mercredi 12 février 2025

Alain Saulnier

Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique

Montréal, Écosociété, coll. « Polémos », 2024, 288 p., 27 $.

Danger : les dictatures démocrates ou comment nous museler

Le moins que l’on puisse dire de 2024, c’est que les démocraties s’en vont à vau-l’eau. Outre les jeux de chaises musicales des partis politiques au pouvoir et les « changez de bord la compagnie », de nouveaux joueurs s’incrustent dans la joute : « les géants du web ».

Recensant Les barbares numériques (Écosociété, 2022), un essai d’Alain Saulnier, j’écrivais qu’à l’heure des guerres et des insurrections en direct, il fallait savoir qu’un meneur de jeu s’implantait sans qu’on y porte trop d’attention : la toute-puissance des GAFAM et de leurs porte-voix, les réseaux sociaux incontrôlés.

Ce qui pouvait sembler un propos alarmiste s’avère plus vrai qu’on pouvait alors imaginer. Les observations de Saulnier méritaient d’être actualisées, discutées et exemplifiées, ce que fait Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique.

Pourquoi taper à nouveau sur ce clou, sinon parce que vous et moi ne nous rendons pas compte du pouvoir grandissant, apparemment sans limite, des ultras mieux nantis de la planète et de leur mainmise sur tous les enjeux sociopolitiques des démocraties, notamment grâce au web.

Ce qui n’était pas mesurable auparavant, ce sont, entre autres, certains effets délétères de la pandémie, dont la fidélisation aux achats en ligne. Amazon et Temu (site chinois de commerce en ligne) sont devenus la panacée d’un grand nombre de consommateurs au détriment des commerces locaux.

Rafraîchissons notre mémoire. « Les barbares numériques » ou GAFAM, « acronyme dont les lettres correspondaient à l’origine aux cinq firmes numériques dominantes du marché : Meta (anciennement Facebook), Alphabet (Google, YouTube, Chrome, Android, Gmail, etc.), Apple, Amazon et Microsoft ». Certains chefs d’entreprise associés à ces sociétés sont souvent évoqués : Mark Zuckerberg, le dirigeant de Meta (Facebook, Instagram, Messenger, WhatsApp, Oculus VR, etc.); Jeff Bezos, à la tête d’Amazon et ses filiales, dont Amazon Prime Video; Tim Cook qui dirige l’empire Apple, etc.

Un autre joueur mentionné par Saulnier n’est autre qu’Elon Musk. Le propriétaire de Tesla, Starlink (fournisseur d’accès Internet par satellite) et Space-X, sans oublier Twitter devenu X sous sa gouverne. Dès l’acquisition de ce réseau, il a licencié le personnel et imposé ses propres règles de la liberté d’expression. On connaît ses coups de gueule devenus des diktats dont X est une « chambre d’écho médiatique, description métaphorique d’une situation dans laquelle l’information, les idées, ou les croyances sont amplifiées ou renforcées par la communication et la répétition dans un système défini. » Sans oublier ses accointances avec le président élu des États-Unis qui en a fait l’unique responsable du nettoyage des écuries d’Augias qu’est, à ses yeux, l’organisation gouvernementale états-unienne.

Revenons à Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique. L’essayiste s’intéresse aux effets réels de l’empreinte de ces géants sur les démocraties, les pouvoirs politiques, socioéconomiques et socioculturels. S’il applaudit les nouvelles législations fédérales contraignant ces derniers à des règles précises d’opération, il n’en déplore pas moins leur façon de détourner l’obligation de rémunérer les médias traditionnels pour les contenus qu’ils leur volaient en excluant les informations journalistiques locales et nationales de leur plateforme. Ce qui est déconcertant, c’est qu’une vaste proportion des usagers des réseaux sociaux y puisent uniquement leurs informations provenant de sources approximatives.

Le modèle d’affaires des médias traditionnels – presse écrite et électronique – ne tient plus la route et menace de faire imploser même les plus sérieux joueurs, ce qui s’observe déjà par la fermeture de nombreux journaux régionaux et par la mise à mal des revues culturelles, malgré les efforts déployés par la Société de développement des périodiques culturels du Québec (Sodep). Cette situation concerne aussi la chaîne de diffusion d’informations rigoureusement recueillies, les moyens de communication des divers aspects de la culture et de ses valeurs. Pensons à la télévision traditionnelle qui perd annuellement un nombre croissant de téléspectateurs au profit des plateformes numériques, tel YouTube, Netflix, Crave, Disney+ ou Amazon Prime Video, ou des services de diffusion en continu (streaming), tel Spotify.

Le loup dans la bergerie que je vois poindre un peu partout dans Tenir tête aux géants du web, se nomme algorithme prédictif. Il serait plus juste de parler d’une meute de loups, car chaque joueur du web possède son propre système d’algorithme prédictif. Prenons un exemple que tout usager du web a rencontré : vous cherchez de l’information sur un modèle d’automobile et, l’instant suivant, votre page Facebook vous propose les offres de dépositaires de la marque dans votre région. Il en va de même des fureteurs, quels qu’ils soient, qui vous proposent des réponses à vos recherches selon les règles de leurs propres algorithmes prédictifs financièrement rentables.

Mentionnant Facebook, il est clair pour Alain Saulnier que les réseaux sociaux sont devenus LA première source d’informations, peu importe l’origine de ces dernières, ce qui laisse place aux « fake news » et autres rumeurs répétées jusqu’à en perdre le message initial. Un exemple que j’ajoute à ceux de Saulnier : le pouvoir des réseaux sociaux de microblogages consacrés à un sujet spécifique. Truth Social de D. Trump en est un exemple patent, d’autant plus qu’il est aussi une puissante chambre d’écho des messages qu’il diffuse. Dans ce cas spécifique, l’homme d’affaires exprime ses opinions et ses commentaires sur tout et sur rien. Par exemple, avant même d’entamer son mandat, il a lancé l’offensive contre ceux qu’il appelle « les ennemis du peuple », les médias. (La Presse+, 19 décembre 2024)

Alain Saulnier a raison d’écrire que de tenir tête à ces géants est un devoir démocratique. Certains pays d’Europe ont commencé à mettre des holà aux géants du web, notamment par l’imposition « de normes d’identification des contenus culturels ». D’autres États, même les É.-U., tentent de briser des monopoles, par exemple celui de Google et de son moteur de recherche. Il en va de notre état de droit, de notre démocratie, malgré l’indifférence générale. L’écosystème qui régit la société québécoise est à risque plus que tout autre pour les raisons d’ordre linguistiques et culturelles, ferment de notre société. Si nous ne trouvons pas rapidement comment protéger nos canaux de création et de diffusion, ce sont les assises de notre société qui sont menacées.

Que dire de l’intelligence artificielle, l’IA générative, et de ses effets pouvant être dévastateurs sur de nombreux champs d’activité, incluant l’environnement, car les serveurs, gardiens des données de l’IA, ont des exigences énergétiques incommensurables. L’infonuagique – le « modèle informatique dans lequel le stockage des données et leur traitement sont externalisés sur des serveurs distants accessibles à la demande à partir de tout appareil bénéficiant d’une connexion Internet » (GDT) – est très, très gourmande. Et je ne parle pas de l’insécurité que différents usages de l’IA peuvent faire peser sur les populations, pays et nations.

Le réalisme d’Alain Saulnier n’augure pas des lendemains heureux si nous et nos gouvernements ne prenons des mesures concrètes et adéquates pour stopper les effets de va-en-guerre des géants du web. En cette année 2025, il est temps de prendre des résolutions sociétales et de s’engager à les tenir. Ainsi, lire Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique et poser, dès maintenant, les gestes nécessaires pour contrer leur toute-puissance sont un premier pas.

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