mercredi 5 février 2025

Odile Tremblay

Le bestiaire à pas perdus, illustrations de Marie-Hélène St-Michel

Montréal, Boréal, 2024, 240 p., 27,95 $.

« Plus humaines que bien des conquérants »

Tenir et écrire une chronique sont des actions distinctes. La première définit la régularité d’une rubrique, la seconde évoque sa littérarité. Il en est ainsi, de la prose journalistique d’Odile Tremblay, qui attirait régulièrement mon attention grâce à la finesse de ses observations et à la pertinence du propos. Parfois, elle tenait chronique, mais, plus fréquemment, elle écrivait – on dit « torchait » dans le milieu – un papier qui méritait mieux que l’éphémère d’un journal quotidien.


Voilà que madame Tremblay, sortie des pages du Devoir, nous propose Le bestiaire à pas perdus, un recueil de vingt-huit récits, chacun attirant notre attention sur un animal, à plume ou à poil, volant, rampant ou déambulant à petits pas, prudemment ou non, dans l’espace que nous leur avons laissé depuis que nous squattons leurs territoires qui, désormais, s’érodent comme peau de chagrin.

Le bestiaire du titre peut évoquer les fables, celles de La Fontaine n’étant jamais loin dans la mémoire collective des générations passées. Les fabulistes, ces marchands de « fake news » de l’époque d’Ésope (XVIIe siècle), dressaient les pauvres bêtes à imiter plus bêtes qu’eux, c’est-à-dire les humains, pour dire leurs quatre vérités, soulignant leurs travers les plus terribles qui, parfois, donnaient la peste suggérée par La Fontaine lui-même.

Heureusement, les animaux paradant dans l’univers d’Odile Tremblay ne sont pas de ces monstres essaimant des valeurs morales sur leur passage, mais de véritables sujets d’observation dans la nature d’ici ou d’ailleurs, rarement dans des milieux d’enfermement, comme les jardins zoologiques ou les réserves protectrices.

Ces rencontres, si elles sont arrangées par la dame au clavier, n’en sont pas moins sans autres filtres que leur personnalité, agréable ou patibulaire, et la communication que l’écrivaine établit avec elles ou eux selon sa perception et son imaginaire. Elle fait de ses observations des récits plein d’ironie et d’une autodérision joviale, mais jamais jovialiste. Vous aurez compris mon enthousiasme par-devers ce recueil. Je vais l’illustrer mon engouement par quelques exemples tirés des vingt-huit récits.

Un mot avant pour souligner la qualité des illustrations originales de Marie-Hélène St-Michel présentées en ouverture de chacun des textes, dans un cadre en forme de médaillon. Si on les remarque sans trop d’attention, il faut y revenir et découvrir que chacun des dessins apporte une troisième dimension au propos de l’autrice, un regard original sur le sujet.

Ainsi, le béluga qui nous accueille aux portes de « L’adieu aux baleines blanches » a une allure de gamin qui se moque de l’intérêt que les humains lui portent, comme s’il se payait leur tête en leur offrant un spectacle dont il est l’unique maître de piste. Croyez-moi, ce petit mammifère marin a plus un tour dans son sac et sa naïveté lui occasionne trop souvent des ennuis.

Les premiers cétacés, « ci-devant appelés marsouins », qu’Odile Tremblay observa, le furent à Saint-Joseph-de-la-Rive, un village des Éboulements en face de L’Île-aux-Coudres où sa famille passait les vacances d’été. « Pourtant un beau jour, ces joyeux baigneurs se sont éclipsés de notre panorama, bien déterminés à ne plus dépasser le fjord de Tadoussac. Expulsés du fleuve pour cause d’habitat pollué, sans un dernier adieu au peuple des berges, comment aurions-nous pu deviner qu’ils nous manqueraient autant? »

Or, le cinéma, que l’écrivaine connaît par cœur, vient au secours de la mémoire collective grâce au documentaire Pour la suite de monde de Pierre Perreault et Michel Brault, où les « acteurs aquatiques avaient courtoisement attendu son clap de fin avant de plier bagage. Ils ont de la classe, les bélugas. » Que leur arrive-t-il par la suite? C’est la suite du récit où la réalité, aussi triste soit-elle pour le charmant cétacé, rappelle que la « cohabitation avec les humains ne leur a jamais vraiment porté chance. Ces derniers, durs d’oreille, ne saisissent rien à leurs récits. Entre les baleines et nous, des langues différentes privées de racines communes hissent la tour de Babel jusqu’à la surface des eaux. »

Un dernier passage de la saga des baleines blanches où apparaît une des plus célèbres d’entre elles : « Malheureux Moby-Dick, cétacé déchu des océans perfides! En prenant sa plume au milieu du XIXe siècle pour raconter son terrible destin, Herman Melville offrait à l’Amérique sa plus grande chanson de geste. L’allégorie de la reine des baleines, accusée de mille maux par un homme plus hargneux qu’elle, fit frémir les lecteurs jusqu’à la chair de poule. // Le cétacé aime se mettre en vedette, comme on l’a démontré. Ils transmettent des mythes sacrés aux écrivains de génie, seuls susceptibles de décoder leurs univers. Ensuite, tout est affaire de style… Melville fut leur plus grand scribe. »

« La chute du ookpik » est une autre histoire où Odile Tremblay s’approprie la réalité observable de cet oiseau, aussi appelé harfang des neiges, cet « oiseau totémique à grands yeux qui louchaient, réinventé dans la pierre à savon ou la peau de phoque. » « J’avais onze ans quand le premier harfang des neiges, en réponse à mon invitation, vint se profiler à Saint-Pétronille de l’île d’Orléans. Il regardait au loin comme un vieux sage… » Elle vit le même le lendemain, ensanglanté par le tir d’un chasseur. « On perd son innocence par à-coups, dit-on. Ce jour-là, j’ai su que l’immortalité n’existait pas et que les adultes pouvaient détruire des mythes en les prenant pour des oiseaux. »

Si je vous dis que madame Tremblay nous amène « Dans l’antre du dragon », vous croirez certainement qu’elle nous entraîne dans les sables mouvants de la Fiction, avec une majuscule. L’illustration lançant son propos convaincra même ceux d’entre vous qui doutent. Pourtant, « la fonte du pergélisol les ressuscite à la queue leu leu. Sortis de l’hibernation avec la ferme intention de nous en faire voir, leur mine de déterrés et leur langue bifide font frémir les plus téméraires... Omniprésents, ces monstres-là… À plein écran, les épouvantails d’antan ont bon dos et queue claquante… La mémoire archaïque entretient le brûlant souvenir des combats épiques entre dragon et hommes des cavernes pour la conquête d’une grotte à plusieurs chambres d’écho. Car la crise du logement ne date pas d’hier… »

Enfin, « Dans la marmite des sorcières » (207) est un beau prétexte pour faire vivre une longue liste d’animaux à poil ou à plume qui n’ont d’autre existence que celle inventée par des humains au grand plaisir des collectionneuses et collectionneurs, Odile Tremblay étant du nombre. « Ma première proie fut, dans le bric-à-brac d’un bled floridien perdu, une araignée d’argent aux yeux de feu. Le lézard serti de marcassite se glissa en douce près d’elle un peu plus tard… Ces bêtes ne marchent ni ne respirent. Qu’importe. Elles s’entassent dans mon bestiaire en réclamant aussi leur place au soleil. Si nombreuses, si repoussantes pour ceux qui ne savent pas voir; à mes yeux, d’autant plus précieuses… Reste que les amateurs éclairés m’ont comprise. »

Je soulignais plus haut l’autodérision dont l’écrivaine fait preuve, en voici un exemple amusant : « Désormais les rabatteuses des brocantes me claironnent leurs dernières trouvailles et les amis savent quoi m’offrir aux anniversaires. La marmite de la sorcière est en ébullition et réclame son butin renouvelé. » (208) Sur le même ton moqueur, elle termine ainsi cette apologie des bêtes sur broche : « Profanateur de marmite, ayez un peu de discernement et d’élégance dans le crime comme en toutes choses. Cambriolez, oui, mais pas nos délires! »

Lisant Le bestiaire à pas perdus, je me suis souvenu d’une chronique d’Odile Tremblay, « De 12 à 500 romans par an en 50 ans – Inventer la parole » (Le Devoir, 15 novembre 2020 – https://www.ledevoir.com/lire/310362/de-12-a-500-romans-par-an-en-50-ans-inventer-sa-parole). J’ai relu l’article qui fait un tour d’horizon des œuvres jugées marquantes de 1910 à aujourd’hui, en soulignant la vitesse sans cesse croissante du nombre de livres publiés annuellement. J’ajouterais son bestiaire à ce répertoire, car il a toutes les qualités requises pour y figurer grâce aux thèmes développés et à sa littérarité unique. Oui, unique, car on y reconnaît sans hésiter la plume de l’écrivaine qu’on a tant aimé lire dans Le Devoir et qu’on espère retrouver prochainement.

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