mercredi 24 janvier 2024

Claudine Bourbonnais

Le destin c’est les autres

Montréal, Québec Amérique, coll. « III », 2023, 152 p., 21,95 $.

Le brouillard d’une quelconque évidence

Que d’individus croise-t-on sur le chemin de l’existence! Certains ne font que passer, d’autres laissent derrière eux une empreinte indélébile, même au-delà de leur trépas. Si bien que toutes ces personnes sont inscrites dans l’ADN de notre personnalité.

Ces présences ineffaçables font l’objet des ouvrages de la collection III publiée chez Québec Amérique, chaque livre renfermant « trois récits inspirés de moments marquants dans la vie de leur auteur. Peut-être s’y glisse-t-il une part d’invention. Peut-être pas. » Or, Claudine Bourbonnais, journaliste et chef d’antenne week-end à la télé nationale, propose Le destin c’est les autres à cette enseigne. Je me suis souvenu de Métis Beach (Boréal, 2014), la première fiction de l’autrice qui suggérait un avenir littéraire enviable grâce à sa façon de mener les péripéties de son roman avec cette curiosité du détail journalistique.

Son nouvel opus est d’un autre horizon, car il s’agit d’une possible autofiction s’appuyant sur trois moments concomitants de sa vie. Vraie ou imaginée, la trame du récit gravite autour du personnage nommé Claudine. Bien que je me méfie de l’alter ego des écrivains devenus narrateurs, j’ai compris qu’il s’agit bien ici de Mme Bourbonnais, le peu qu’internet nous apprend de sa vie personnelle et professionnelle concorde avec la trame du récit. Là n’est pas mon intérêt, sinon pour mettre en perspective cette histoire.

Nous sommes à Durham, une ville au nord du Royaume-Uni, en 1988. S’y trouve une des universités de la région. L’étudiante Claudine, après des études à McGill en science politique, est venue y approfondir ses connaissances de la culture des pays arabophones et de la langue arabe. Elle habite un deux-pièces meublé d’une résidence étudiante réservée aux gradués, semblable à Douglas Hall, une résidence étudiante de McGill située derrière le stade Percival-Molson.

Avant de planter ce décor qui devient un personnage protégeant ses habitants, la narratrice décrit l’élément déclencheur de la trame : « Quelque chose de grave s’était donc passé sans que nous en mesurions toute la portée. Peut-être en avions-nous minimisé le sérieux parce que c’était impensable, tout simplement. Mais ne pas savoir est une chose, ne pas chercher à savoir en est une autre… J’ai vingt-trois ans, une conception plutôt sentimentale de la justice et une soif impérieuse de comprendre le monde. » (13)

L’événement en question était l’agression d’une jeune vendeuse chez Body Shop, suivi de l’anathème lancé par son père à l’endroit des responsables de ce crime. « Au 38 Old Elvet, nous étions sidérés. Nous allions passer cet été 1988 ensemble, occupés par nos études et préoccupés par la sécurité de nos camarades arabes, Sami, Marwan, et tous les autres qui étudiaient avec moi au département d’études moyen-orientales. » (17)

Qui sont ces camarades? Ce sont Sami, Marwan, Alex – « le plus sanguin d’entre nous… À la maîtrise en études turques, plutôt bohème » –, Paul – « un grand rouquin au visage piqueté de rouille, à l’éducation très British, fou de politique et de petites voitures » – et Christine – « une grande brune de la taille de Paul, un visage à la mâchoire carrée, séductrice avec les hommes, en compétition avec les femmes ». La personnalité de chacun donne du relief à leurs discussions, alors que l’incident initial souligne le « fossé très clair entre les étudiants et les habitants de la région… La notion de classes sociales comme une fatalité; c’était nouveau pour moi, et troublant [dira Claudine]. » (19)

Le discret Marwan, absent depuis quelques jours, « était un grand gaillard de plus de six pieds, la barbe sombre bien taillée, de grosses lunettes d’aviateur. Un Palestinien de la bande de Gaza qui, avant d’arriver à Durham, avait enseigné l’économie dans une université là-bas. » (20) Or, le doctorant a déjà été arrêté, un sujet dont on évitait de discuter. « Quelque chose de trop flou dans cette histoire nous incitait à ne pas avoir envie d’en apprendre davantage… Des hommes à l’air sinistre vêtus de noir – des policiers? – étaient entrés [dans la résidence] et en étaient ressortis en escortant Marwan. » (21-22)

Les événements laissent Claudine songeuse, car elle était en relation directe avec Marwan. « Mon mémoire de maîtrise portait en partie sur cette révolte de la jeunesse palestinienne [l’Intifada ayant alors cours au cœur de Gaza], et Marwan me donnait des nouvelles du terrain avec un détachement émotif qui m’étonnait et que je prenais pour du courage et de la maturité. Il avait six ans de plus que moi. » (24)

Dans ce climat de suspicion, on se demande comment Claudine s’est retrouvée à Durham, elle qui n’était pas toujours certaine d’elle-même. « Faire quelque chose d’inattendu de ma vie. C’était cette peur de ne pas y arriver qui m’avait donné le courage de partir pour deux ans dans cette université dont je n’avais jamais entendu parler, dans un pays que je ne connaissais pas, d’entreprendre une spécialité qui était loin de m’assurer un travail, et tout cela sur la foi d’une simple brochure de quelques feuillets consultée un après-midi de novembre à l’Université McGill… Le marché de l’emploi était bouché, le "no future" et la peur du sida nous tétanisaient. J’appartenais à une génération à laquelle les médias ne s’intéressaient pas et la publicité ne s’adressait jamais. » (27)

Malgré tout, la session universitaire allait bientôt se terminer et se devait d’être soulignée par des rencontres ou des fêtes. Paul invite Claudine à celle des finissants en économie, une occasion pour elle de constater le discours d’étudiants militants pour ce qu’ils croient une juste cause les autorisant à faire de leurs propos du harcèlement. « … nous étions à la fin d’une décennie qui s’était ouverte sur le courage obstiné de grévistes polonais forts de l’appui du pape politique, et s’achèverait l’année suivante par la chute du mur de Berlin. Nous assistions à l’écroulement de tout un système… » (51)

Le premier des trois récits se termine sur le départ des locataires du 32 Old Elvet et sur l’horizon de l’avenir de chacun que « Paul réunirait près de vingt ans plus tard dans un club privé de Londres. Car quelque chose de grave s’était passé sans que nous en mesurions toute la portée à l’époque. » 57)

Le second volet se déroule au Caire, en 1989, une « métropole entre anarchie et langueur. En plein ramadan, le mois du jeûne et d’abstinence pour les musulmans. » Claudine s’est promis de faire de ce séjour en Égypte « un grand moment de liberté comme je n’en vivrais plus… À l’affut d’une sorte d’épiphanie qui, peut-être, m’aiderait à voir plus clair. Mon avenir n’était pas tracé comme il l’était pour Paul. Le chemin que j’empruntais était plus tortueux, avec des détours et des égarements, mais il me réservait – du moins je l’espérais – des surprises et des cadeaux insoupçonnés. » (63)

Le dépaysement total aidant, la narratrice alterne le récit entre les images de son enfance – « … la petite fille que j’avais été et qui, étrangement, n’avait pas aimé être un enfant… Pour ma part, je me sentais tout simplement à l’étroit dans cette antichambre de la vie adulte. » (65, 67) – et celles de sa vie de jeune adulte pour qui ce séjour à l’étranger lui ouvrait de nouveaux horizons.

Au Caire, c’est Daniel, un ami de son confrère Paul, qui l’accueille. « Le Caire n’était donc pas une simple destination pour moi. J’y étais pour me trouver. Je n’y étais pas pour me fuir. Ici, j’allais faire tout pour la première fois. Une toile "vide" – comme je disais, petite – à l’image de celles que ma mère préparait pour moi, qu’elle montait sur un cadre de bois et enduisait de "gesso", prêtes à recevoir mes premiers coups de pinceau que ma main, incertaine, hésitait à donner. » (68)

Son séjour en Égypte est aussi l’occasion d’étudier et de perfectionner sa connaissance de la langue arabe à l’International Language Institute, une « école fréquentée par du personnel d’ambassades, des étudiants, comme moi, et des journalistes, comme Jon et Ernst – Jon est un Américain qui écrivait dans The Interview Magazine et Ernst, un Allemand, pour Der Spiegel – avec qui je m’étais liée d’amitié. » (69) Cette rencontre, comme l’ont été celles faites en Angleterre, appartient à l’image du titre du livre, « le destin c’est les autres », car ses nouveaux camarades lui font découvrir divers aspects du journalisme qu’ils pratiquent dont de longs reportages sur des thèmes aussi sérieux que la mort. « L’idée de la mort est effrayante quand la vie n’a pas encore livré toutes ses promesses, écrit-elle. » (71)

Claudine, Jon et Ernst abordent d’autres sujets, dont l’émancipation des femmes dans certains pays ou la radicalisation de l’Égypte « après la défaite en 1967 face à Israël – et la fin du rêve nationaliste arabe de Nasser – [que] ses films la préservaient d’une certaine amnésie collective. » (73) C’est avec eux qu’elle rencontre Ali Salem – dramaturge, satiriste et journaliste indépendant – et le Dr Hacim « qui [se] porte au secours des jeunes femmes effrayées à l’idée d’être répudiées… » (76) en pratiquant « l’hyménoplastie » pour leur permettre d’obtenir un certificat de virginité "en bonne et due forme". (76-77)

Chose certaine, pour Claudine être « à table avec des journalistes enthousiasmée, c’était comme se trouver avec des joggeurs et ne pas être capable de les suivre… Cette nuit-là, sous le croissant de lune, en compagnie de mes amis journalistes, je me disais pour la première fois : voilà, c’est ce que je veux faire. » (79-80)

La narratrice n’est pas au bout de ses surprises. Ainsi, Ali leur parle des services de renseignements égyptiens, ce qui rappelle à Claudine l’arrestation mystérieuse de Marwan qu’elle évoque; selon Ali, les « Israéliens ont refilé l’information aux Britanniques, ça me paraît évident. Il était déjà fiché… Les islamistes n’ont pas nécessairement la tête de l’emploi que vous leur prêtez. Il n’y a pas que des illuminés, chez les islamistes. On y trouve des Arabes, des Égyptiens instruits, intelligents. Ce qui les unit, c’est une grande colère envers l’Occident et Israël. » (85-86)

Une dernière rencontre que Jon, Ernst et Claudine feront est celle de Salwa Helmy, une chanteuse et une actrice égyptienne de grande renommée qui, à 69 ans, vivait recluse et n’accueillait que rarement des visiteurs. Ce bref tête-à-tête fut comme une tombée de rideau sur la vie sociopolitique égyptienne et ses dictats, notamment ceux à l’endroit des femmes. Claudine en retient notamment que « Toutes les questions se posent, des plus difficiles aux plus délicates, je l’apprendrai plus tard quand, à mon tour, je pratiquerai le métier. Seulement, il faut savoir comment bien les formuler, ce que nous n’arrivions pas à faire devant l’imposante et déconcertante Salwa Helmy. » (95)

C’est aussi à ce moment que Claudine se souvient de Habib, un suppléant en classe d’éducation physique alors qu’elle a huit ans et qui, « sans s’en douter, [était] sur le point de donner une tournure à mon destin. Nous sommes la somme des rencontres déterminantes que nous faisons… Habib nous parle des pyramides de Gizeh bâties pour servir de tombeaux et accueillir les corps momifiés des pharaons et de leurs femmes… Mes yeux fermés. Je me crée des images du désert et de ces immenses ouvrages érigés vers le ciel et les étoiles, en fais un montage, celui de mon propre film. » (98-99)

Ultime saut dans le temps, le troisième volet du récit se situe à Montréal en avril 2006, alors qu’elle travaille à Radio-Canada et reçoit un courriel intriguant : « News from our "old friend". » (105) Sur le coup, elle ne comprend pas, puis elle croit que ce peut être « un ami de l’époque de Durham… dix-sept ans déjà. Le temps est un train furieux sans personne aux commandes. » (105) Ouvrant la correspondance, il s’agit d’un message du FBI concernant des terroristes recherchés, accompagné de trois photos. Choc! : sur l’une d’elles on voit Marwan. Soufflée, Claudine se remet rapidement de ses émotions, car elle est en ondes du téléjournal week-end dans quelques instants durant lequel elle est en entrevue avec Danièle Kriegel, collaboratrice à Jérusalem qu’elle connaît tout comme son mari Charles Enderlin, au sujet d’un attentat en Israël revendiqué pas le Djihad islamiste palestinien dont Marwan est le chef depuis 1995 comme le lui a appris la récente correspondance. On serait bouleversé pour moins que cela, on la comprend.

Sa journée de travail terminée, Claudine rentre à la maison, à la campagne, où l’attend Gilles, son époux dont elle ne donne pas le patronyme, mais qui était alors le regretté Gilles Le Bigot (1943-2017). Suivent des discussions sur l’aveuglement qu’elle déplore face à Marwan et son refus de croire qu’il était déjà un djihadiste actif à l’époque de Durham.

C’est l’occasion pour la narratrice d’évoquer sa relation avec son conjoint, une histoire d’amour aussi intense que l’engagement journalistique de chacun d’eux. Si elle peut donner la fausse impression de froideur, cela correspond à la préservation d’une vie intime loin des feux de la rampe auxquels leur quotidien est soumis. La maison que le couple habite est à l’image d’eux-mêmes : ouverte sur la campagne environnante et refermée sur les pièces de leur intimité.

Claudine et Gilles ont prévu un séjour à Paris et il lui suggère de faire un détour par Londres pour rencontrer ses amis. Claudine les retrouve donc dans le club privé très « british » où Paul les a conviés. Tous dans la quarantaine, ils sont devenus homme d’affaires prospère, haut fonctionnaire au Foreign Office et aux services de renseignements (M15), députée dans le gouvernement de Tony Blair et, elle, journaliste à Radio-Canada. L’objet de la « convocation » que Paul leur a adressée est bien sûr l’avis de recherche lancé par le FBI à l’endroit de Marwan et, surtout, la menace à peine voilée de chantage d’un journaliste ayant retrouvé une ou des photos de leur groupe en compagnie du djihadiste. Pour chacun d’eux, sauf Claudine, une telle révélation publique menace leur carrière. Si Christine blâme Claudine de ne pas avoir vu venir et de les avoir informés du statut de Marwan, Paul et Alex avouent avoir accompagné Marwan, à sa demande, à Londres à quelques reprises et sous divers prétextes; ils comprennent qu’il a abusé de leur bonne foi. « La vérité, poursuit Phillip, c’est que lorsqu’on l’a connu, il menait une double vie d’universitaire et de terroriste. Et les services de renseignements britanniques le savaient. » (139)

La chute du récit est une question qu’on se pose parfois en vieillissant : « Nos intérêts ont-ils remplacé nos idéaux. » (145) Pour l’écrivaine, c’est aussi ceci : « Dans la nuit londonienne fouettée de pluie, je pense au chemin parcouru et m’en étonne. De la petite fille aux cheveux nattés impatiente de grandir, à cette femme de quarante et un ans que je suis devenue. Comment aurait réagi cette enfant si on me lui avait présentée en lui disant : "Voilà. C’est ce que tu deviendras"? »

J’aime croire, sans réserve, à l’essentiel du récit que fait Claudine Bourbonnais dans les pages de Le destin c’est les autres, car j’y retrouve une sorte de saine naïveté que trop peu de gens se permettent à l’âge adulte, le plus long temps d’une existence. Cette forme d’émerveillement, même durant les pires tempêtes du quotidien, est une façon d’aborder l’existence en nous rappelant justement que notre destin, ce sont aussi les autres, ce que je préfère à la vision de Sartre pour qui : « L’enfer, c’est les autres. »

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