mercredi 3 avril 2024

François Hébert

Comment naître, illustré par l’auteur

Laval-des-Rapides, le temps volé éditeur, coll. « à l’escole de l’escriptoire 57 », 2020, 10 feuillets en portefeuille.

Comment naître

J’ai découvert l’existence du « temps volé éditeur » grâce au regretté François Hébert, à l’occasion de la parution d’est-ce qu’on s’égare (2020), un ouvrage dont il réalisa les illustrations sous forme de collages et dont Jacques Brault signait les textes et les lettrines. Je répète ici un de mes mantras : le livre papier en général ne m’est d’aucun intérêt autre que d’être le support des mots qui justifient son existence. Les livres publiés par le « temps volé éditeur » sont d’un tout autre ordre, car ils magnifient le discours qu’ils accueillent. J’en ai d’ailleurs raconté un peu de son histoire dans la précédente chronique.

Aujourd’hui, je m’intéresse à deux livres récents, celui de François Hébert Comment naître et L’élan de l’écrevisse réédition, revue et augmentée d’un ouvrage du regretté tandem Hébert-Brault.

Le premier contact visuel avec Comment naître peut étonner, sauf les bibliophiles, ces passionnés des livres rares et beaux. Comment peut-il en être autrement quand on a sous les yeux « 10 feuillets en portefeuille » illustrés par dix collages du poète. Chaque feuillet – imaginez une feuille de 20 par 24 centimètres pliée sur la hauteur – comporte une illustration, le titre du poème suivi du texte. Les illustrations sont des collages que le poète a composés à partir de tubes de peinture à l’huile oubliés ayant appartenu à son père Julien, fondateur du design moderne au Québec.

Les titres des poèmes sont comme des boussoles qui guident la lecture sur la découverte du continent de son existence : l’homme de Rigaud, mère, père, quant aux graquias dans les cheveux de ma sœur, de l’eczéma, giclures, mille neuf cent quarante-six et tricératops, on va dire. Chacun de ces dits nomme un membre de la famille du poète dans une situation précise de leur relation avec le fils ou le frère. Humour et ironie rieuse semblent habiter d’une certaine retenue ou même d’une timidité que le collage, lui-même une interprétation de la même situation, exprime autrement. Le huitième et dernier poème, « tricératops, on va dire », est tel un faisceau lumineux jeté sur les morts qui le précèdent et il se termine ainsi : « Qui attendiez-vous donc de moi? / Je vous rends ici mon petit devoir / d’écolier taquin, ma bande / dessinée à l’aveuglette dans les / années de mon âge, espérant / que vos rêves de jeunesse y auront / laissé des traces. »

Et ce qui précède débute par une citation de Stéphane mallarmé : « "Igitur, tout enfant, lit son devoir à ses ancêtres » Le fait de mettre une minuscule au nom de l’écrivain français Stéphane Mallarmé joue de la polyphonie du patronyme qui ainsi suggérer que l’enfant est mal armé pour faire face à la vie. L’épigraphe me semble confirmer cette lecture, car l’igitur fait référence à un conte de Mallarmé qu’il résume ainsi : « Ce Conte s’adresse à l’Intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même. »

François Hébert et Jacques Brault

L’Élan de l’écrevisse

réédition augmentée et définitive, 46 poèmes et une apostille de FH, 9 dessins et un hors-d’œuvre de JB, suivi de « de l’âme et de ses ombres » de Marc Desjardins

Laval-des-Rapides, le temps volé éditeur, coll. « à l’escole de l’escriptoire 59 », 2023, 75 p., 45 $.

Les jeunes écrivains d’aujourd’hui, habitués à l’instantanéité du grand tout, ont souvent peine à s’accommoder de la lenteur des maisons d’édition devant leur projet, remarquable ou unique pensent-ils. Jadis, la patience était une condition sine qua non pour espérer une bonne nouvelle d’un éditeur. Jacques Brault et François Hébert connaissaient et comprenaient très bien cette règle et c’est pourquoi ce dernier avait mis de côté lac noir, d’abord paru en 1990 aux éditions du Beffroi, tout en espérant une éventuelle réédition sans vraiment s’en soucier.

Brault et Hébert, ayant déjà collaboré à d’autres projets réalisés par le temps volé éditeur, l’idée de reprendre à la même enseigne L’Élan de l’écrevisse, paru en 2010, germa dans la tête des deux amis. Et pourquoi ne pas y ajouter les poèmes de lac noir? Leur cogitation les amena à réunir quarante-six poèmes et une annotation de François Hébert, neuf dessins et un hors-d’œuvre de Jacques Brault.

La vie en décida autrement et Jacques Brault décéda en octobre 2022. L’année suivante, à l’occasion du lancement de Frank va parler (Leméac, 2023), roman de François H., Marc Desjardins et lui convinrent de réaliser ce projet laissé en dormance, ce que Jacques Brault aurait souhaité. Le destin s’acharnant, François Hébert décéda des suites d’une brève maladie, le livre étant enfin arrivé dans ses grosseurs. C’est d’ailleurs ce que raconte l’éditeur Desjardins dans « de l’âme et de ses ombres », un témoignage qui conclut ce si beau livre enfin advenu.

En exergue de la brève mise en situation que propose François H. dans laquelle il met sous nos yeux le pour qui pourquoi du livre, ces mots de l’illustrateur Brault : « Il paraît que lorsqu’on avance, l’horizon recule / pourquoi ça me fait penser aux écrevisses / jeux d’enfance, moi aussi j’avançais en reculant… »

Les vers du recueil appartiennent à l’univers de l’intemporalité que la nature parvient encore, pour l’instant du moins, à se faire refléter dans les eaux de lacs aux eaux limpides. Au passage, je retiens ces quelques vers assumant leur liberté : « idée fausse qu’un mort / soit mort parfaitement / sain et sauf de clavaires // amitiés ambitions /tout de l’homme demeure / mais sans effet sur mai ». Mais aussi : « dans l’eau / la sangsue va / tel un bras de danseuse // l’élan de l’écrevisse / imperceptiblement / meut l’étang ».

Le livre fait ensuite place à une postface de Jacques Brault intitulé « Hors d’œuvre ». Il y fait la genèse de l’origine de sa passion tranquille pour le dessin, lui qu’on disait avoir « des mains pleines de pouces ». « C’est alors qu’on prend goût, sans y penser, à vivre plus avec son flair tactile, avec les mains de perceptions de tout ordre. » Puis, s’adressant au consignataire : « Autour d’un certain lac noir cher à François Hébert, on trouve une espèce de pays à l’image de ce que fut en un temps immémorial un pays sans frontière, sans loi, mobile et variable, ne comptant comme calendrier que les saisons et les lunaisons. »

Peut-on oser écrire que L’Élan de l’écreviss est la dernière composante d’une suite de projets réunissant Jacques Brault et François Hébert parus au temps volé éditeur? Certes, mais ce livre lancé dans la stratosphère inventée et immatérielle de la littérature, il vit désormais dans son essence qu’il donne à voir et à lire en l’appréciant dans toute sa matérialité « chef-d’œuvrante ».

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