Claudine Bourbonnais
Le destin c’est les autres
Montréal, Québec Amérique, coll. « III »,
2023, 152 p., 21,95 $.
Le brouillard d’une quelconque évidence
Que d’individus croise-t-on sur
le chemin de l’existence! Certains ne font que passer, d’autres laissent
derrière eux une empreinte indélébile, même au-delà de leur trépas. Si bien que
toutes ces personnes sont inscrites dans l’ADN de notre personnalité.
Ces présences ineffaçables font l’objet
des ouvrages de la collection III publiée chez Québec Amérique, chaque livre renfermant
« trois récits inspirés de moments marquants dans la vie de leur auteur.
Peut-être s’y glisse-t-il une part d’invention. Peut-être pas. » Or, Claudine
Bourbonnais, journaliste et chef d’antenne week-end à la télé nationale, propose
Le destin c’est les autres à cette enseigne. Je me suis souvenu de Métis
Beach (Boréal, 2014), la première fiction de l’autrice qui suggérait un avenir
littéraire enviable grâce à sa façon de mener les péripéties de son roman avec cette
curiosité du détail journalistique.
Son nouvel opus est d’un autre horizon,
car il s’agit d’une possible autofiction s’appuyant sur trois moments concomitants
de sa vie. Vraie ou imaginée, la trame du récit gravite autour du personnage nommé
Claudine. Bien que je me méfie de l’alter ego des écrivains devenus narrateurs,
j’ai compris qu’il s’agit bien ici de Mme Bourbonnais, le peu qu’internet nous
apprend de sa vie personnelle et professionnelle concorde avec la trame du récit.
Là n’est pas mon intérêt, sinon pour mettre en perspective cette histoire.
Nous sommes à Durham, une ville au
nord du Royaume-Uni, en 1988. S’y trouve une des universités de la région. L’étudiante
Claudine, après des études à McGill en science politique, est venue y
approfondir ses connaissances de la culture des pays arabophones et de la
langue arabe. Elle habite un deux-pièces meublé d’une résidence étudiante réservée
aux gradués, semblable à Douglas Hall, une résidence étudiante de McGill située
derrière le stade Percival-Molson.
Avant de planter ce décor qui devient
un personnage protégeant ses habitants, la narratrice décrit l’élément déclencheur
de la trame : « Quelque chose de grave s’était donc passé sans que
nous en mesurions toute la portée. Peut-être en avions-nous minimisé le sérieux
parce que c’était impensable, tout simplement. Mais ne pas savoir est une
chose, ne pas chercher à savoir en est une autre… J’ai vingt-trois ans, une
conception plutôt sentimentale de la justice et une soif impérieuse de comprendre
le monde. » (13)
L’événement en question était l’agression
d’une jeune vendeuse chez Body Shop, suivi de l’anathème lancé par son père à l’endroit
des responsables de ce crime. « Au 38 Old Elvet, nous étions sidérés. Nous
allions passer cet été 1988 ensemble, occupés par nos études et préoccupés par
la sécurité de nos camarades arabes, Sami, Marwan, et tous les autres qui étudiaient
avec moi au département d’études moyen-orientales. » (17)
Qui sont ces camarades? Ce sont Sami,
Marwan, Alex – « le plus sanguin d’entre nous… À la maîtrise en études turques,
plutôt bohème » –, Paul – « un grand rouquin au visage piqueté de
rouille, à l’éducation très British, fou de politique et de petites voitures »
– et Christine – « une grande brune de la taille de Paul, un visage à la
mâchoire carrée, séductrice avec les hommes, en compétition avec les femmes ».
La personnalité de chacun donne du relief à leurs discussions, alors que l’incident
initial souligne le « fossé très clair entre les étudiants et les
habitants de la région… La notion de classes sociales comme une fatalité; c’était
nouveau pour moi, et troublant [dira Claudine]. » (19)
Le discret Marwan, absent depuis
quelques jours, « était un grand gaillard de plus de six pieds, la barbe
sombre bien taillée, de grosses lunettes d’aviateur. Un Palestinien de la bande
de Gaza qui, avant d’arriver à Durham, avait enseigné l’économie dans une
université là-bas. » (20) Or, le doctorant a déjà été arrêté, un sujet dont
on évitait de discuter. « Quelque chose de trop flou dans cette histoire
nous incitait à ne pas avoir envie d’en apprendre davantage… Des hommes à l’air
sinistre vêtus de noir – des policiers? – étaient entrés [dans la résidence] et
en étaient ressortis en escortant Marwan. » (21-22)
Les événements laissent Claudine songeuse,
car elle était en relation directe avec Marwan. « Mon mémoire de maîtrise
portait en partie sur cette révolte de la jeunesse palestinienne [l’Intifada
ayant alors cours au cœur de Gaza], et Marwan me donnait des nouvelles du
terrain avec un détachement émotif qui m’étonnait et que je prenais pour du
courage et de la maturité. Il avait six ans de plus que moi. » (24)
Dans ce climat de suspicion, on
se demande comment Claudine s’est retrouvée à Durham, elle qui n’était pas
toujours certaine d’elle-même. « Faire quelque chose d’inattendu de ma vie.
C’était cette peur de ne pas y arriver qui m’avait donné le courage de partir
pour deux ans dans cette université dont je n’avais jamais entendu parler, dans
un pays que je ne connaissais pas, d’entreprendre une spécialité qui était loin
de m’assurer un travail, et tout cela sur la foi d’une simple brochure de
quelques feuillets consultée un après-midi de novembre à l’Université McGill…
Le marché de l’emploi était bouché, le "no future" et la peur du sida
nous tétanisaient. J’appartenais à une génération à laquelle les médias ne s’intéressaient
pas et la publicité ne s’adressait jamais. » (27)
Malgré tout, la session universitaire
allait bientôt se terminer et se devait d’être soulignée par des rencontres ou
des fêtes. Paul invite Claudine à celle des finissants en économie, une occasion
pour elle de constater le discours d’étudiants militants pour ce qu’ils croient
une juste cause les autorisant à faire de leurs propos du harcèlement. « …
nous étions à la fin d’une décennie qui s’était ouverte sur le courage obstiné
de grévistes polonais forts de l’appui du pape politique, et s’achèverait l’année
suivante par la chute du mur de Berlin. Nous assistions à l’écroulement de tout
un système… » (51)
Le premier des trois récits se
termine sur le départ des locataires du 32 Old Elvet et sur l’horizon de l’avenir
de chacun que « Paul réunirait près de vingt ans plus tard dans un club
privé de Londres. Car quelque chose de grave s’était passé sans que nous en
mesurions toute la portée à l’époque. » 57)
Le second volet se déroule au
Caire, en 1989, une « métropole entre anarchie et langueur. En plein
ramadan, le mois du jeûne et d’abstinence pour les musulmans. » Claudine s’est
promis de faire de ce séjour en Égypte « un grand moment de liberté comme
je n’en vivrais plus… À l’affut d’une sorte d’épiphanie qui, peut-être, m’aiderait
à voir plus clair. Mon avenir n’était pas tracé comme il l’était pour Paul. Le
chemin que j’empruntais était plus tortueux, avec des détours et des
égarements, mais il me réservait – du moins je l’espérais – des surprises et
des cadeaux insoupçonnés. » (63)
Le dépaysement total aidant, la
narratrice alterne le récit entre les images de son enfance – « … la petite
fille que j’avais été et qui, étrangement, n’avait pas aimé être un enfant…
Pour ma part, je me sentais tout simplement à l’étroit dans cette antichambre
de la vie adulte. » (65, 67) – et celles de sa vie de jeune adulte pour
qui ce séjour à l’étranger lui ouvrait de nouveaux horizons.
Au Caire, c’est Daniel, un ami de
son confrère Paul, qui l’accueille. « Le Caire n’était donc pas une simple
destination pour moi. J’y étais pour me trouver. Je n’y étais pas pour me fuir.
Ici, j’allais faire tout pour la première fois. Une toile "vide" –
comme je disais, petite – à l’image de celles que ma mère préparait pour moi,
qu’elle montait sur un cadre de bois et enduisait de "gesso", prêtes
à recevoir mes premiers coups de pinceau que ma main, incertaine, hésitait à
donner. » (68)
Son séjour en Égypte est aussi l’occasion
d’étudier et de perfectionner sa connaissance de la langue arabe à l’International
Language Institute, une « école fréquentée par du personnel d’ambassades,
des étudiants, comme moi, et des journalistes, comme Jon et Ernst – Jon est un Américain
qui écrivait dans The Interview Magazine et Ernst, un Allemand, pour Der
Spiegel – avec qui je m’étais liée d’amitié. » (69) Cette rencontre, comme
l’ont été celles faites en Angleterre, appartient à l’image du titre du livre, « le
destin c’est les autres », car ses nouveaux camarades lui font découvrir
divers aspects du journalisme qu’ils pratiquent dont de longs reportages sur
des thèmes aussi sérieux que la mort. « L’idée de la mort est effrayante
quand la vie n’a pas encore livré toutes ses promesses, écrit-elle. » (71)
Claudine, Jon et Ernst abordent d’autres
sujets, dont l’émancipation des femmes dans certains pays ou la radicalisation
de l’Égypte « après la défaite en 1967 face à Israël – et la fin du rêve
nationaliste arabe de Nasser – [que] ses films la préservaient d’une certaine
amnésie collective. » (73) C’est avec eux qu’elle rencontre Ali Salem –
dramaturge, satiriste et journaliste indépendant – et le Dr Hacim « qui [se]
porte au secours des jeunes femmes effrayées à l’idée d’être répudiées… »
(76) en pratiquant « l’hyménoplastie » pour leur permettre d’obtenir
un certificat de virginité "en bonne et due forme". (76-77)
Chose certaine, pour Claudine être
« à table avec des journalistes enthousiasmée, c’était comme se trouver
avec des joggeurs et ne pas être capable de les suivre… Cette nuit-là, sous le
croissant de lune, en compagnie de mes amis journalistes, je me disais pour la
première fois : voilà, c’est ce que je veux faire. » (79-80)
La narratrice n’est pas au bout
de ses surprises. Ainsi, Ali leur parle des services de renseignements
égyptiens, ce qui rappelle à Claudine l’arrestation mystérieuse de Marwan qu’elle
évoque; selon Ali, les « Israéliens ont refilé l’information aux
Britanniques, ça me paraît évident. Il était déjà fiché… Les islamistes n’ont
pas nécessairement la tête de l’emploi que vous leur prêtez. Il n’y a pas que
des illuminés, chez les islamistes. On y trouve des Arabes, des Égyptiens
instruits, intelligents. Ce qui les unit, c’est une grande colère envers l’Occident
et Israël. » (85-86)
Une dernière rencontre que Jon,
Ernst et Claudine feront est celle de Salwa Helmy, une chanteuse et une actrice
égyptienne de grande renommée qui, à 69 ans, vivait recluse et n’accueillait
que rarement des visiteurs. Ce bref tête-à-tête fut comme une tombée de rideau
sur la vie sociopolitique égyptienne et ses dictats, notamment ceux à l’endroit
des femmes. Claudine en retient notamment que « Toutes les questions se
posent, des plus difficiles aux plus délicates, je l’apprendrai plus tard
quand, à mon tour, je pratiquerai le métier. Seulement, il faut savoir comment bien
les formuler, ce que nous n’arrivions pas à faire devant l’imposante et déconcertante
Salwa Helmy. » (95)
C’est aussi à ce moment que
Claudine se souvient de Habib, un suppléant en classe d’éducation physique alors
qu’elle a huit ans et qui, « sans s’en douter, [était] sur le point de donner
une tournure à mon destin. Nous sommes la somme des rencontres déterminantes
que nous faisons… Habib nous parle des pyramides de Gizeh bâties pour servir de
tombeaux et accueillir les corps momifiés des pharaons et de leurs femmes… Mes
yeux fermés. Je me crée des images du désert et de ces immenses ouvrages érigés
vers le ciel et les étoiles, en fais un montage, celui de mon propre film. »
(98-99)
Ultime saut dans le temps, le troisième
volet du récit se situe à Montréal en avril 2006, alors qu’elle travaille à
Radio-Canada et reçoit un courriel intriguant : « News from our "old
friend". » (105) Sur le coup, elle ne comprend pas, puis elle croit que
ce peut être « un ami de l’époque de Durham… dix-sept ans déjà. Le temps
est un train furieux sans personne aux commandes. » (105) Ouvrant la
correspondance, il s’agit d’un message du FBI concernant des terroristes
recherchés, accompagné de trois photos. Choc! : sur l’une d’elles on voit Marwan.
Soufflée, Claudine se remet rapidement de ses émotions, car elle est en ondes du
téléjournal week-end dans quelques instants durant lequel elle est en entrevue
avec Danièle Kriegel, collaboratrice à Jérusalem qu’elle connaît tout comme son
mari Charles Enderlin, au sujet d’un attentat en Israël revendiqué pas le
Djihad islamiste palestinien dont Marwan est le chef depuis 1995 comme le lui a
appris la récente correspondance. On serait bouleversé pour moins que cela, on
la comprend.
Sa journée de travail terminée,
Claudine rentre à la maison, à la campagne, où l’attend Gilles, son époux dont
elle ne donne pas le patronyme, mais qui était alors le regretté Gilles Le
Bigot (1943-2017). Suivent des discussions sur l’aveuglement qu’elle déplore
face à Marwan et son refus de croire qu’il était déjà un djihadiste actif à l’époque
de Durham.
C’est l’occasion pour la
narratrice d’évoquer sa relation avec son conjoint, une histoire d’amour aussi intense
que l’engagement journalistique de chacun d’eux. Si elle peut donner la fausse
impression de froideur, cela correspond à la préservation d’une vie intime loin
des feux de la rampe auxquels leur quotidien est soumis. La maison que le
couple habite est à l’image d’eux-mêmes : ouverte sur la campagne environnante
et refermée sur les pièces de leur intimité.
Claudine et Gilles ont prévu un
séjour à Paris et il lui suggère de faire un détour par Londres pour rencontrer
ses amis. Claudine les retrouve donc dans le club privé très « british »
où Paul les a conviés. Tous dans la quarantaine, ils sont devenus homme d’affaires
prospère, haut fonctionnaire au Foreign Office et aux services de
renseignements (M15), députée dans le gouvernement de Tony Blair et, elle,
journaliste à Radio-Canada. L’objet de la « convocation » que Paul
leur a adressée est bien sûr l’avis de recherche lancé par le FBI à l’endroit
de Marwan et, surtout, la menace à peine voilée de chantage d’un journaliste ayant
retrouvé une ou des photos de leur groupe en compagnie du djihadiste. Pour
chacun d’eux, sauf Claudine, une telle révélation publique menace leur carrière.
Si Christine blâme Claudine de ne pas avoir vu venir et de les avoir informés
du statut de Marwan, Paul et Alex avouent avoir accompagné Marwan, à sa
demande, à Londres à quelques reprises et sous divers prétextes; ils
comprennent qu’il a abusé de leur bonne foi. « La vérité, poursuit Phillip,
c’est que lorsqu’on l’a connu, il menait une double vie d’universitaire et de
terroriste. Et les services de renseignements britanniques le savaient. »
(139)
La chute du récit est une
question qu’on se pose parfois en vieillissant : « Nos intérêts
ont-ils remplacé nos idéaux. » (145) Pour l’écrivaine, c’est aussi ceci :
« Dans la nuit londonienne fouettée de pluie, je pense au chemin parcouru
et m’en étonne. De la petite fille aux cheveux nattés impatiente de grandir, à
cette femme de quarante et un ans que je suis devenue. Comment aurait réagi
cette enfant si on me lui avait présentée en lui disant : "Voilà. C’est
ce que tu deviendras"? »
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