mercredi 27 mars 2024

Marc Desjardins

Le temps volé éditeur

Laval-des-Rapides

 Une maison d’édition unique dans sa différence

Les chemins de traverse, ceux qui ont « la propriété de couper un lieu en le reliant à un autre », ne sont pas qu’affaire de géographie, car ils peuvent aussi être ceux empruntés pour atteindre un objectif dérobé à nos yeux par l’arbre d’un métier ou d’une profession. De telles voies ont permis de nombreuses avancées comme celle de Julien Hébert, fondateur du design moderne au Québec, qui sut allier esthétique et usage courant.

Ce sont aussi diverses façons de superposer des connaissances pour faire éclore un nouvel engagement; par exemple, un avocat devenu journaliste, une musicienne devenue animatrice radio, une professeure devenue bibliothécaire, etc.

Marc Desjardins est ainsi devenu éditeur en empruntant un chemin de traverse qui l’a fait bifurquer de son « cursus, orienté depuis toujours vers les arts visuels et la peinture, qui [le] feront tendre vers cet univers limitrophe qu’est la littérature. Jeune, je lisais peu, malgré la présence des livres à la maison. Ce qui m’attirait, c’était consulter les livres du regard, voir les dos alignés en série, les couleurs participer aux lettres. Il y avait là déjà les prémices d’un fondement. »

Son intérêt pour ce nouvel itinéraire lui a, entre autres, rappelé que, jadis, il a constaté qu’un recueil de poésie comptait plus d’espace blanc que de mots : « J’ai alors compris que le prix d’un livre ne s’établissait pas en fonction des mots. » Autre circonstance d’un autre jadis : « Inscrit au baccalauréat en arts plastiques en 1984, je commence, dès l’année suivante, à travailler sur le texte par le biais de l’électrographie ou de ce qu’on appelait, en Amérique du Nord, le copy art. Je cherchais alors à faire le lien entre littéraire et plastique par une approche élémentaire de la forme, fidèle à ma première appréhension du livre axée sur l’enveloppe. »

D’une jonglerie à l’autre, Desjardins dessina les formes de son projet, identifia d’éventuels partenaires ayant les mêmes soucis esthétiques que lui et il put ainsi se lancer dans l’aventure du « temps volé éditeur », en janvier 1995. Gonfler à bloc, le néoéditeur, grand amateur de poésie et lui-même poète, accueillit des écrivaines et écrivains soucieux de faire des livres aussi bien écrits qu’admirablement édités, amenant ainsi leurs œuvres au niveau de l’œuvre d’art, ce qu’on appelle livres d’artiste à petit tirage et à fort prix, d’une figure plastique unique et d’une mise en marché en dehors du circuit habituel des librairies.

L’expérience du « temps volé éditeur » n’était pas unique au Québec. D’autres avant, pensons à Roland Giguère, Michel Beaulieu ou Gilbert Langevin, ont navigué sur le même détroit à une époque où la valeur artistique du livre avait une autre dimension et suscitait l’intérêt d’une agora réduite, mais combien enthousiaste. Marc Desjardins était convaincu que le jeu en valait la chandelle et, sans aide financière extérieure, il garda le cap sur son projet. Tant et si bien que le catalogue des réalisations du « temps volé éditeur » de sa création à l’année 2010 ne fait rien de moins que soixante-quinze pages et comprend, outre l’historique de la maison, la description illustrée de chacun des livres publiés. Et cela dans une facture visuelle d’une qualité semblable à ces ouvrages.

Un mot résume cet ouvrage : remarquable!

 

Marc Desjardins et Jacques Brault

205, boulevard Barré, petite correspondance croisée et autres miettes

Laval-des-Rapides, le temps volé éditeur, coll. « ex libris 5 », 2023, 133 p., 55 $.

Correspondance d’ici à ailleurs

L’éditeur Marc Desjardins, comme souligné précédemment, écrit aussi de la poésie, mais également une prose parente de l’essai avec des aspects subliminaux. C’est du moins une de mes premières observations en lisant cet ouvrage atypique intitulé 205, boulevard Barré, petite correspondance croisée et autres miettes qui relate effectivement une correspondance qu’il a entretenue avec le regretté Jacques Brault de 2011 à 2021.

Nul doute, on comprend que ce dernier lui écrive : « Vous demeurez pour moi le poète par excellence du livre. Vos œuvres le prouvent. » D’autant plus que cet ouvrage – le 205, boulevard Barré ayant déjà été l’adresse de Jacques Brault – est accompagné de ce que Desjardins appelle les autres miettes, c’est-à-dire divers artéfacts issus de l’échange de lettres ou illustrant tel ou tel propos. Ce faisant l’éditeur du « temps volé » déploie tout son art, pour ne pas dire toute son artillerie à la fois pour rendre hommage à Brault, mais aussi pour placer une aigrette au-dessus de l’ouvrage qu’il accomplit.

Sans vouloir ennuager le respect que Desjardins m’inspire, je ne peux négliger l’usage qu’il fait d’un lexique parfois abscons, comme s’il voulait traduire son art de plasticien du livre dans une abstraction verbale. D’ailleurs, dans une lettre du 5 mai 2011, le correspondant Brault commentant Tombeau de Maurice Blanchot, un texte de l’éditeur, écrit : « Je me suis éclairé les mots inusuels, sauf révertant de la page 20. » Même si le lectorat des ouvrages parus au « temps volé éditeur » est celui de lettrés, il n’en demeure pas moins que, tout profane que je sois, il me faut « volé du temps » pour lire Marc Desjardins si je veux en comprendre toute la portée qu’il mérite. Ce dont je n’ai aucun doute.

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