de jeu en faisant référence à Mémie, sa grand-mère qui est la mère de sa tante Nesrine et de Tarek. Rafik, celui dont on apprend alors le prénom, découvre des lettres dans un tiroir de la chambre de sa grand-mère qui lui apprennent l’existence d’un certain Ali. Ces missives, adressées à Tarek, devaient lui faire parvenir en Amérique par l’intermédiaire de sa mère. Qui est donc cet Ali? A-t-il un rapport avec l’exil de son père qu'il n’a jamais connu?

Sa meilleure alliée dans cette quête du père, c’est Fatheya, la bonne à tout faire. Rafik dira « ce que je sais de toi, je l’ai appris de Fatheya » (181). Tout en étant d’un dévouement sans condition à l’endroit de sa patronne, Fatheya ne partage pas le refus de dire au jeune adolescent pourquoi il n’a jamais connu son père. Une joute, à la fois triste, bête et malveillante, se joue au détriment du garçon puisqu’il est même interdit de prononcer le nom de Tarek dans la maison. Même Mira, sa mère, en a fait un inconnu sans autre nom que « ton père ».

On comprend que le jeune narrateur fasse parfois référence à sa mère en associant à son nom une image illustrant comment il la perçoit dans un contexte donné : Mira-Diaphane (175), Mira-Déflagration (188), Mira-Fin-de-Transmission (194), Mira-Sarcasme (197), Mira-Demi-Vérité (207) ou Mira-Infanticide (221).

Le décès de Mémie, sa grand-mère, annonce la chute de la trame. Sans elle, la vie de Rafik et celle de sa mère auraient été impossibles puisqu’elle les a ramenés dans son giron dès qu’elle apprit la grossesse de Mira. Ce décès ne serait-il pas l’ultime occasion pour Rafik de rencontrer son père?

Les choses ne se passent pas comme il l’a souhaité, mais il est quand même parvenu à lui transmettre les lettres d’Ali avec la complicité de Fatheya. Était-ce à cause de ces lettres que Rafik n’a fait que passer au Caire? A-t-il préféré partir sur la piste d’Ali révélée par la correspondance, espérant apprendre la vérité sur la disparition soudaine de son ami?

Rafik ne se laisse pas désarçonner. Il invente un faux journaliste, Ahmed Naguib, qui fait une recherche sur une maladie de Huntington. Naguib adresse quelques lettres au docteur Seida, à Montréal, dont une où il écrit : « Je ne pense pas vous en avoir fait part mais mon enquête porte tout particulièrement sur les médecins ayant suivi des patients atteints de la maladie de Huntington ». Il joint même une photo à une de ses missives. Tarek ne répond pas à ces lettres, les déchire, mais conserve la photo du journaliste.

La quête du père pèse malgré tout sur la vie de Rafik. Il s’octroie une ultime chance de le rencontrer : il choisit un congrès réunissant des spécialistes de la maladie de Huntington, se tenant à Boston et prend rendez-vous avec lui en tant qu’Ahmed Naguib.

Si, du début à la fin de <@Ri>Ce que je sais de toi<@$p>, le narrateur est uniquement Rafik empruntant deux points de vue, celui de l’observateur puis de l’observer, les propos montréalais de Tarek sont en italiques, soulignant ainsi que ce dernier assume pleinement ce qu’il dit ou fait. Qu’en est-il de son bref séjour au Caire lors du décès de sa mère, direz-vous? Le narrateur de ce passage, toujours Rafik, utilise à nouveau ce que Fatheya lui a raconté.

J’écrivais en début de chronique qu’il y a longtemps que je n’ai pas lu une première histoire aussi achevée, tant par la maîtrise d’une trame complexe que par les compétences langagières remarquables. La scène finale illustre parfaitement cela, même d’une façon paradoxale puisque les gestes de Tarek ou de Rafik rendent les mots inutiles.

Lire Ce que je sais de toi, c’est s’introduire dans un univers de toutes les grandeurs et de toutes les misères du genre humain tel qu’Éric Chacour les a imaginés en les situant dans un univers sûrement étranger à plusieurs d’entre nous. Cette distance narrative n’illustre-t-elle pas parfaitement celle qui nous manque si souvent pour apprécier à sa juste valeur nos propres grandeurs et misères?

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