Odile Tremblay
Le bestiaire à pas perdus,
illustrations de Marie-Hélène St-Michel
Montréal, Boréal, 2024, 240 p.,
27,95 $.
« Plus humaines que bien des conquérants »
Tenir et écrire une chronique sont des actions distinctes. La première définit la régularité d’une rubrique, la seconde évoque sa littérarité. Il en est ainsi, de la prose journalistique d’Odile Tremblay, qui attirait régulièrement mon attention grâce à la finesse de ses observations et à la pertinence du propos. Parfois, elle tenait chronique, mais, plus fréquemment, elle écrivait – on dit « torchait » dans le milieu – un papier qui méritait mieux que l’éphémère d’un journal quotidien.
Voilà que madame Tremblay, sortie des pages du Devoir, nous propose Le bestiaire à pas perdus, un recueil de vingt-huit récits, chacun attirant notre attention sur un animal, à plume ou à poil, volant, rampant ou déambulant à petits pas, prudemment ou non, dans l’espace que nous leur avons laissé depuis que nous squattons leurs territoires qui, désormais, s’érodent comme peau de chagrin.
Le bestiaire du titre peut évoquer
les fables, celles de La Fontaine n’étant jamais loin dans la mémoire
collective des générations passées. Les fabulistes, ces marchands de
« fake news » de l’époque d’Ésope (XVIIe siècle),
dressaient les pauvres bêtes à imiter plus bêtes qu’eux, c’est-à-dire les
humains, pour dire leurs quatre vérités, soulignant leurs travers les plus
terribles qui, parfois, donnaient la peste suggérée par La Fontaine lui-même.
Heureusement, les animaux
paradant dans l’univers d’Odile Tremblay ne sont pas de ces monstres essaimant
des valeurs morales sur leur passage, mais de véritables sujets d’observation
dans la nature d’ici ou d’ailleurs, rarement dans des milieux d’enfermement,
comme les jardins zoologiques ou les réserves protectrices.
Ces rencontres, si elles sont
arrangées par la dame au clavier, n’en sont pas moins sans autres filtres que
leur personnalité, agréable ou patibulaire, et la communication que l’écrivaine
établit avec elles ou eux selon sa perception et son imaginaire. Elle fait de
ses observations des récits plein d’ironie et d’une autodérision joviale, mais
jamais jovialiste. Vous aurez compris mon enthousiasme par-devers ce recueil. Je
vais l’illustrer mon engouement par quelques exemples tirés des vingt-huit
récits.
Un mot avant pour souligner la
qualité des illustrations originales de Marie-Hélène St-Michel présentées en
ouverture de chacun des textes, dans un cadre en forme de médaillon. Si on les
remarque sans trop d’attention, il faut y revenir et découvrir que chacun des
dessins apporte une troisième dimension au propos de l’autrice, un regard
original sur le sujet.
Ainsi, le béluga qui nous accueille
aux portes de « L’adieu aux baleines blanches » a une allure de gamin
qui se moque de l’intérêt que les humains lui portent, comme s’il se payait
leur tête en leur offrant un spectacle dont il est l’unique maître de piste.
Croyez-moi, ce petit mammifère marin a plus un tour dans son sac et sa naïveté
lui occasionne trop souvent des ennuis.
Les premiers cétacés,
« ci-devant appelés marsouins », qu’Odile Tremblay observa, le furent
à Saint-Joseph-de-la-Rive, un village des Éboulements en face de L’Île-aux-Coudres
où sa famille passait les vacances d’été. « Pourtant un beau jour, ces
joyeux baigneurs se sont éclipsés de notre panorama, bien déterminés à ne plus
dépasser le fjord de Tadoussac. Expulsés du fleuve pour cause d’habitat pollué,
sans un dernier adieu au peuple des berges, comment aurions-nous pu deviner
qu’ils nous manqueraient autant? »
Or, le cinéma, que l’écrivaine
connaît par cœur, vient au secours de la mémoire collective grâce au
documentaire Pour la suite de monde de Pierre Perreault et Michel
Brault, où les « acteurs aquatiques avaient courtoisement attendu son clap
de fin avant de plier bagage. Ils ont de la classe, les bélugas. » Que
leur arrive-t-il par la suite? C’est la suite du récit où la réalité, aussi
triste soit-elle pour le charmant cétacé, rappelle que la « cohabitation
avec les humains ne leur a jamais vraiment porté chance. Ces derniers, durs
d’oreille, ne saisissent rien à leurs récits. Entre les baleines et nous, des
langues différentes privées de racines communes hissent la tour de Babel
jusqu’à la surface des eaux. »
Un dernier passage de la saga des
baleines blanches où apparaît une des plus célèbres d’entre elles :
« Malheureux Moby-Dick, cétacé déchu des océans perfides! En prenant sa
plume au milieu du XIXe siècle pour raconter son terrible destin,
Herman Melville offrait à l’Amérique sa plus grande chanson de geste.
L’allégorie de la reine des baleines, accusée de mille maux par un homme plus
hargneux qu’elle, fit frémir les lecteurs jusqu’à la chair de
poule. // Le cétacé aime se mettre en vedette, comme on l’a démontré.
Ils transmettent des mythes sacrés aux écrivains de génie, seuls susceptibles
de décoder leurs univers. Ensuite, tout est affaire de style… Melville fut leur
plus grand scribe. »
« La chute du ookpik »
est une autre histoire où Odile Tremblay s’approprie la réalité observable de
cet oiseau, aussi appelé harfang des neiges, cet « oiseau totémique à
grands yeux qui louchaient, réinventé dans la pierre à savon ou la peau de
phoque. » « J’avais onze ans quand le premier harfang des neiges, en
réponse à mon invitation, vint se profiler à Saint-Pétronille de l’île
d’Orléans. Il regardait au loin comme un vieux sage… » Elle vit le même le
lendemain, ensanglanté par le tir d’un chasseur. « On perd son innocence
par à-coups, dit-on. Ce jour-là, j’ai su que l’immortalité n’existait pas et
que les adultes pouvaient détruire des mythes en les prenant pour des
oiseaux. »
Si je vous dis que madame
Tremblay nous amène « Dans l’antre du dragon », vous croirez
certainement qu’elle nous entraîne dans les sables mouvants de la Fiction, avec
une majuscule. L’illustration lançant son propos convaincra même ceux d’entre
vous qui doutent. Pourtant, « la fonte du pergélisol les ressuscite à la
queue leu leu. Sortis de l’hibernation avec la ferme intention de nous en faire
voir, leur mine de déterrés et leur langue bifide font frémir les plus
téméraires... Omniprésents, ces monstres-là… À plein écran, les épouvantails
d’antan ont bon dos et queue claquante… La mémoire archaïque entretient le
brûlant souvenir des combats épiques entre dragon et hommes des cavernes pour
la conquête d’une grotte à plusieurs chambres d’écho. Car la crise du logement
ne date pas d’hier… »
Enfin, « Dans la marmite des
sorcières » (207) est un beau prétexte pour faire vivre une longue liste
d’animaux à poil ou à plume qui n’ont d’autre existence que celle inventée par
des humains au grand plaisir des collectionneuses et collectionneurs, Odile
Tremblay étant du nombre. « Ma première proie fut, dans le bric-à-brac
d’un bled floridien perdu, une araignée d’argent aux yeux de feu. Le lézard
serti de marcassite se glissa en douce près d’elle un peu plus tard… Ces bêtes
ne marchent ni ne respirent. Qu’importe. Elles s’entassent dans mon bestiaire
en réclamant aussi leur place au soleil. Si nombreuses, si repoussantes pour
ceux qui ne savent pas voir; à mes yeux, d’autant plus précieuses… Reste que
les amateurs éclairés m’ont comprise. »
Je soulignais plus haut
l’autodérision dont l’écrivaine fait preuve, en voici un exemple amusant :
« Désormais les rabatteuses des brocantes me claironnent leurs dernières
trouvailles et les amis savent quoi m’offrir aux anniversaires. La marmite de
la sorcière est en ébullition et réclame son butin renouvelé. » (208) Sur
le même ton moqueur, elle termine ainsi cette apologie des bêtes sur
broche : « Profanateur de marmite, ayez un peu de discernement et
d’élégance dans le crime comme en toutes choses. Cambriolez, oui, mais pas nos
délires! »
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