mercredi 17 avril 2024

Steve Poutré

Lait cru

Québec, Alto, 2023, 264 p., 26,95 $ (papier), 16,99 $ (numérique).

Diaporama du temps passé sous forme de patchwork

Le premier roman de Steve Poutré, intitulé Lait cru, évoque des souvenirs de l’auteur-narrateur au pays de son enfance à la campagne. Ces moments choisis rappellent une époque et un mode de vie dont il garde de vagues souvenirs, ceux retenus pour la nature de leur fulgurante et fragile existence. Ces souvenirs épousent la forme d’un diaporama d’images, réelles ou imaginées, qu’il projette sur l’écran du livre en train de s’écrire, comme pour s’assurer de bien se rappeler ce qu’il a aimé et, surtout, les situations qu’il ne veut absolument pas revivre. 

Il ne s’agit pas d’un roman au sens strict, mais d’un récit semblable à une courtepointe faite d’un patchwork de 85 pièces semblables à autant d’arrêts sur image. Le fil conducteur, ce sont les moments qui émergent dans la tête du narrateur hospitalisé au département de psychiatrie d’une institution urbaine, souvenirs que son thérapeute tente d’analyser pour lui faire comprendre que ces moments privilégiés, même disparates – confus ou confondus –, forment le tout de sa conscience rébarbative à les assumer.

Nous visitons un univers où se confondent onirisme et lucidité alors que le narrateur essaie de replacer les morceaux d’une enfance à la ferme, une époque où la vie des terriennes et terriens n’était déjà pas de tout repos. D’autant plus vrai que l’exploitation était située sur un immense lopin de terre, propriété des grands-parents paternels du narrateur et de ses oncles : une bourgade, quoi! Ce qu’il y a de bien pour l’enfant qu’il fut, c’est de pouvoir visiter sa grand-mère à volonté et profiter de ses gâteries culinaires et des effluves qui embaumaient la maison et même au-delà.

Chaque morceau du patchwork compose une fresque de l’univers qui a fini par amener le narrateur en psychiatrie, comme si, pour une raison insaisissable – semblable à chercher une aiguille dans une botte de foin –, tout son univers avait basculé dans une zone interdite où les assises de sa vie avaient été ébranlées comme les colonnes de son temple intérieur.

Ce récit n’est pas pour autant une histoire triste ou noire. Le narrateur a de l’humour et sait tirer son épingle du jeu devant des événements sur lesquels il n’a aucun contrôle. Ainsi, dans « Les couleurs », il écrit : « Lorsque je frotte vigoureusement mes yeux et que je les garde clos un moment, des couleurs explosent et dansent… Je pense aux prisonniers enfermés dans le noir pendant des jours. Je survivrais bien dans ces conditions, avec la machine à couleurs qui m’inonde la tête. Mon gaz à rêves, ce monde magique derrière mes paupières. »

Toujours à l’exploration des outils littéraires à sa disposition, l’auteur Poutré joue avec les images. Ainsi, lorsqu’il visite la ferme d’un voisin : « L’eau [d’un abreuvoir à vache] coule sur mes doigts, là où mes yeux aimeraient voir un museau. Des milliers de vaches ont vécu ici. Des milliards de beuglements. Des matins et des soirs de traite, sans interruption, pendant des décennies. Des milliers de famille ont versé de ce lait dans leurs céréales. N’y respire plus qu’une armée d’araignées qui se balancent sur leur fil de soie, incapables de se retisser un destin. »

Poutré peut aussi décrire crument la réalité du moment. « Il fut une époque où les gens étaient simplement fous. Maintenant, les étiquettes sont si variées et confuses que bientôt chaque idiot du village aura sa maladie orpheline. On me sort depuis quelques années ce terme à la mode, qui me donne parfois envie de rire, souvent de hurler. "Bipolaire". S’il n’en tenait qu’à moi, je ne choisirais qu’un seul pôle, le plus vivifiant, mais le monde n’accepte pas la portion fade de l’être. »

Bien que ce diagnostic de cyclothymie l’exaspère, il n’en demeure pas moins décidé : « J’aimerais effacer l’historique. Les jours et les nuits. Il n’en resterait aucune trace, je suis le seul à les avoir archivés. Les dernières copies sont prêtes à flamber. Le brasier dans mon ventre me remonterait à la gorge, m’évitant de témoigner à nouveau de tout ce qui s’est éteint. Je rassemblerais assez de combustible pour que la première étincelle vienne à bout de l’ensemble. »

Les morceaux de tissu faisant partie du patchwork agricole, car c’est bien là que tout a commencé, illustrent un aspect spécifique de l’entièreté de l’existence du narrateur à ce jour et de ce qui a fini par l’amener en institution. Si Lait cru se situe dans un environnement fermier, on peut tout de même utiliser la méthode Poutré pour analyser les aléas d’un autre mode de vie, à la différence que très peu ont un cadre aussi exigeant que les 24/24 heures, 7/7 jours, l’année durant des familles vivant sur une terre agricole. C’est d’ailleurs là que les récits de Steve Poutré réussissent le mieux : nous faire entrer dans l’intimité d’un enfant devenu adolescent puis jeune adulte, qui refuse, d’abord inconsciemment, d’avoir la même vie qui a littéralement avalé sa famille tout entière. Aussi franc que soit le narrateur, il n’en perd pas pour autant son humour irrévérencieux, voire cynique, ce qui module ses récriminations et son mal-être.

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