mercredi 17 mars 2021

Dominique Fortier

Les larmes de Saint-Laurent

Québec, Alto, coll. « Coda », 2012, 344 p., 16,95 $ (papier), 10,99 $ (numérique)

Le cabinet des curiosités

Variant ou évoluant, s’adaptant ou se modifiant : ces mots hypnotisent notre entendement. Pourtant, ils décrivent ce que nous faisons dès notre conception, de l’embryon à la naissance, et pour le reste de nos jours sous la forme du vieillissement. Il en va de même pour une œuvre artistique. Il m’arrive de découvrir une écrivaine alors qu’elle bâtit son œuvre, de faire un retour en arrière pour lire ses premiers livres et y observer les variants qui font son style, sa personnalité littéraire.

J’ai ainsi voulu m’attarder au roman, Les larmes de saint Laurent (Alto, 2010), second récit original de Dominique Fortier, qui propose trois textes d’époques – du 19e au 21e siècle – et de territoires différents – d’un village de Martinique à une ville d’Angleterre à Montréal – et en fait une seule et même histoire.


 

Le récit fondateur s’intitule « Monstres et merveilles ». Nous y accompagnons Baptiste, un habitant de la ville de Saint-Pierre, en Martinique, d’où on voit au loin la montagne Pelée. Baptiste est un drôle de zig qui pratique mille métiers pour éviter les misères que la vie lui réserve. Fin renard, il réussit à se sortir des sales pétrins dans lesquels il a l’art de se mettre. Sauf qu’une fois, il ne peut échapper à la justice et il est incarcéré dans un cachot imprenable tel un donjon, sans fenêtre d’où apercevoir la mer et sentir ses odeurs iodées.

Survient le matin du 8 mai 1902, la terre tremble tant que Baptiste a peine à se tenir debout. Plus il ressent le séisme plus il croit sa fin venue. Pourtant, le volcan a donné des signes avant-coureurs, dont cette poussière grise recouvrant tout sur son passage et les émanations de soufre. La Pelée en éruption, elle tue la population entière de Saint-Pierre, sauf Baptiste dans sa geôle.

Baptiste Cyparis – c’est le nom qu’il donne aux autorités – devient un personnage : le Revenant de l’Apocalypse, un être d’exception par la force des choses. L’éclaireur du cirque Barnum & Bailey vient un jour le rencontrer et lui propose un travail au sein d’une troupe où animaux exotiques, êtres humains au physique exceptionnel – jumeaux siamois, femme à barbe, petite personne, etc. – se partagent le grand chapiteau.

C’est ainsi que Baptiste parcourt les États-Unis et découvre une modernité dont il ignorait l’existence. Plus important, il fait partie d’une famille qui, comme toutes les familles, connaît ses différents, ses fous rires et ses grandes peines, l’entraide et le chacun-pour-soi. Cela lui convient, car il ne se sent pas trop encadré ou trop obligé. Cette famille devient la sienne quand il épouse Alice et prend soin d’Élie, une union qui lui impose de ne pas flirter avec Stella. La chair est faible, Élie les voit, Baptiste ne peut plus reculer. C’est un incident tragique qui ramène Baptiste en prison, s’accusant d’un crime qu’il n’a pas commis pour protéger le jeune coupable.

Si le séisme de la montagne Pelée et la vie de Baptiste sont au centre du premier récit, c’est un jeune mathématicien anglais qui mène la trame de « l’harmonie des sphères ». Les parents d’August Edward Hough Love, de riches bourgeois, souhaitent que leur fils devienne une personnalité au sein de la société qu’ils fréquentent. Or, Edward s’intéresse à une seule chose : étudier. À peine sait-il écrire et compter qu’il imagine des calculs sur tout ce qui l’entoure comme s’il était doué de sciences infuses.

Du matin au soir, il s’adonne à des quêtes successives au grand désespoir de ses parents qui aimeraient bien qu’il se trouve une compagne digne d’être des leurs et qu’ensemble ils fondent un foyer. Hélas pour eux, Edward n’est pas du genre à courir le billet doux. Un jour pourtant, Garance, une « jeune Française à l’accent chantant et qui paraissait préférer de loin le piano à ses responsabilités de maîtresse de maison », entre dans sa vie. (p. 155) À cette époque, Edward s’intéresse à la planète terre et à certaines de ses réactions, dont l’écoute du sol permet d’anticiper les mouvements. Quant à Garance, en bonne musicienne, elle est captivée par les sons, tous les sons. Or, lorsque le garçon la rencontre, elle a l’oreille collée au sol à écouter les harmonies ou les cacophonies de la planète.

Le logement des tourtereaux devient vite un capharnaüm innommable. Leur aversion pour les trivialités du quotidien les amène à négliger les choses aussi basiques que cuisiner, faire le ménage et autres obligations vitales. Le couple se concentre sur la passion de chacun qui rythme leurs horaires et déplacements. Ainsi, ils se rendent même en Italie pour constater les dégradations de l’environnement du Vésuve, comme ils le feront du volcan Pelée.

Surprise! Garance constate qu’elle est enceinte. Le couple hésite entre joie et panique, cette grossesse n’ayant jamais été envisagée. À partir de ce moment-là, les choses vont rapidement et leur imprévoyance entraîne le décès de la jeune femme en couche. Le jeune père panique et confie les jumeaux Hyacinthe et Violette à sa mère. C’est devant la fosse où git le cercueil de Garance qu’il a une épiphanie : « rendre compte de ce que c’était d’être vivant sur cette planète n’était rien si l’on ne rendait pas compte de la manière dont cette planète elle-même était vivante. » (p. 206)

Quatre ans plus tard, Edward amène les jumeaux admirer les Perséides « que Garance avait toujours appelées "larmes de saint Laurent" en l’honneur du malheureux saint né à la fin de l’été et dont elle assurait que les étoiles étaient les pleurs versés chaque année à la même époque. » (p. 207) Arrive le point final des recherches et de la vie d’Edward, un ouvrage intitulé Théorie Mathématique de l’Élasticité.

« L’harmonie des sphères » m’a fait penser à un terrain de jeux intellectuels tant Dominique Fortier s’en donne à cœur joie avec le vocabulaire scientifique ou de la recherche fondamentale comme celui de la musique. Cela sans parler de cet objet abscons trouvé par Garance chez un chineur, un vase en bronze dont les « flancs supportaient huit dragons, tête en bas, dont sept tenaient dans leur gueule entrouverte une bille en métal de la grosseur d’un œuf de caille, au-dessus de grenouilles disposées dessous, celles-là la bouche béante, prêtes à recueillir chacune la sphère suspendue au-dessus d’elles. » (p. 175)

Si le volcan de la montagne Pelée est rappelé par Edward, c’est son ultime ouvrage et cette bizarrerie de vase qui sont évoqués dans « Love waves », troisième et dernier récit composant Les larmes de saint Laurent. Cette fois, nous sommes à Montréal, cent ans plus tard. Nous accompagnons une jeune femme dont l’occupation consiste à promener quotidiennement les chiens de diverses personnes. Le mont Royal est son lieu de prédilection où ses amis les bêtes s’esbaudissent sous son regard bienveillant devant leur liberté retrouvée. Vladimir, Estragon, Paillasson et Lili l’écoutent au doigt et à l’œil comme si elle était leur chef de clan. S’ajoute Damoclès, un chien qu’elle a sauvé de l’abandon, promu gardien de la meute.

Un jour à la montagne, « sous le hêtre au pied duquel elle a l’habitude de s’asseoir quelques instants avant de poursuivre par le sentier rocailleux menant à l’université, se dresse ce jour-là un inukshuk fermement planté sur ses deux courtes jambes ». (p. 216) Par la suite, elle « découvre, différent et pourtant toujours fait des mêmes pierres, avec l’impression de retrouver un ami depuis longtemps perdu dont elle reconnaît les traits sous une série de masques. » (p. 217)

« Le boisé Saint-Jean-Baptiste est la propriété du Cimetière Mont-Royal » et les chiens doivent être tenus en laisse, ce qui la fâche. Apercevant un jeune homme qui semble s’occuper des lieux, elle l’invective sur ces règles injustifiables. Impassible, il lui fait d’abord remarquer que ses chiens semblent avoir froid, puis explique, exemple à l’appui, pourquoi les clebs doivent être attachés.

Les liens entre la promeneuse et l’employé du cimetière se tissent au fur et à mesure qu’on découvre leurs centres d’intérêt et la liberté que leur enseignent la faune, la flore, la nature et leurs lectures. Petit à petit, l’un et l’autre se révèlent : lui par ses différentes lectures dont Théorie Mathématique de l’Élasticité d’Edward Love, elle par sa détermination à vouloir supprimer toutes entraves à ce qui bouge sur terre. Ils s’apprivoisent sans jamais s’identifier et sans exprimer leurs sentiments.

Un jour, voyant « la silhouette du chapiteau tout blanc que vient planter le cirque à la lisière de la ville », elle éprouve un malaise qui devient une mise en abyme racontant un numéro de trapèze qui vire au drame quand Colombine, la trapéziste, « est brutalement ramenée vers le haut à mi-chute » grâce au harnais qui la retient et que son compagnon, Pierrot, « atterrit violemment dans le filet de sécurité ». Que raconte cette parenthèse, sinon une page d’un passé composé où la jeune femme s’appelait Colombine que son amoureux n’a pu rattraper.

Puis, les événements se suivent dans une certaine langueur : le décès de Damoclès, l’hospitalisation de la jeune femme, la traversée de la rue Saint-Laurent à partir du fleuve en direction nord, etc. La chute de la narration se déroule, une nuit durant, dans un mausolée du cimetière du Mont-Royal et cèle leur relation. Elle se nomme Rose Cyparis, lui William Love, faisant ainsi écho aux précédents récits.

Les larmes de saint Laurent joue de tous les registres qu’une narration peut exploiter, de la fiction pure au conte féérique, de l’imaginaire presque fantastique à la description du comportement humain. Chaque fois que le registre change, il convient à la situation vécue par les personnages comme s’ils exigeaient ces transformations. Ce roman a quelque chose du cabinet de curiosités abritant « des choses rares, nouvelles ou singulières ».

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