mercredi 24 février 2021

 Michel Jean

Kukum

Montréal, Libre Expression, 2019, 224 p., 24,95 $.

Racisme citoyen, racisme d’État

Le mimétisme du racisme des Québécois vise surtout les immigrants dont la couleur de peau et la culture sont différentes. Mais que dire des populations autochtones parquées dans des réserves par l’État, tout en tentant n’annihiler leurs langues et leurs cultures? Les tristes événements du CHRDL de Joliette m’ont ébranlé, pour des raisons personnelles, et longuement fait réfléchir au sort fait aux Amérindiens depuis le débarquement de nos ancêtres colonisateurs.


 

Je suis alors revenu à Kukum, roman de Michel Jean récipiendaire du Prix littéraire France-Québec 2020. Pourquoi cette histoire innue parmi les nombreuses autres? Pour ses qualités intrinsèquement littéraires très certainement, mais aussi pour les rapports de la narratrice avec la communauté franco-québécoise qui s’établissait petit à petit sur la rive du Pekuakami, le lac Saint-Jean.

Kukum, c’est l’arrière-grand-mère du romancier. Jeune enfant, elle a été « adoptée » par un couple, bon chrétien, devenu son oncle et sa tante. Avec Almanda, les Fortier formaient une famille installée à Saint-Prime dans le but de « faire de la terre » comme Samuel Chapdelaine, le personnage de Louis Hémon. C’était, on l’imagine, une vie très dure à mener pour le corps et pour l’esprit.

Un jour qu’Almanda est au champ, un jeune innu s’approche sans bruit. Coup de foudre des jeunes gens? Sans aucun doute, car cette rencontre est de point de départ d’une aventure qui durera jusqu’au décès de chacun d’eux, des décennies plus tard. Thomas Siméon revient quelques fois la visiter avant de demander la main de la jeune femme. Pour les Fortier, le départ d’Almanda signifie une bouche de moins à nourrir, ce qui n’est pas rien quand on vit dans une précarité de tous les jours. Pour l’adolescente, cette union laisse entrevoir une liberté qu’elle imagine plus grande que la nature environnante.

Elle est rapidement acceptée au sein du clan des Siméon constitué de Malek, le père de Thomas, de Daniel, son frère cadet, et de ses sœurs Christine et Marie. N’oublions pas que c’est Almanda qui raconte la trame fragmentée du récit selon les événements marquants survenus au fil des ans. On comprend qu’elle écrive au début du récit : « Qu’aurait été ma vie si un jeune chasseur aux yeux bridés n’était pas passé par là, attiré par un vol d’outardes? »

Amanda, comme on a l’habitude de l’appeler, doit refaire son éducation, car la vie des Siméon, installés l’été dans la bourgade de Pointe-Bleue, n’a rien à voir avec ce qu’elle connaît. La langue d’abord qui oscille entre un innu-aimun et un français approximatif. Surtout, un mode de vie qui lui est totalement inconnu : « Petit pas par petit pas [dit-elle], mon corps autant que mon esprit s’adaptaient au mouvement quotidien de l’existence nomade. »

La fougue d’Amanda et le calme de Thomas rythment la passion amoureuse qui les unit. Nous ne sommes pas dans une histoire fleur bleue, mais dans celle d’une impétuosité hors de l’ordinaire qui semble ne jamais s’épuiser. La vie de couple au sein d’un clan apporte un peu de sérénité à Amanda qui n’a connu que la bonté chrétienne d’une famille approximative où les règles sont dictées par l’Église et l’État, loin du quotidien des gens.

Les Siméon n’ont de lois que celles de la nature et celles d’un créateur aimant et respecté. Amanda s’intègre dans une société aux modes de vie ancestraux, tout en imposant naïvement quelques élans inhabituels, comme de vouloir apprendre à chasser ou de suivre son époux dans ses longs périples hivernaux à la recherche de gibier et d’animaux à fourrure sur le territoire des Passes-Dangereuses où les Siméon hibernent.

Ses insoumissions, Amanda les raconte sans gloire, car elle croit qu’il en a été ainsi que grâce à l’ouverture d’esprit du clan. Ses nombreuses conversations avec Malek, le chef de clan, illustrent bien l’affection et le respect de l’un pour l’autre. Il en va de même pour l’harmonie fraternelle qui existe entre elle et ses belles-sœurs, peu importe la situation à laquelle elles font face. « J’ai appris en les observant comment faire tout cela [le tannage des peaux par exemple]… Je ne saurais le dire, mais en découvrant les gestes lents et assurés des sœurs Siméon, comme une enfant, je m’initiais à un savoir ancien. »

La vie aventurière et nomade que raconte la narratrice sert de toile de fond sur laquelle se déroule le quotidien des Innus de Pointe Bleue. Pour ces familles, la nature s’écrit avec un grand N, car elle est l’essence même de leur existence. Si bien que lorsqu’on fait la coupe à blanc des forêts de plus en plus éloignées et qu’on instaure la drave sur les cours d’eau qui leur sont nécessaires, on détruit leurs habitudes de vie.

Amanda devient mère plusieurs fois et sa première grossesse, qui se déroule en mode nomade, est un événement marquant pour le clan Siméon. Comme l’est plus tard sa décision d’envoyer ses enfants à l’école pour qu’ils puissent s’adapter, inexorablement, à un mode de vie différent du leur. Lire, écrire, compter sont des savoirs qu’Amanda a conservés de sa jeunesse; la lecture surtout qui a occupé ses longs moments de solitude.

Ultime fait d’armes de Kukum, mot qui signifie grand-mère : Amanda se rend à Québec, par train, pour rencontrer Maurice Duplessis et se plaindre qu’on fauche régulièrement la vie de jeunes enfants sur les rues de son village. Après une attente patiente, elle rencontre le « Cheuf » qui, bien qu’il lui rappelle son impuissance devant une demande amérindienne à laquelle seule Ottawa peut répondre, en vient quand même à faire construire des trottoirs dans le village.

Le roman de Michel Jean a quelque chose de profondément triste sans qu’il en paraisse vraiment. Comment en si peu d’années a-t-on pu détruire une société plus que centenaire, son habitat, sa langue, sa culture, ses us et coutumes? Assimiler, folkloriser, honnir même, entre autres à travers des pensionnats dévastateurs où, au nom de la sainte Église, on abêtissait et même abusait des enfants. Le ton de Kukum n’a rien de revanchard tout en exprimant la réalité vécue par cette femme plus grande que l’histoire qu’elle raconte, parfois avec des pointes de colère sourde. On ne sort pas intègre de ce roman, car, sans prêchi-prêcha, le romancier nous met devant la triste évidence d’un racisme sourd.

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