mercredi 23 mai 2018

Louis-Philippe Hébert
Le spectacle de la mort
Montréal, Lévesque, coll. « Réverbération», 2018, 126 p., 23 $.

L’écrivain hologramme

Un colis-poste dans lequel on a glissé un livre de Louis-Philippe Hébert est toujours piégé. En l’ouvrant, le destinataire sera téléporté dans un univers dont la fulgurance des images le rendra tout autre que ce qu’il croit être. Je le sais d’expérience, car j’ai reçu des dizaines de ces envois qui m’explosent au visage dès que je tourne les premières pages du livre.
S’habitue-t-on à de tels bouleversements, tout littéraires qu’ils soient? Non, mais on ne saurait se passer de la décharge d’adrénaline que provoque un tel éclat. Quel plaisir des sens allait m’apporter son nouvel opus Le spectacle de la mort?




Surprise, étonnement et tout le touintouin de constater que l’écrivain a choisi un genre vieux comme le monde, le roman épistolaire. Les plus anciens ouvrages ayant emprunté cette forme « date de l’Antiquité gréco-latine » et son « apogée [fut] à la fin du siècle des Lumières, autour de 1780 ». Le choc absorbé, j’ai constaté en feuilletant le livre que l’auteur nous confiait une suite de courriels envoyés, du 29 février au 14 mars 2016, à D. G., un ami écrivain, alors que le narrateur est à Albi, en Roumanie, pour y prononcer une conférence.
L’auteur des correspondances se nomme Louis-Philippe Hébert, le double de l’écrivain est ainsi narrateur et maître du jeu. Autofiction? Univers imaginaire? Qu’importe, car chercher à démêler cet écheveau est inutile à la compréhension de l’histoire.
Celle-ci se déroule en vase presque clos, le correspondant est pour ainsi dire reclus dans une chambre d’hôtel où ses hôtes l’ont installé. Cet enfermement est prétexte à un huis clos avec lui-même et avec des personnages de son passé qu’il voit apparaître tels des hologrammes à leur image. Il y a sa mère, son père, son ami Émile Lazare dit ‘Mille l’apiculteur, Emil Cioran l’écrivain roumain, et Ariane une amoureuse d’autrefois impossible d’oublier.
Ces gens vont et viennent dans son esprit, illustrant cette phrase mise en exergue du roman : « Le passé s’ajoute. Le futur se soustrait. » Nous comprenons ainsi que le narrateur et correspondant est un écrivain vieillissant qui, à travers les pages de ses propres œuvres, se souvient d’événements relatifs au temps, aux lieux et aux gens qui l’interpellent, ce qu’il raconte au destinataire de ses courriels qui ne lui répondra jamais.
Plus le récit avance, plus tout s’embarbouille autour du narrateur dès qu’il quitte sa chambre. Il y a la barrière linguistique qui lui semblait franchissable grâce à sa connaissance du latin et du grec ancien, mais qui s’avère plus difficile. Si bien que, devant l’auditoire de la conférence, il peinera à comprendre la version roumaine de son exposé, comme s’il était prisonnier de son propre texte.
Ce n’est pas tout. À l’hôtel, le personnel, si courtois les premiers jours, est de moins en moins amène. Même la femme de ménage ne comprend pas qu’il veut qu’elle fasse le lit, l’époussetage et lui apporte des serviettes propres. Cela sans parler de la salle à manger et de l’espace réservé au petit déjeuner où la présence de tant de gens l’accable, car trop de visages évoquent des souvenirs, agréables ou non.
L.-P. croit être « devenu trop encombrant. Je vois trop de choses. Je soupçonne trop bien ce qui se passe ici. » Et d’ajouter : « Je n’ai jamais été si conscient. Jamais eu la conscience si aiguisée. Jamais été aussi attentif au monde qui m’entoure. » C’est là qu’il comprend qu’« un enfant torturé traînera toute sa vie son gouffre. Il tentera de la combler. Moi, par mes écrits. D’autres, par des lectures… »
Il pousse plus loin la compréhension de ce karma en écrivant la veille de son départ d’Albi : « Mon cher ami, vous aviez sans doute compris depuis longtemps que tout écrivain véritable est le fruit d’une meurtrissure, et que son œuvre entière en comporte la référence méthodique – voilà l’explication! il écrit selon une méthode pleine de détours et de circonvolutions qui tempèrent ses aveux, qui retardent sa confession, et qui se jouent dans un temps au ralenti. »
Le genre épistolaire s’est toujours inspiré de la réalité et de l’imagination des auteurs. Le spectacle de la mort puise-t-il dans la réalité et la fiction de L.-P. Hébert? Qui sait? Chose certaine, c’est que l’écrivain a séjourné en Roumanie à l’époque où il situe le roman et que les références qu’il fait aux lieux et aux personnages croisés sont vraisemblables. Ce décor et toutes les sensations physiques ressenties nourrissent l’enfermement dans lequel s’est terré l’auteur des courriels lui ont permis d’enfin comprendre d’où lui vient cette irrépressible passion d’écrire.
Louis-Philippe Hébert n’a jamais été aussi transparent, selon une expression à la mode, en s’identifiant au narrateur du récit et en lui faisant porter le poids de ses gestes et de ses réflexions. Roman épistolaire, mais aussi histoire intimiste qui jette un éclairage original sur ce qui motive le besoin, l’urgence d’écrire.

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