Steve Poutré
Lait cru
Québec, Alto, 2023, 264 p.,
26,95 $ (papier), 16,99 $ (numérique).
Diaporama du temps passé sous forme de patchwork
Le premier roman de Steve Poutré, intitulé Lait cru, évoque des souvenirs de l’auteur-narrateur au pays de son enfance à la campagne. Ces moments choisis rappellent une époque et un mode de vie dont il garde de vagues souvenirs, ceux retenus pour la nature de leur fulgurante et fragile existence. Ces souvenirs épousent la forme d’un diaporama d’images, réelles ou imaginées, qu’il projette sur l’écran du livre en train de s’écrire, comme pour s’assurer de bien se rappeler ce qu’il a aimé et, surtout, les situations qu’il ne veut absolument pas revivre.
Il ne s’agit pas d’un roman au sens strict, mais d’un récit semblable à une courtepointe faite d’un patchwork de 85 pièces semblables à autant d’arrêts sur image. Le fil conducteur, ce sont les moments qui émergent dans la tête du narrateur hospitalisé au département de psychiatrie d’une institution urbaine, souvenirs que son thérapeute tente d’analyser pour lui faire comprendre que ces moments privilégiés, même disparates – confus ou confondus –, forment le tout de sa conscience rébarbative à les assumer.
Nous visitons un univers où se
confondent onirisme et lucidité alors que le narrateur essaie de replacer les
morceaux d’une enfance à la ferme, une époque où la vie des terriennes et
terriens n’était déjà pas de tout repos. D’autant plus vrai que l’exploitation
était située sur un immense lopin de terre, propriété des grands-parents
paternels du narrateur et de ses oncles : une bourgade, quoi! Ce qu’il y a
de bien pour l’enfant qu’il fut, c’est de pouvoir visiter sa grand-mère à
volonté et profiter de ses gâteries culinaires et des effluves qui embaumaient
la maison et même au-delà.
Chaque morceau du patchwork
compose une fresque de l’univers qui a fini par amener le narrateur en
psychiatrie, comme si, pour une raison insaisissable – semblable à chercher une
aiguille dans une botte de foin –, tout son univers avait basculé dans une zone
interdite où les assises de sa vie avaient été ébranlées comme les colonnes de
son temple intérieur.
Ce récit n’est pas pour autant
une histoire triste ou noire. Le narrateur a de l’humour et sait tirer son
épingle du jeu devant des événements sur lesquels il n’a aucun contrôle. Ainsi,
dans « Les couleurs », il écrit : « Lorsque je frotte
vigoureusement mes yeux et que je les garde clos un moment, des couleurs
explosent et dansent… Je pense aux prisonniers enfermés dans le noir pendant
des jours. Je survivrais bien dans ces conditions, avec la machine à couleurs
qui m’inonde la tête. Mon gaz à rêves, ce monde magique derrière mes
paupières. »
Toujours à l’exploration des
outils littéraires à sa disposition, l’auteur Poutré joue avec les images.
Ainsi, lorsqu’il visite la ferme d’un voisin : « L’eau [d’un
abreuvoir à vache] coule sur mes doigts, là où mes yeux aimeraient voir un
museau. Des milliers de vaches ont vécu ici. Des milliards de beuglements. Des
matins et des soirs de traite, sans interruption, pendant des décennies. Des
milliers de famille ont versé de ce lait dans leurs céréales. N’y respire plus
qu’une armée d’araignées qui se balancent sur leur fil de soie, incapables de
se retisser un destin. »
Poutré peut aussi décrire crument
la réalité du moment. « Il fut une époque où les gens étaient simplement
fous. Maintenant, les étiquettes sont si variées et confuses que bientôt chaque
idiot du village aura sa maladie orpheline. On me sort depuis quelques années
ce terme à la mode, qui me donne parfois envie de rire, souvent de hurler.
"Bipolaire". S’il n’en tenait qu’à moi, je ne choisirais qu’un seul
pôle, le plus vivifiant, mais le monde n’accepte pas la portion fade de
l’être. »
Bien que ce diagnostic de
cyclothymie l’exaspère, il n’en demeure pas moins décidé :
« J’aimerais effacer l’historique. Les jours et les nuits. Il n’en
resterait aucune trace, je suis le seul à les avoir archivés. Les dernières
copies sont prêtes à flamber. Le brasier dans mon ventre me remonterait à la
gorge, m’évitant de témoigner à nouveau de tout ce qui s’est éteint. Je rassemblerais
assez de combustible pour que la première étincelle vienne à bout de
l’ensemble. »
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