mercredi 24 avril 2024

Lise Gauvin

Des littératures de l’intranquillité

Paris, Karthla, 2023, 236 p., 36,95 $.

Pour saluer Lise Gauvin

Au fil des ans, je vous ai proposé une quinzaine de livres écrits par Lise Gauvin. Majoritairement des essais portant sur la langue et les littératures d’expression française, sans oublier quelques fictions et d’inoubliables témoignages. J’aurais pu consacrer une chronique annuelle à l’une ou l’autre de ses publications tellement cette universitaire réputée est passionnée de ces sujets. Elle vient d’ailleurs d’ajouter un nouvel ouvrage à cette quête : Des littératures de l’intranquillité.

Cet essai synthèse s’alimente du manifeste Pour une « littérature-monde » en français, paru en octobre 2007 et signé par 44 écrivains. La quatrième de couverture de ce livre le résume ainsi : « Quelle langue parlent les écrivains? Les littératures francophones sont des littératures de l’intranquillité : en situation de minorité face au français "de France" qui est en situation de majorité, elles font émerger mille autres langues en elles, que ce soit le créole, l’acadien, le malinké ou encore l’anglais. En étudiant des œuvres d’auteurs aussi divers que Michel Tremblay, Patrick Chamoiseau, Ahmadou Kourouma, France Daigle, Assia Djebar, Réjean Ducharme ou Raphaël Confiant, Lise Gauvin décrit la "surconscience linguistique" des écrivains, condamnés à "penser la langue" française par diverses stratégies, de la note de bas de page, du paratexte, du narrateur collectif.... L’écrivain et l’imaginaire des langues : le romancier triche avec la langue, fait un pas de côté, fait boiter la langue, fabule son autofiction pour raconter son inconfort linguistique, ou bien pour dénoncer la norme et la renverser comme un gant, pour en exhiber les coutures et proposer de nouvelles poétiques narratives. Tout ceci fait l’objet du nouvel essai de Lise Gauvin, qui rassemble et poursuit ici les travaux de ses dernières années de recherche. »

Rappelons-nous ce que signifie le mot langue : « Système de signes vocaux et souvent graphiques commun aux membres d’une même communauté et constituant leur outil de communication ». Or, les références relatives aux origines du français canadien, plus spécifiquement québécois, et de sa littérature, sont celles que la France a essaimées sur tous les continents où elle s’est implantée et a imposé sa propre langue, nonobstant celles qui avaient cours à son arrivée.

Avec les succès parisiens répétés d’écrivaines et d’auteurs venus de l’extérieur de l’Hexagone – 2023 fut de ces années notamment grâce aux prix littéraires remportés et au Festival du livre de Paris dont le Québec était l’invité –, le concept de « littérature-monde » a continué de percoler. Pour Jacques Godbout cité par Mme Gauvin : « Il ne s’agit pas de créer une mode "francophone", il s’agit de changer la "culture" de l’institution littéraire de France », ce à quoi l’essayiste ajoute : « Et de changer également, il est important de le préciser, les modalités de circulation du livre dans l’espace francophone. Car il serait étonnant que ce manifeste (Pour une « littérature-monde » en français) et le mouvement qui lui est relié suffisent à modifier le centralisme de l’institution littéraire parisienne. »

À « littérature-monde », Lise Gauvin préfère l’expression de littératures de l’intranquillité, d’autant plus que, dans nombre de pays, la langue française coexiste avec un ou plusieurs autres idiomes nationaux. Le bilinguisme canadien est un exemple, tout comme le flamand et le wallon en Belgique, ou le wolof et le français au Sénégal. À cette indubitable observation, s’ajoutent les réalités continentales ou nationales propres à chacun de ces territoires. L’exemple simple qui me vient en tête est celui des mots congère et banc de neige, tous deux désignant un « amas de neige entassée par le vent » sans représenter la même quantité de neige de référence.

Je ne vais pas écrire une nouvelle synthèse du livre, ce serait prétentieux. J’attire cependant votre attention sur le premier chapitre, intitulé « Autour du concept de littérature mineure : variations sur un thème majeur ». « Dans l’ensemble constitué par la République mondiale des lettres, la plupart des littératures francophones ont été désignées tour à tour de littérature régionale, périphérique ou mineure. » (17) L’essayiste propose sept variations de ce thème : les littératures mineures, les littératures des petites nations, les discours antillais, les littératures régionales et de l’exiguïté, les littératures liminaires, du bon usage du mineur, les littératures de l’intranquillité. Chacune de ces variations est relative à la mise en perspective d’une littérature d’expression française du point de vue géographique ou sociologique avec celle de France.

Le point de rupture entre ces catégories n’est-il pas celui que suggère Mme Gauvin : « À l’heure de la mondialisation et des technologies de communication, peut-on encore parler de grande et de petite littérature? De langue majeure et de langue mineure? Peut-on penser la littérature hors des catégories qui la fixent et la figent? » (40)

Un élément de ces vastes sujets sur lequel Des littératures de l’intranquillité porte attention, c’est l’ajout d’un nouveau lexique au discours littéraire comme celui de Réjean Ducharme, par exemple. Ce faisant, non seulement l’écrivain utilise-t-il un discours narratif usuel, mais il défend aussi son appropriation de la langue dans laquelle il raconte. Il en va ainsi de l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu qui crée fiction, essai, œuvre dramatique ou télévisuelle en leur intégrant un vocabulaire tiré de son propre lexique; cela sans oublier sa quête de ce « pays qui n’est pas encore un pays » et qui n’existe nulle part ailleurs que dans ses fictions.

Littérature mineure que la nôtre? « Quoi qu’il en soit de leur désignation, ces littératures ont en commun le fait d’être écrites en français dans des situations de plurilinguisme plus ou moins subi ou assumé. Littératures de l’intranquillité, elles le sont dans ce sens que rien ne leur est acquis, et "qu’il leur faut tout assumer d’un même coup", comme le dit si bien Glissant [Édouard Glissant, écrivain d’origine martiniquaise, 1928-2011]. Dans le domaine de la langue, l’intranquillité se traduit chez ces écrivains par une surconscience linguistique qui les oblige à créer leur propre langue d’écriture, dans un contexte de relations concurrentielles entre le français et d’autres langues de proximité, sans oublier les usages propres à chacune des cultures, et à transformer leur tourment de langage en un imaginaire des langues. » (209-210)

Lise Gauvin conclut ainsi son étude, illustrée d’exemples appropriés des littératures de langue française et de leurs variantes : « Dans un monde où l’idée de globalisation coïncide le plus souvent avec celle d’uniformisation, l’écrivain francophone a pris le parti de transformer son intranquillité en poétique du doute et de l’incertain, bref, en interrogation sur le rôle et la portée de la Littérature. » (214) C’est là une vaste question et, si nous suivons l’exemple actuel des Ukrainiennes et Ukrainiens, quand tout vacille, il reste la langue, la culture en général et la littérature en particulier.

Il y a quelques années, Mme Gauvin eut le privilège d’être reçue par la regrettée Hélène Carrère d’Encausse, alors secrétaire perpétuelle de l’Académie française. Voyant une photo soulignant l’événement, j’ai pensé que Lise Gauvin serait la personne toute désignée pour remplacer la secrétaire perpétuelle, car notre concitoyenne s’est engagée depuis des lustres à la promotion et la reconnaissance des littératures d’expression française, tous territoires confondus.

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