Sylvie Drapeau
L’enfer
Montréal, Leméac, 2018, 96 p., 12,95 $.
S’enfoncer dans une
psychose cul-de-sac
La comédienne Sylvie Drapeau est
montée sur la scène de l’écriture avec Le
fleuve, paru en 2015 chez Leméac. Fort bien accueilli, ce récit relate les souvenirs
d’une enfant de 5 ans, sa famille, ses sœurs et Roch, l’aîné, la meute comme
elle dit. C’est l’été, le temps est beau et les enfants vont à la plage. Le
garçon défie le destin, s’aventure au loin et il est surpris par la marée haute
qui l’emporte.
Dans Le ciel, paru en 2017, la même narratrice achève une adolescence revendicatrice,
surtout envers sa mère, Gabrielle. À 20 ans, elle part étudier à Montréal, découvre
l’amour et ces gestes si mal vus par sa mère. Puis, elle part pour Paris avec
Marc, qui se révèle tout autre que celui qu’elle croit aimer. De retour au
pays, un autre drame familial éclate : Guigui, surnom affectueux de
Gabrielle, souffre d’un cancer du sein. « Trois mois à vivre »,
estime un jeune médecin. Trois mois à se relayer, à faire l’aller-retour sur le
chemin du fleuve pour tenter de conjurer le sort et son insoutenable
acceptabilité.
On croit que le climat familial
dans lequel tourbillonne la meute est sans histoire, si bien qu’on est étonné quand
le désarroi éclate au grand jour. C’est ce thème qu’aborde L’enfer (2018), le troisième roman d’une tétralogie.
La mort successive du grand frère
et de la mère a resserré les liens qui unissent la narratrice et ses sœurs. Il
va de soi qu’elles accueillent leur frère cadet venu les rejoindre dans la
Métropole. Absent des précédents récits, Richard fut surprotégé par leur mère
qui voyait en lui un homme délicat, attentif, sensible aux attentes des femmes.
Qui pouvait en vouloir à ce garçon, jamais vraiment devenu un adulte, même
après le décès de Gabrielle, que leur père ne cessait de tarabuster, car
Richard semblait incapable de satisfaire ses exigences.
Le jeune homme, ignorant quels métier
ou profession lui plairaient, choisit de devenir comptable agréé au grand dam
de tous. La meute en vient à comprendre que c’est sa façon d’affronter leur
père sur son terrain, lui qui avait rompu avec la tradition familiale
d’agriculteur en devenant un modeste comptable.
Un jour, Richard disjoncte et commence
à perdre la tête. Il faut beaucoup temps à la meute pour débrouiller les ondes
de ce mystère, et un coup de semonce pour qu’elle comprenne : il a met le
feu à son logement. Emprisonné, son incarcération n’arrange rien. La narratrice
trouve difficile de voir l’avenir de son cadet coulé à pic. Qu’est-ce que ce regard
destructeur qu’il projette quand la crise arrive? Ces yeux vidés de leur éclat
pour toujours par la médication qui altère aussi son esprit et tout le reste de
sa personnalité.
D’une crise à l’autre, Richard s’enlise
dans « l’enfer » du titre jusqu’à ne plus pouvoir remonter à la
surface. Il devient impossible de lui tendre la main sans risquer de sombrer
avec lui. Alors, la meute se relaie auprès de lui pour éviter la contagion de
son mal de vivre. La narratrice, pour comprendre ce qui arrive, fait des retours
en arrière sur la vie familiale, les rapports entre les uns et les autres, le
décès de Roch, le père et ses maîtresses, la mère trop chrétienne et Richard
sous ses jupes.
Il faut huit ans pour que le
frère cadet atteigne le fond du baril. Épuisée, la narratrice ne répond plus à
ses appels nocturnes. Une nuit pourtant, deux policiers sonnent à sa porte, elle
sait avant de leur ouvrir que Richard est mort. Le coroner rapporte que l’accident
de voiture qui l’a emporté était un geste «d’autodestruction», un suicide. Pour
la meute et le père, le « monstre schizophrénie avait [enfin] quitté ton
corps .»
Quel récit qui rappelle
l’impuissance devant la maladie mentale et le désarroi dans lequel elle plonge cette
fratrie! Sylvie Drapeau, dans une prose d’une grande limpidité, y dénude l’âme
de ses personnages, éclairant la pensée et les gestes de chacun, même le
silence tumultueux du père. L’enfer poursuit
ainsi la quête du souffle de la vie qui anime cet univers familial imaginé.
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