mercredi 13 décembre 2023

Frédérick Lavoie

Troubler les eaux

Saguenay, La Peuplade, coll. « Récit », 2023, 360 p., 30,95 $.

S’informer : un devoir citoyen

Frédérick Lavoie est un journaliste indépendant de haut niveau tant pour ce que les missions d’enquête qu’il s’impose lui apprennent que pour les actualités qu’il relate et ses analyses diffusées par les médias qui achètent ses reportages, sans oublier les récits qu’il en tire. Il y eut ainsi Allers simples : aventures journalistiques en Post-Soviétie (2012), Ukraine à fragmentation (2015) et Avant l’après : voyage à Cuba avec George Orwell (2018), tous parus à La Peuplade. Ces trois essais révèlent l’habitude de l’auteur de vivre dans l’univers dont il veut relater une situation sociopolitique pour mieux la comprendre.

Troubler les eaux semble, de prime abord, emprunte la même démarche. Je dis bien « de prime abord », car, après avoir identifié le sujet – les enjeux de l’eau au Bangladesh, tant les inondations récurrentes que le manque constant d’eau potable – il évoque le début du livre qu’il a tenté d’écrire sur ce vaste sujet, mais que, pour des raisons qu’il énonce sans ambages – on ne peut, à ce jour, lui reprocher d’avoir une langue de bois, mais une probité extrême – il n’eut d’autre choix que d’aller dans une direction où sa subjectivité de journaliste blanc de culture occidentale devait être mise de côté s’il voulait que son propos tienne la route.

Il revient à son propos initial en faisant le récit de ce qu’il a vu sur place, en compagnie de son fixeur et d’un traducteur – impossible de faire autrement puisqu’il y a tant de dialectes régionaux que même un fixeur aguerri ne peut suffire à la tâche – et qui le trouble de plus en plus.

Les inondations dictées par la mousson n’ont rien de comparable avec celles qu’on connaît chez nous. Or, le seul « véritable » référent pour le journaliste Lavoie n’est autre que l’inondation du Saguenay, sa région natale, et dont on a fait une image collective plus grande que nature. Les débordements qu’il constate au Bangladesh sont amplifiés par tous les travaux opérés par l’industrie à son seul profit et qui ont eu pour résultats de modifier le parcours de certains cours d’eau ou même de faire sauter des digues protégeant des terres agricoles. La résilience des gens qu’il rencontre est désarmante, comme s’ils entonnaient un « alea jacta est » pour toute explication.

Autre problème relatif aux eaux : la difficile, parfois impossible, disponibilité d’eau potable saine. Les pages du livre qui portent sur ce sujet font le récit d’une histoire d’horreur humanitaire dont les victimes ne mesurent pas vraiment l’étendue des conséquences. Certaines, certains ont perdu des proches ou sont eux-mêmes des victimes « consentantes » de ces eaux mortifères parce que les nappes phréatiques sont empoisonnées à l’arsenic ou d’autres matières que le sol a absorbés au fil du temps et des négligences humaines. Bref, l’abus des mieux nantis sur les plus pauvres.

Un imprévu à l’agenda du reporter survient lorsqu’il se retrouve face à des Rohingyas fuyant le Myanmar. C’est une histoire relatée par la presse internationale, un génocide qu’on ne veut ou ne peut pas nommer pour des raisons politiques de part et d’autre.

Devant tant de sujets d’information que peut ou que doit faire un journaliste indépendant qui se fait fort de respecter les pratiques journalistiques strictes, le récit objectif des faits et l’éthique dans leur compte rendu? Frédérick Lavoie est devant un mur qui l’oblige à remettre en question sa façon de faire, car, pour la première fois, il a profité d’une bourse de travail qui lui a permis de vivre modestement, mais de façon plus confortable que d’habitude. Il a aussi pu engager un fixeur expérimenté et même les services d’un traducteur.

La question que cette équipée a soulevée chez Lavoie est de savoir s’il doit choisir les informations parmi celles recueillies et qui doivent être rendues publiques, une situation qu’il ne rencontre jamais croyant que tous les renseignements doivent être connus. Or, il est cette fois conscient qu’il doit trier dans ce flot d’informations, certaines ayant peu ou pas d’impact sur le lectorat, certaines pouvant même nuire aux personnes qui ont naïvement témoigné de la situation.

Si la première moitié de Troubler les eaux se déroule sur le terrain, la seconde met en évidence l’analyse, la réflexion et les remises en question du journaliste sur ses pratiques. Je vous proposai récemment Pas de lapin dans le chapeau : coulisses éthiques et déontologiques du travail journalistique (Somme toute, 2023), un essai de Marie-Ève Martel qui discute du même sujet, mais dans un environnement de presse régionale ou nationale. Frédérick Lavoie traite le sujet du point de vue international, tel qu’un journaliste indépendant – ce qualificatif prend ici tout son sens, car il s’oppose au journaliste d’une grande agence ou d’un média national qui bénéficie d’une infrastructure corporative en soutient de son travail – peut se permettre compte tenu de ses moyens financiers limités. Dit de façon plus terre à terre : il est rémunéré après les recherches appropriées sur un sujet et la préparation d’un article ou d’un visuel, à condition qu’il puisse vendre son matériel à un diffuseur. Cette façon de faire altère, aux dires de Lavoie, sa perception et de là son objectivité, car il lui arrivera de faire un triage parmi un ensemble de données afin de « garantir » sa commercialisation.

L’auteur fait d’ailleurs une comparaison intéressante en parlant de la « mission » du journaliste et celle du scientifique. Tous deux travaillent sur la vérité d’un sujet dont, à priori, ils ignorent les tenants et les aboutissants. Souvent, ils ne réussissent qu’à mettre en lumière les premiers éléments d’un tout sans parvenir à le décrire complètement. La question est alors de savoir dans quelle mesure doivent-ils révéler leur découverte. Pensons ici aux scientifiques étudiant l’intelligence artificielle dont les recherches sont financées par des sociétés qui veulent obtenir rapidement des résultats et ainsi pouvoir continuer à subventionner les chercheurs. Belle quadrature du cercle!

En refermant Troubler les eaux, j’ai d’abord pensé aux communautés autochtones canadiennes dont les « réserves » n’ont toujours pas d’eau potable en 2023. Ce n’est guère mieux que la situation de certaines communautés bangladaises vivant dans un pays en voie de développement, ce qui n’est absolument pas le cas du Canada. J’ai aussi réfléchi aux pratiques journalistiques à l’ère des médias sociaux et des fausses nouvelles. Entre ces deux pratiques d’information, il y a tous ces billettistes qui commentent à qui mieux mieux tout et son contraire. Sont-ce des influenceurs patentés? Des maîtresses et des maîtres à penser comme des nouveaux gourous de l’information? Que faire alors du libre arbitre de chacune et chacun d’entre nous, sinon d’être plus attentives et attentifs que jamais dans le choix de nos sources d’information. Une même info internationale diffusée sur les ondes de R.-C. et sur celles de TV5, par exemple, sera exprimée selon des points de vue différents que nous pouvons observer à l’écran, puis soupeser avant de nous faire une opinion.

Entre-temps, la lecture de Troubler les eaux, le récit de Frédérick Lavoie, est un excellent exercice de remise en question de nos habitudes de consommateur de l’information en ce temps où nos canaux traditionnels sont mis à mal. L’ouvrage de Lavoie est ainsi d’un grand intérêt, aussi troublants que soient les faits et les analyses qu’il propose. N’est-ce pas d’ailleurs le rôle des journalistes?

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