Jean Royer
L’autre parole, L'arbre du veilleur IV, poèmes didactiques
Montréal, Noroît, coll. « Chemins de traverse »,
Montréal, 2019, 192 p., 30 $ (imprimé), 15,99 $ (numérique).
Le veilleur s’en est allé
Le 4 juillet dernier décédait l’écrivain
Jean Royer, mon ami qui m’a appris que la poésie était d’abord un mode de vie. Ses
livres me permettent de conserver sa présence au sein de celles et ceux que je
nomme affectueusement mes amis littéraires. Un petit cercle, un tout petit
cercle vieillissant.
Quelques mois avant son départ, Jean
avait remis à Paul Bélanger, son ami éditeur, le tapuscrit du quatrième tome de
« L’arbre du veilleur », L’autre parole : poèmes didactiques.
Cette suite est son legs, sous forme d’un vaste panorama de la poésie
francophone, un hommage à leurs autrices et auteurs dont il nous encourage à
visiter les œuvres.
Je me souviens très bien du jour
où Jean m’a tendu le plan de travail de ce qui allait devenir les trois essais de
« L’arbre du veilleur » – le livre éponyme, puis La voix antérieure,
paysages et poétiques, et La fêlure, la quête : notes sur la poésie.
Le décès de Micheline La France, sa compagne de longue date, a ravivé son insatiable
besoin d’écouter les voix féminines de la poésie. Cela donna lieu à la publication
de Femmes et littérature: entretiens sur la création (Bq, 2017), des entretiens
qui « veulent décrire l’évolution de l’approche des femmes dans leur acte
de création littéraire. »
Cet élan s’est poursuivi et devenu
L’autre parole. « Cet essai peut être lu comme une ode à la vie et
à l’histoire littéraire, à "l’autre parole", celle de la poésie
québécoise actuelle, particulièrement celle des femmes poètes et de leurs
thématiques. Le poème didactique est ici une dilecture (dilection et lecture, hommage
sensible aux voix poétiques qui ont compté), selon la définition du poète belge
Guy Goffette : la mise en abyme d’une œuvre qu’on admire, par citations,
descriptions, aspects particuliers ou essais de synthèse de l’œuvre. Jean Royer
y aborde aussi le poétique en général et la mélancolie, thème fondateur des
cultures, concluant avec "l’élan d’écrire" et un regard sur
l’héritage de la modernité. Cet essai personnel, didactique et ludique à la
fois, dédié à différents aspects et visages de la poésie, compose le 4e
volume du cycle de "L’arbre du veilleur" ».
Cette synthèse de l’essai ne doit
pas faire craindre d’y entrer, Jean Royer ayant toujours été un rassembleur. C’est
d’ailleurs pourquoi il a choisi la forme du poème didactique qui « a pour
mission d’éclairer notre regard vers les choses et de questionner notre destin. »
Cela se traduit par un ouvrage dont les poèmes des cinq premiers segments, identifiés
ou non comme étant tirés d’un recueil, relient entre eux des vers, parfois en
prose, les voix d’écrivaines se faisant écho, devenant ainsi poème dans le
poème comme l’histoire dans l’histoire d’une prose narrative, une mise en
abyme.
Le lecteur s’adapte rapidement à
cette poésie où les voix de femmes abordent des sujets ou des thèmes qui leur
sont propres. Cela rappelle Anne Hébert qui, lors d’un entretien avec Jean
Royer en 1982, annonçait comme un présage : « … je crois que l’on vit
une époque où la femme certainement devient plus consciente de ce qu’elle veut
ou désire, plus consciente même de sa forme dans l’univers. »
La première partie de l’essai emprunte
le titre de l’ouvrage, « l’autre parole », et leur donne préséance sur
tout autre discours. Il y a « le retour », « l’autre parole »,
« du poétique », « de la mélancolie » et « de l’élan d’écrire ».
Si on a souvent écrit que la présence des femmes en littérature, en poésie
particulièrement, a trop longtemps été soulignée par des hommes, l’essayiste
est d’abord ici le veilleur et le passeur, expression très chère à Jean Royer,
de leur parole « la plus haute flamme ». Dans cet écheveau de poésies
au féminin, il y a tant et tant à retenir, mais, la voix de l’aimée en-allée se
fait entendre, empruntant, entre autres, les images de Suzanne Biron : « Et
mon amour, au plus fort de la mort, sera une présence douce, une amie, une aide
pour la suite de ta vie. »
Avant de tourner la page de la
première partie du livre, ce texte de Nicole Brossard retient toute mon attention :
« Écrire c’est exister… c’est cette circulation entre soi et le monde, qui
constitue la vie intérieure, elle-même source de création tel un streaming de
la conscience la rapprochant d’un goût de la création. [qui] se situe exactement
où le sens s’inquiète. »
La seconde partie du livre propose
vingt tableaux d’écrivaines et d’écrivains, ainsi que trois poèmes originaux de
Jean Royer, sous le thème « L’héritage ». En ouverture, « Prélude
ou fugue » donne, en trois temps, la perspective de la visite à laquelle nous
sommes conviés.
Ton poème un legs
de l’utopie du langage
dans un esprit de recherche
invente ses arcanes
– prélude ou fugue
le poème pour le poème –
Qui sont celles et ceux qui reçoivent
une ultime salutation ou une nouvelle reconnaissance au ton aussi poétique que les
invités de l’auteur? De vieux écrivains français incontournables pour celui qui,
comme celles et ceux de sa génération, est entré en littérature, puis en poésie
par la seule avenue, celle des Champs Élysées d’une autre époque : Rimbaud,
Apollinaire, Christine de Pisan, Marceline Desbordes.
Puis, ces femmes et ces hommes de
chez nous qui ont marqué leur époque et dont Jean Royer a partagé les œuvres à
l’occasion d’entretiens ou dans son incontournable « Introduction à la
poésie québécoise » : Anne Hébert, Michèle Lalonde, Josée Yvon, Marie
Uguay, Louise Marois, Roxane Desjardins, France Théoret, Roland Giguère, Paul
Beaulieu, Gaston Miron et Gilles Vigneault.
L’essayiste ouvre la porte grande
à l’univers innu des poétesses Joséphine Bacon et Natascha Canapé Fontaine et du
poète Pierrot Ross-Tremblay, innu lui aussi. Mains tendues, réconciliation
attendue pour de bon par les mots et les images qu’elles érigent d’un recueil à
l’autre comme pour baliser le temps qui leur a été volé et qu’elles, comme lui,
mettent en perspective de la renaissance arrivée et reconnue.
Entre ces pages où Jean Royer fait
l’ultime portrait des poétesses et poètes dont les œuvres l’habitent, surgit la
Femme de « Silence et douleur » dont il rappelle le non-statut qui,
même s’il existe maintenant, pose toujours le « Qui étiez-vous? » à
laquelle il répond : « Vous étiez pourtant le rêve de toujours aux ciels
de l’autre Histoire du monde ». Pour marquer d’une encre indélébile la
place des poétesses qu’il affectionne, il rappelle chacune d’elles dans « L’exclusion
et l’oubli », accolant à chacune le message que leurs vers évoquaient hier
et évoqueront toujours.
Enfin, Jean remet son tablier de
poète pour rendre un dernier hommage aux écrivaines chez qui il « découvre
une autre humanité » et à sa mère, Alice Wright, dédicataire de l’essai :
– la voix de ma Mère dans ma
voix
m’aura transmis le Chant de la
terre
souffle de vie, la Poésie –
la terre dans la bouche des mères.
En refermant L’autre parole :
poèmes didactiques, j’ai revu mon ami assis sous un arbre plus que centenaire
du Square Saint-Louis qu’il aimait tant et d’où il veillait sur la Poésie, ses
artisanes et artisans. À deux pas de Nelligan et de Miron, il plongeait dans un
sommeil réparateur où les routes de l’éternité se dessinaient, voies ultimes vers
les retrouvailles de celles et ceux qu’il a aimés, Micheline en tout premier
lieu. Si vous passez par-là, recueillez-vous devant un arbre, n’importe lequel,
car son esprit les habite tous.
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