mercredi 3 mars 2021

Jean Désy

Non je ne mourrai pas

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Poésie », 2021, 128 p., 17 $.

La vie sens dessus dessous

La mémoire est une prestidigitatrice dont l’illusion de faire disparaître, à coups d’abracadabra, des moments d’existence, n’est qu’une manipulation de l’esprit. Comment ai-je pu oublier que le dernier numéro de Lettres québécoises que j’ai codirigé avait pour invité Jean Désy, médecin, professeur et écrivain? Double tour de passe-passe : j’ai été surpris que ce soit son éditeur et ami Rodney Saint-Éloi qui a fait son entrevue.


La magie n’a pas fait long feu et j’ai relu avidement l’autoportrait, l’entrevue et le profil de l’œuvre de Jean Désy, parue à ce moment-là, pour m’immerger dans son univers qui est tout, sauf banal. C’est ainsi que je me suis préparé à entrer convenablement en lecture de Non, je ne mourrai pas, un récit fulgurant n’ayant pas d’autre choix que d’être poétique, sinon il aurait été comme un appel, un cri désespéré.

Laissons l’écrivain hisser la toile de fond sur laquelle son alter ego imaginaire projette une aventure dont il est à la fois victime et rescapé. « Il n’y a pas si longtemps, j’ai voulu plonger en écriture dans l’un des sujets les plus difficiles de ma vie, et pas seulement de ma vie de poète, mais de ma vie tout court : la mort… Ce sujet m’a bien sûr donné du fil à retorde. En m’y glissant, j’ai voulu réfléchir sur les différences essentielles que me semble exister entre les mots "vide" et "néant"… Pour sauver ma vie, et j’utilise cette métaphore consciemment, j’ai choisi de créer un personnage qui parle tout seul, égaré dans la toundra, en plein hiver, au Nunavik, grièvement blessé après un accident de motoneige, et qui se bat, en rageant et en priant, pour survivre. »

Ne craignez pas, cette histoire n’est pas triste, car, comme le poète argentin le rappelle en exergue, « tandis que tu fais une chose ou l’autre, quelqu’un est en train de mourir. » Ce récit tient à la fois du conte par la fulgurance de l’aventure qu’il raconte, à la fois de l’allégorie par l’hyper symbolisme de cette même aventure.

Jean Désy, il faut le savoir, atterrit pour la première fois au Nunavik en janvier 1990 et c’est l’éblouissement. « Après le pays nord-côtier et le Nitassinan innu, puis la Baie-James et le Eeyou Istchee cri, apparaît le Nunavik. Magnificences de la toundra inuite. Fondamental coup de poing en pleine rêverie poétique. » Pas étonnant alors que le « Nord et le Grand Nord [soient] des lieux où, pendant toute ma vie, mon âme a volé, c’est ce que j’ai souvent ressenti. » et qu’il y ait situé cette histoire qui, de toute façon, n’aurait pu se dérouler ailleurs tant sa trame est liée à la toundra, sa végétation, sa faune et sa flore, et sa vastitude territoriale.

Pourquoi alors avoir choisi la poésie pour faire ce récit? « Curieusement, c’est sous forme de poèmes que le travail a évolué à partir du thème [la survie] qui me préoccupait. Le texte est donc devenu un long poème. C’est en particulier la rythmicité poétique qui m’a permis de me rendre jusqu’au bout de cette aventure qui, je dois le répéter, a été souffrante. De tout cœur, j’espère que quelques lecteurs et lectrices accepteront de ma suivre dans ce "conte-poème" qui touche au froid mortel, aux délires, à l’angoisse existentielle, mais aussi a la joie pure. »

Je réponds dès maintenant à l’espérance de l’écrivain : je vous ai suivi au bout de ce voyage, au bout de la vie auquel vous nous conviez et qui nous oblige à mettre en perspective tout événement que l’existence met sur notre route que l’on y consente ou non. Il me semble impossible que ce texte ait eu une autre forme que le poème, car il aurait alors pu prendre les allures d’une aventure presque triviale, presque un fait divers qui ne livre que le résultat d’un événement sans en communiquer l’essence même de sa nature.

Un homme, familier du Grand Nord, a un accident de motoneige, Désy l’écrit dans le prologue comme un échotier peut le faire dans le journal du lendemain. C’est à ce moment précis que nous, lectrices ou lecteurs, devenons les témoins des instants résumés dans le titre du livre : non, je ne mourrai pas. Car, c’est à cette tâche ardue que se livre le blessé. Oui, une de ses jambes a subi une profonde lacération, on l’imagine du moins. Oui, il n’a pour se protéger du climat et du territoire hostiles que son qamutik, son traîneau, une carabine et un couteau de chasse.

Nous passons avec lui les secondes, les minutes, les heures qui s’égrènent sans qu’il puisse quoi que ce soit. Son impuissance sonne l’alarme intérieure, puis éveille petit à petit son instinct de combattant, puis de survivant. Alors, pourquoi vouloir résister alors que les conditions de la mort semblent si bien rassemblées qu’elles sont inéluctables? Le rythme de la poésie, comme l’a dit l’écrivain, emprunte celui du sang qui bat dans sa chair et qu’il entend puisqu’aucun autre son ne monte de ce coin de contrée, pas même celui du vent.

Les sens semblent s’éveiller les uns après les autres. Les douleurs ressenties interpellent le blessé, tout en lui rappelant l’espèce humaine à laquelle il appartient. Puis, l’incontournable folle du logis s’emballe et va dans toutes les directions, de la peur à la joie, d’un passé irrécupérable à un avenir du tout possible. L’heure des bilans? Trop tôt malgré la fragilité de la situation. Jamais le héros dont nous sommes les témoins impuissants ne se laisse défaire par l’évocation d’une fin prochaine.

L’inquiétude, voire la peur ne surgit qu’à un ou deux moments. Quand nanuq, l’ours blanc, vient rôder et qu’il perçoit à travers le silence la lourdeur de son pas. Mâle ou femelle, seul ou avec un petit? Aucun mouvement, même celui d’un souffle n’est permis. Puis, quand la soif et la faim le gagnent et qu’il comprend que la maigre végétation qui l’entoure ne pourra suffire à le nourrir bien longtemps. Pourquoi n’a-t-il pas tiré le tuktu, le caribou qui s’est approché peu après l’accident? Parce qu’on ne tue pas inutilement une telle bête, qu’il n’en avait pas alors la force et qu’il croyait s’en sortir plus rapidement.

Tuktu revient, il le tue et évoque, plus qu’il ne raconte, ces instants presque surnaturels où la vie de l’animal et la sienne ne font plus qu’une. J’ose à peine imaginer ce qu’une description de l’événement aurait ajouté à son réalisme puisque tous les sens du blessé et toutes leurs facultés sont à ce point exacerbés qu’il est dans un état second, aux limites de sa résistance physique et mentale. Rassasié, il retrouve un certain équilibre sensoriel et affectif, ce qui lui fait comprendre que, non il ne mourra jamais.

Ce poème-récit de Jean Désy est troublant, car il nous fait partager une expérience plus réelle qu’imaginaire de ce qu’un être humain vit dans un territoire hostile où l’adversité le guette à chaque instant. Seule la poésie permet de transcender l’hyper réalisme des événements et les obligations dans lesquelles elles plongent le survivant. C’est, à mon avis, la justesse du ton, presque évanescent, de la poésie qui permet d’accompagner le narrateur dans son combat entre la vie et la mort.

En ces temps de pandémie, Non, je ne mourrai pas oblige à mettre en perspective les conditions de survivance des uns et des autres selon le degré d’abnégation, d’acceptation ou de résilience de chacune et chacun. « Humain trop humain » écrivait Nietzsche, ce que le personnage de Jean Désy illustre de façon magistrale, surtout sans cynisme.

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