jeudi 2 janvier 2020

Louis-Philippe Hébert
Voyages en train avec ma sœur
Montréal, de la Grenouillère, coll. « L’atelier des inédits », 2019, 184 p., 18,95 $.

« Parce qu’écrire… »

Les poèmes de Voyages en train avec ma sœur, le second recueil de poèmes en prose devenus épopées, m’ont ramené à l’époque du collège classique qu’évoque Louis-Philippe Hébert. Ces histoires m’ont rappelé Baudelaire et son Spleen de Paris et, plus encore, Vieillir, une chanson de Brel pour qui « Mourir cela n’est rien / Mourir la belle affaire / Mais vieillir / Ô vieillir! ».



Les dix-neuf poèmes du livre sont autant de miniatures réfléchissant l’image arrêtée d’un jour désormais évanescent que l’écrivain voudrait bien ranger parmi ses souvenirs pour éviter qu’ils ne s’effacent. Pour s’en assurer, il balise ces épopées nostalgiques entre le poème éponyme, « Voyages en train avec ma sœur », et « Le train électrique » où il ravive le souvenir de Mondrian (1872-1944), pionnier de la peinture abstraite, en assimilant ses toiles au collégien qui s’égard dans une gare de triage comme sur les lignes d’une toile du maître.
Si, comme d’autres écrivains, L.-P. H n’a jamais hésité à se mettre en scène dans sa poésie comme dans ses récits, jamais ne l’a-t-il fait avec une telle évidence. Chaque texte est tel un arrêt sur une image de sa vie, scrutant un détail d’un instant fugace. L’auteur est ainsi en pleine modernité, milléniaux voire post-milléniaux, puisque saisir l’éphémère du temps pour y inscrire le poids de l’instant balaie toute autre activité, si importante soit-elle.
Les souvenirs habitent ces « voyageries » comme dirait son contemporain VLB. Chacun des poèmes est un reflet d’être, certains plus marqués ou définis que d’autres. Le poème initial d’abord puisqu’il s’ouvre sur le plus large panorama où l’entièreté du livre se projette : "je sais que tout cela sera effacé un jour / perdu de vue, perdu désormais / dans une mémoire incertaine / mais ce dont je me souviendrai toujours / c’est que, à côté d’elle, de ma sœur / de ma grande sœur Nicole / je n’ai jamais éprouvé la peur (23) […] aujourd’hui / c’est à ma bien grande peur / que je donne la main". (25)
Nostalgie évoquée dans le trajet, matin et soir, de Saint-Bruno à Montréal, avec arrêt obligatoire à Saint-Lambert où sa sœur étudie et en destination de Montréal où il lui faudra marcher jusqu’au Collège Sainte-Marie. Nostalgie de la mère qui "est morte et que tu ne veux plus publier / ta mère a perdu la vie et toi, ton unique lectrice" (28). Nostalgie des femmes aimées, car "tu ne comprends rien aux femmes qui t’ont / abandonné / là aussi, ça pourrait être l’inverse / elles prétendent que c’est toi qui aurais tout / manigancé" (29). Mais, "On ne pourra pas prétendre que tu ne les as pas / aimées / les femmes de ta vie qui venaient par deux […] deux Marie-Claude, deux Madeleine, deux Hélène". (46)
La mélancolie que distillent certaines pages n’appesantissent pas le fil continu, d’une page ou d’un poème à l’autre, car elle guide l’inventaire des petits riens et des grands tous de l’existence du poète. Un exemple me semble ici approprié : «La buvette des Jardins du Luxembourg», dédié à son regretté ami et éditeur Gaëtan Lévesque. Ce texte, paru dans un ouvrage rendant hommage à ce maître de l’arrière-scène littéraire, raconte un jour de 2012 où L.-P. H., Gaëtan et Jacques trinquaient à la terrasse du parc légendaire comme s’ils lisaient l’éternité sans lendemain au fond d’un verre de Brouilly, une éternité nommée Littérature.
L’inévitable question de l’identité émerge de ces images d’instants passés actualisées : "qui suis-je aujourd’hui, désemparé / si je ne suis celui qui a été celui qui a aimé? / qui suis-je à ramasser mes vêtements? / à les ressasser devant toi, ma chérie, mon poème / flambant nu, complètement dénudé / dépourvu de tout déguisement?" (99) Cette quête, si tant est, semble encore plus dérangeante ou même envahissante dans « Visite de l’auteur à une classe dissipée » où comme le dit si bien Apollinaire dans une phrase en exergue : "prenez place, le cirque va bientôt commencer". (113) La métaphore de Dieu le fils et celle de Dieu le père peut sembler de l’outrecuidance, mais il n’en est rien dans le contexte de cette visite, car "j’avais l’âge de Dieu le fils / à cette époque-là" (132), alors "je vois la vérité aujourd’hui / je sais à quoi m’en tenir / j’ai appris mon rôle / je suis devenu Dieu le père". (133)
Plus loin dans ce poème, le masque tombe : "mentir est une profession de foi / tous les écrivains savent cela / on peut passer sa vie à se mentir / c’est du mensonge la manifestation par excellence / on appelle ça de la poésie // on peut consacrer toute sa vie à mentir aux autres / et pour cela, il y a des académies". (139)
Voyages en train avec ma sœur est-il un recueil de vérités ou de mensonges? Qu’importe, car dès que la vérité entre en littérature elle devient fiction, un domaine sur lequel règne le mensonge maquillé des atours ou des parures de l’art d’écrire. Alors que Le View-Master, prose poétique paru plus tôt cette année, était une modernisation de l’épopée, ce nouvel ouvrage tient plus du poème en prose, car il « "s’arrache à l’écoulement littéraire de la prose; il s’installe dans un espace limité, condensé, organisé" (J.-L. Joubert). On reconnaît en lui, à la lecture, cette "attention à la forme même de l’énoncé" qui définit, selon Jakobson, la fonction poétique du langage. » (Laffont-Bompiani, 781-782)
Cette recension serait incomplète si je ne disais un mot du poème en prime, «Mon chapeau de paille», chanson écrite en 1930 par le folkloriste Conrad Gauthier dont on peut entendre la nostalgie sur YouTube.

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