mercredi 10 avril 2024

Myriam Beaudoin

Mont Mirador

Montréal, Leméac, 2023, 176 p., 22,95 $.

Une odeur de fin du monde

L’écrivaine Myriam Beaudoin crée, d’un récit à l’autre, des univers clos dont les personnages sont capables de vivre en autarcie relative, solitaire ou familiale. Spontanément, je revois l’univers de la communauté juive orthodoxe visitée respectueusement dans Hadassa (2006), la presque confidence d’Épiphanie (2019) ou 33, chemin de la baleine (2009) gravitant autour de la correspondance singulière d’Éva à Onil.

Avec Mont Mirador, la romancière nous amène dans l’univers de Marie et de François, des écorchés vifs capable de tout affronter. Un cataclysme environnemental sévit et la population fuit la montée des eaux boueuses et nauséabondes.

Marie est du nombre, tourmentée à l’idée de quitter ses protégés du centre de jour, un groupe de cinq personnes handicapées physiquement ou intellectuellement. Marie est imposante de taille et humble de la bonté et de la générosité qu’elle essaime autour d’elle. Son altruisme lui vient d’une enfance en milieu rural où elle s’oubliait en pensant d’abord aux siens. À cette époque, le seul plaisir qu’elle semblait s’accorder, outre ses importantes dévotions, était de dessiner de grandes fresques évoquant des images saintes. Un jour, Peter, un beau jeune anglais, vint prêter main-forte à la ferme et il éveilla en elle le premier émoi amoureux. Puis, il entra chez lui, laissant derrière une Marie engrossée que ses parents, surtout sa fervente mère, ne pouvaient garder à la maison, une mère célibataire étant une malédiction.

Voilà la future maman en route pour la ville où sa tante Grâce l’attend avec bienveillance pour l’accompagner durant sa grossesse, lui apprendre la vie de citadine et lui faire découvrir la forme d’autonomie qui lui conviendra le mieux, tante Grâce étant féministe avant l’heure. Ces apprentissages étaient d’autant plus importants que Marie, qui n’a alors que 16 ans, a décidé de garder et de prendre soin de son enfant. C’est ce qu’elle a fait de son mieux avec Henri jusqu’au jour où, à son tour, il partit vivre sa vie. « Henri était toujours en déplacement, aux quatre coins du pays, à lutter pour défendre les droits fondamentaux de sa communauté, critiquer les descentes policières, organiser des manifestations, des festivals de toutes sortes. »

Je note ici l’importance de la famille et des enfants, thèmes récurrents des univers imaginés par Myriam Beaudoin, notamment d’Épiphanie. Ici, dans Mont Mirador, famille et enfant seront en quelque sorte le liant entre Marie et François alors qu’on leur imposa à eux une rupture du lien familial avant leur maturité.

La vie de François n’est pas plus réjouissante que celle de Marie. Homme de peu de mots, il a tout appris à la dure, ce qui a forgé son caractère de solitaire. Lui aussi a été déporté de sa famille, sa mère Louison perdant de plus en plus la raison, laissant son père dans un grand embarras au point de devoir placer ses enfants dans la famille quand leur pieuse mère fut enfermée. C’est ainsi qu’oncle Baptiste accueillit François; il le connaissait depuis ces étés passés chez lui à donner un coup de main et à découvrir la nature sauvage en l’accompagnant à la pêche.

Baptiste avait pour son dire que, tôt ou tard, un grand malheur frapperait le pays et qu’il fallait déjà s’y préparer. C’est pourquoi il avait choisi un lopin de terre sur le bord d’un lac rond, le Mont Mirador à l’horizon, pour y construire un chalet. Ce coin perdu était loin de toute civilisation, ne figurant sur aucune carte et sans véritable voie d’accès, sinon un chemin mal débroussaillé sur lequel on n’avait pas envie de s’aventurer.

Au fil des ans, François et Baptiste ont construit et équipé un véritable bunker forestier, capable de les protéger de toute fin du monde. Baptiste décédé, son héritier continua à développer ses apprentissages, n’allant au village le plus près que pour les provisions essentielles, espaçant tant qu’il le pouvait ces visites et, surtout, ne s’adressant plus qu’au boutiquier qui avait sa confiance. L’homme-ermite que François était devenu a ratissé son territoire, bâti les appentis nécessaires pour y élever volailles et lapins. Il a aussi mis au point un système d’alarme capable de le prévenir de toute intrusion de son territoire.

Ainsi terré, l’ermite ignorait que le grand désastre imaginé par son oncle avait entrepris son œuvre maléfique de destruction. Il fallut qu’un soir il croit voir à l’horizon du Mont Mirador les lueurs d’une faible flamme pour qu’il entre en mode défense-attaque ou attaque défense, selon le danger estimé.

Cette flamme vacillante est bien réelle, c’est la grande rousse de Marie qui l’a allumée pour se réchauffer un peu et prendre soin de son nouveau protégé. Elle n’avait pas attendu que la boue ait tout envahi pour fuir la cité à grandes enjambées, inquiète de laisser derrière elle ses protégés dont l’invalidité en ferait d’innocentes victimes. La femme a suivi la foule, se permettant de soutenir l’une ici, l’autre là. Dans un des mouvements de la foule, elle aperçut un enfant malingre sur le point de s’abandonner aux eaux vaseuses; elle ne fit ni un ni deux et, d’une main puissante, elle l’agrippa et l’enserra dans sa grande robe couleur terre de Sienne.

Myriam Beaudoin a mis en scène des personnages modestes de condition, mais hardis de débrouillardise : Marie et François, deux solitudes, deux ensauvagements que rien ne destinait à se rencontrer. François n’avait eu alors qu’une amoureuse, Frankie, une chanteuse populaire qu’il avait accueillie et qu’il n’avait pas su garder auprès de lui parce que, à cette époque, il n’avait pas compris le véritable prix de la solitude, croyant que vivre avec soi-même suffisait, l’instinct grégaire n’étant qu’une autre illusion des humains.

L’inquiétude de François, soulevé par la lueur au loin et son impression, ou était-ce son imagination, d’avoir vu la silhouette d’une femme, l’obligea à entrer en mode défensif et, au besoin, d’être prêt à affronter le danger inconnu. Première étape : préparer le matériel nécessaire à une fuite en montagne comme lui a appris Baptiste. Étape deux : s’assurer que son camp de base est protégé de tout danger, surtout qu’une odeur inconnue commençait à empuantir l’air.

Toujours à l’affut, il parvient à rejoindre la source de la lueur et découvre Marie. Leur rencontre fut pleine d’inquiétude réciproque. Qui était cette autre personne? Que lui voulait-elle? Allait-elle mettre sa vie en péril? Devait-on la fuir ou s’en rapprocher? Tout allait trop vite pour eux. Ils comprirent rapidement qu’il valait mieux faire contre mauvaise fortune bon cœur, partager leurs expériences d’adultes sensés et traverser ensemble l’épreuve majuscule qu’ils allaient devoir affronter.

La romancière joue très bien des forces et des faiblesses de ses personnages, notamment en rendant possible leur quête de survie, même celle de Noé, l’enfant que Marie a recueilli sur le bord de la route comme « un p’tit bonheur ». Les péripéties accélèrent au fur et à mesure que les deux solitudes, celle de Marie et de François, se rapprochent par les nécessités du moment, mais sans parvenir à une confiance réciproque complète. Si Marie est une mère courage qu’aucune épreuve ne semble rebuter pour protéger cet enfant qu’elle a symboliquement nommé Noé, François a trop longtemps été seul qu’il a désappris à vivre avec quelqu’un d’autre, au point où il en a perdu la parole et ne s’exprime qu’avec des sons rauques.

Plus ils perçoivent l’odeur nauséabonde, plus l’urgence d’agir est impérative. François se laisse ainsi emporter par l’état de survie mis à mal et entreprend l’érection d’une tour où lui, Marie et Noé pourraient se hisser afin de fuir, sinon de retarder la montée des eaux boueuses. Il y a ainsi un combat contre le temps, mais aussi une lutte entre l’altruisme de Marie et la misanthropie de François, deux solitudes qui se jaugent à chaque instant. Ce duel est le moteur de leurs travaux dans le but commun de sauver leur peau. La romancière Beaudoin sait très bien faire alterner la perception et l’action des deux protagonistes, nous faisant témoins de leurs gestes et de leurs pensées.

La plateforme hissée, Marie, Noé et François s’y installent, impuissants devant ce qu’ils appréhendent et que François guette de son mieux. Marie, pour diminuer la tension croissante, invoque le Dieu, son fils et sa mère dont elle porte le nom pour qu’ils les protègent comme elle le fait elle-même pour Noé. Elle va même jusqu’à dessiner sur le sol de leur abri fragile une fresque représentant une des nombreuses images saintes qu’elle a réalisées quand elle vivait chez ses parents. François n’y comprend rien, ayant abandonné depuis longtemps toute croyance, la foi de sa mère Lison l’ayant conduit directement à l’asile.

Comment se termine l’aventure de François, Marie et Noé sur les hauteurs du Mont Mirador? Sans trahir la chute du récit imaginée par Myriam Beaudoin, je ne peux que constater que, d’aussi loin que viennent les valeurs apprises très jeunes et développées au fil des âges, elles sont toujours prêtes à ressurgir quand l’urgence est à son zénith et qu’on n’a plus rien à perdre sinon la vie. L’histoire que la romancière a imaginée suggère une profonde réflexion sur l’individu, la famille, le poids des exigences de la société et la solitude intrinsèque des êtres. Pas de leçons, pas de morales, mais un appel à une remise en question globale et essentielle.

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