Pascale Beauregard
Muette
Montréal, Boréal, 2023, 224 p.,
24,95 $.
Quand la fiction peut nous sauver
Le synopsis de Muette, le premier roman de Pascale Beauregard, une autrice originaire de Saint-Jean-sur-Richelieu, m’a rappelé La famille Bélier, un film français de 2014, dont l’action se déroule sur une ferme dont les exploitants, père et mère, sont sourds et qui ont confié à leur fille unique, Paula, la responsabilité de leur traduire toutes les communications qui leur sont d’intérêt. C’est ainsi que nous avons découvert une jeune femme, Louane (Anne Peichert) et son joli grain de voix.
Voilà pour le contexte d’une
histoire qui finit bien, ce qui n’est pas tout à fait le sort de Catherine, la
fille de Pierrette et Jacques qui sont aussi sourds et muets, et la
petite-fille de la toute puissante Gisèle, Gigi pour les intimes. Sans oublier Roger
– Gégé décédé alors que Catherine a quatorze ans – et Laure Beauregard.
Gigi comptait sur Catherine pour
gérer ses parents, mais sa jeune alliée n’entendait pas, sans jeu de mots, se
laisser diriger à la baguette comme l’ont été trop longtemps ses parents,
préférant les entraîner dans sa quête adolescente d’une liberté déjà engagée.
Le récit est mesuré comme si la
capacité de la narratrice de supporter le destin que ses parents lui imposent
était mesurée selon son habileté à traduire de façon signifiante et cohérente leur
discours. « "Moi hier spaghetti mange fini", un exemple que j’utilise
à toutes les sauces pour expliquer aux non-initiés les fondements de la langue
des signes québécoise : 1 – Non, celle-ci ne possède pas la même structure
syntaxique que la langue française; 2 – On ne dit pas "langage"
puisqu’il s’agit bel et bien d’une langue à part entière, avec son histoire, sa
grammaire, ses expressions figées : 3 – La langue des signes n’est aucunement
universelle, pas plus qu’on ne parle l’espéranto partout dans le monde. »
Cette mission est souvent
impossible lorsque Catherine est très jeune enfant, surtout quand il s’agit de
concepts dont elle ignore la signification, comme ce qui a trait à la sexualité.
Cette impossibilité sera souvent mésinterprétée par sa mère qui lui reproche alors
d’entendre et de parler comme si, avec ses yeux d’enfant, ses parents étaient
des malaimés du monde, des impuissants incapables de mener une vie semblable à
tout le monde.
Que de quiproquos surviennent ainsi!
Plus cocasses les uns que les autres, ils font partie du combat du mal-dire que
la fillette et ses parents doivent mener chaque fois qu’ils sortent du
territoire de la maison, surtout lors des réunions de famille où leur statut de
sourd-muet est exacerbé. Il y a au sein de la parentèle tant de non-dits qu’on
peut croire à autant de secrets de famille enfermés à double tour, mais que
Catherine voudrait connaître, espérant y trouver quelques explications sur l’enfance
de ses parents dont certains événements ont ajouté au poids de leur handicap.
Petit à petit, nous apprenons avec
elle les malheurs venus se poser sur les épaules fragilisées de Pierrette et de
Jacques, comme des chapes de plomb leur interdisant de vivre avec une décence minimale
l’existence que la maladie leur impose. Pour la mère de Catherine, on le
comprend vite, c’est l’attitude de sa mère Gisèle de refuser de se contraindre
à limiter son discours au seul langage des signes. Cela sans parler d’un séjour
à l’hôpital Louis-H. Lafontaine pour cause présumée de troubles mentaux. Pour Jacques,
entendant à la naissance, c’est une maladie d’enfance qui coupa net son audition.
S’en suivit, le pensionnat et l’abus du frère Marchand dont il fut la victime
non consentante, mais acceptant le peu de tendresse et d’écoute qu’on lui
refusait ailleurs.
De ce magma de dits et non-dits est
né un manque total de confiance envers les autres, considérant les entendants coupables
de haute trahison à leur endroit. Cette méfiance aigüe se répercute sur leur
propre fille, « la traductrice familiale ». Mais comment peut-elle raccommoder
la mince confiance de ses parents, en eux-mêmes d’abord, puis à son endroit, si
elle ne parvient pas à trouver le fil conducteur de ce qui pourrit leur quotidien.
Le roman de Pascale Beauregard nous
fait entrer dans ce qui peut sembler une maison de fous tellement la
communication entre les parents et leur fille est abracadabrante. Comment pourrait-il
en être autrement quand Pierrette vit dans les univers imaginaires que lui
prodiguent les deux téléviseurs qu’elle regarde sans arrêt comme si c’était là le
remède à tous ses maux? Comment pourrait-il en être autrement quand Jacques
travaille sans arrêt pour joindre les deux bouts et qu’il reçoit si peu de réconfort?
Comment pourrait-il en être autrement quand Catherine a eu à se battre contre
un ennemi invisible, l’absence de confiance, et qu’elle ne parvient à connaître
qu’un peu de l’origine de tous les maux dont souffrent ses parents?
Pascale Beauregard réussit un
travail d’équilibriste en abordant un sujet difficile à comprendre pour les entendants :
l’histoire d’un couple isolée de son entourage même de sa fille unique. Cette
quête est manifeste même dans l’écriture de la romancière qui donne au récit un
rythme adapté au débit des mots selon la séquence; on a ainsi parfois l’impression
que les sourds et muets font la narration tantôt par les signes décrits ou par
un discours fait que de mots bruts.
Je parle rarement de technique
littéraire, les résumant sous le générique de littérarité. Pas ici, car je
crois que Pascale Beauregard maîtrise avec brio l’art de la ponctuation, ces signes
qui rythment la narration, ce qui est absolument nécessaire au discours de ses
personnages. J’ose écrire qu’il y a quelque chose de proustien dans son tissu
narratif, la morosité en moins.
L’autofiction – comment peut-il en être autrement quand on observe le souci du détail dont la transcription littéraire du discours des parents sourds-muets! – pouvait être la seule voie crédible que l’autrice se devait d’emprunter pour raconter une cascade de malheurs que ses parents et leurs propres parents ont encaissés, avec, en arrière-plan, la société québécoise jadis démunie devant les différences dans la population. Nulle complaisance sur leur triste sort, mais une quête de vérité permettant à la narratrice de comprendre cet univers dans lequel elle vit plus qu’elle n’existe.
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