Jean-Philippe Pleau
Au temps de la pensée pressée
Montréal, Lux, 2023, 232 p., 26,95 $ (papier),
16,99 $ (numérique)
… à l’ère de l’éphémère
Le hasard m’est la seule action identifiable du destin, il nous surprend comme un chevreuil devant les phares d’un vieux Mack « aux yeux tristes », dirait Serge Bouchard. Une telle coïncidence s’est produite lorsque La prière de l’épinette noire (voir plus bas), ouvrage posthume de ce dernier, s’est retrouvé côte à côte d’Au temps de la pensée pressée, le premier livre de Jean-Philippe Pleau qui fut le coanimateur de C’est fou…, émission dominicale diffusée sur la première chaîne de Radio-Canada (2014-2021).
Je me souviens également d’une
brève portant sur C’était au temps des mammouths laineux (Boréal, 2012),
un livre fait de 25 brefs essais de Serge Bouchard où il qui nous y fait
partager par mots et images interposés l’intimité de ses réflexions, si publiques
soient-elles. Son point de vue d’anthropologue et le regard qu’il pose sur la
communauté humaine que nous formons, en s’incluant comme « objet »
d’observation, sont tel un miroir réfléchissant certaines de nos habitudes qui,
en les analysant, prennent leur place parmi une société plus vaste parce que continentale,
presque planétaire. Il en est ainsi du texte initial, auquel l’ouvrage emprunte
son titre, dans lequel on croit entendre la voix radiophonique de l’essayiste
racontant une page d’histoire embrassant toutes les autres. Puis, il y a cet
émouvant épilogue intitulé « Salut, Bernard », des souvenirs en
hommage à son ami et complice décédé, Bernard Arcand.
Venons-en au premier livre de
Jean-Philippe Pleau. La matière d’Au temps de la pensée pressée est
riche et abondante : pas moins de quarante-cinq textes, regroupés en cinq
intitulés – marcher sur les chemins de travers, de la cour d’école et de l’ennui,
on ne nait pas soit on le devient, des maîtres à penser, des livres pour (se)
penser. S’y ajoutent la préface de Micheline Lanctôt et l’épilogue de l’auteur.
La comédienne et cinéaste rappelle,
sourire en coin, qu’un orienteur avait prédit au jeune Pleau un avenir de
directeur de salon funéraire, mais que ce dernier l’a confondu en devenant sociologue.
Comment a-t-il déjoué sa destinée?
Il raconte dans son livre quelques-uns des petits miracles qui l’ont accompagné,
notamment des lectures et des rencontres improbables. La plus remarquable fut,
sans contredit, celle de Serge Bouchard qui fut un point d’orgue à d’autres contacts
qui l’ont préparé à devenir l’homme et le sociologue qu’il est.
Pas étonnant qu’il ait consacré les
premiers moments du « temps de la pensée pressée » à son ami en-allé.
Pleau y retrace un peu le chemin de son compagnon dans ce que leur amitié et leur
esprit de camaraderie lui ont appris au gré des « chemins de travers »
devenus des chemins de traverse, ces imprévisibles croisées du destin. Le « mammouth
laineux » de Pleau n’est pas tout à fait celui du public, mais plutôt celui
qu’il a connu en le fréquentant au fil du temps.
Les textes composant les quatre
autres séquences du livre décrivent, entre autres et de façon fragmentaire, le
chemin parcouru par l’essayiste depuis son enfance à Drummondville jusqu’à devenir
un sociologue radiophonique fasciné par les sujets alimentant des réflexions
sur des sujets les plus vastes possibles.
Sa démarche est tel un appareil
photo dont il faut régler l’objectif jusqu’à obtenir l’image la plus juste de ce
qu’on veut fixer. Or, le plan initial est d’une noirceur intellectuelle et culturelle
qui empêche la projection d’avenir. Il faut alors le recadrer jusqu’à ce qu’on
découvre une lueur au bout du tunnel avant qu’advienne l’incandescence de la
lumière.
Son propos sur une certaine
pauvreté intellectuelle de son milieu familial, m’a déconcerté. Mais le hasard
étant, un article sur Les origines : pourquoi devient-on qui l’on est,
ouvrage du sociologue français Gérald Bronner, m’a permis de mettre en perspective
la lucidité critique du discours de Jean-Philippe Pleau.
Le philosophe Vladimir
Jankélévitch, auquel ce dernier fait souvent référence, est considéré comme « un
philosophe du devenir, qui veut surprendre "sur le fait", "en train
de" devenir, en flagrant délit, en équilibre sur la fine pointe de l’instant ».
Ceci expliquant cela, j’ai mieux compris l’ensemble du discours pleausien dont « la
fonction principale… [est] une tentative de compréhension » et une
ouverture sur les chemins des réflexions nécessaires à une ouverture sur l’avenir
et ses possibles.
Refermant Au temps de la pensée
pressée, je crois avoir compris la perception du sociologue et essayiste de
l’état du monde en cette ère de l’éphémère, car « dans le particulier, il
y a de l’universel, et tout le "je" social. » Comme chantait
Jean Ferrat :
Chacun de
nous a son histoire
Et dans
notre cœur à l’affût
Le
va-et-vient de la mémoire
Ouvre et déchire
ce qu’il fût.
Serge Bouchard
La prière de l’épinette noire
Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 216
p., 25,95 $.
« Ce livre posthume de Serge Bouchard fait suite à L’Allume-cigarette de la Chrysler noire (2019) et à Un café avec Marie (2021). Il se compose, comme ces deux recueils, de textes brefs, rédigés et lus par Serge Bouchard à l’émission radiophonique hebdomadaire C’est fou…, coanimée avec Jean-Philippe Pleau (voir plus haut), qui signe la préface de ce livre. On y retrouve la même sensibilité poétique et la même sagesse moqueuse qui caractérisent la prose de Serge Bouchard, autour de thèmes qui l’ont toujours inspiré : la nature, la solidarité humaine, l’amitié avec les Autochtones, les bizarreries du monde actuel, la beauté, la mélancolie. On y entend à nouveau la voix si unique d’un écrivain majeur de notre temps qui, jusqu’à la toute fin, aura tenu à partager avec son public ses réflexions sur ce qui fait le sens même de nos existences. »
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