Frédérick Lavoie
Troubler les eaux
Saguenay, La Peuplade, coll. « Récit »,
2023, 360 p., 30,95 $.
S’informer : un devoir citoyen
Frédérick Lavoie est un journaliste indépendant de haut niveau tant pour ce que les missions d’enquête qu’il s’impose lui apprennent que pour les actualités qu’il relate et ses analyses diffusées par les médias qui achètent ses reportages, sans oublier les récits qu’il en tire. Il y eut ainsi Allers simples : aventures journalistiques en Post-Soviétie (2012), Ukraine à fragmentation (2015) et Avant l’après : voyage à Cuba avec George Orwell (2018), tous parus à La Peuplade. Ces trois essais révèlent l’habitude de l’auteur de vivre dans l’univers dont il veut relater une situation sociopolitique pour mieux la comprendre.
Il revient à son propos initial en faisant le récit de ce qu’il a vu
sur place, en compagnie de son fixeur et d’un traducteur – impossible de faire
autrement puisqu’il y a tant de dialectes régionaux que même un fixeur aguerri ne
peut suffire à la tâche – et qui le trouble de plus en plus.
Les inondations dictées par la mousson n’ont rien de comparable avec celles
qu’on connaît chez nous. Or, le seul « véritable » référent pour le
journaliste Lavoie n’est autre que l’inondation du Saguenay, sa région natale,
et dont on a fait une image collective plus grande que nature. Les débordements
qu’il constate au Bangladesh sont amplifiés par tous les travaux opérés par l’industrie
à son seul profit et qui ont eu pour résultats de modifier le parcours de
certains cours d’eau ou même de faire sauter des digues protégeant des terres
agricoles. La résilience des gens qu’il rencontre est désarmante, comme s’ils
entonnaient un « alea jacta est » pour toute explication.
Autre problème relatif aux eaux : la difficile, parfois
impossible, disponibilité d’eau potable saine. Les pages du livre qui portent
sur ce sujet font le récit d’une histoire d’horreur humanitaire dont les
victimes ne mesurent pas vraiment l’étendue des conséquences. Certaines, certains
ont perdu des proches ou sont eux-mêmes des victimes « consentantes »
de ces eaux mortifères parce que les nappes phréatiques sont empoisonnées à l’arsenic
ou d’autres matières que le sol a absorbés au fil du temps et des négligences
humaines. Bref, l’abus des mieux nantis sur les plus pauvres.
Un imprévu à l’agenda du reporter survient lorsqu’il se retrouve face à
des Rohingyas fuyant le Myanmar. C’est une histoire relatée par la presse
internationale, un génocide qu’on ne veut ou ne peut pas nommer pour des
raisons politiques de part et d’autre.
Devant tant de sujets d’information que peut ou que doit faire un journaliste
indépendant qui se fait fort de respecter les pratiques journalistiques
strictes, le récit objectif des faits et l’éthique dans leur compte rendu?
Frédérick Lavoie est devant un mur qui l’oblige à remettre en question sa façon
de faire, car, pour la première fois, il a profité d’une bourse de travail qui lui
a permis de vivre modestement, mais de façon plus confortable que d’habitude.
Il a aussi pu engager un fixeur expérimenté et même les services d’un
traducteur.
La question que cette équipée a soulevée chez Lavoie est de savoir s’il
doit choisir les informations parmi celles recueillies et qui doivent être rendues
publiques, une situation qu’il ne rencontre jamais croyant que tous les renseignements
doivent être connus. Or, il est cette fois conscient qu’il doit trier dans ce flot
d’informations, certaines ayant peu ou pas d’impact sur le lectorat, certaines
pouvant même nuire aux personnes qui ont naïvement témoigné de la situation.
Si la première moitié de Troubler les eaux se déroule sur
le terrain, la seconde met en évidence l’analyse, la réflexion et les remises
en question du journaliste sur ses pratiques. Je vous proposai récemment Pas
de lapin dans le chapeau : coulisses éthiques et déontologiques du travail
journalistique (Somme toute, 2023), un essai de Marie-Ève Martel qui discute
du même sujet, mais dans un environnement de presse régionale ou nationale. Frédérick
Lavoie traite le sujet du point de vue international, tel qu’un journaliste
indépendant – ce qualificatif prend ici tout son sens, car il s’oppose au journaliste
d’une grande agence ou d’un média national qui bénéficie d’une infrastructure
corporative en soutient de son travail – peut se permettre compte tenu de ses moyens
financiers limités. Dit de façon plus terre à terre : il est rémunéré après
les recherches appropriées sur un sujet et la préparation d’un article ou d’un
visuel, à condition qu’il puisse vendre son matériel à un diffuseur. Cette
façon de faire altère, aux dires de Lavoie, sa perception et de là son
objectivité, car il lui arrivera de faire un triage parmi un ensemble de données
afin de « garantir » sa commercialisation.
L’auteur fait d’ailleurs une
comparaison intéressante en parlant de la « mission » du journaliste
et celle du scientifique. Tous deux travaillent sur la vérité d’un sujet dont,
à priori, ils ignorent les tenants et les aboutissants. Souvent, ils ne réussissent
qu’à mettre en lumière les premiers éléments d’un tout sans parvenir à le
décrire complètement. La question est alors de savoir dans quelle mesure
doivent-ils révéler leur découverte. Pensons ici aux scientifiques étudiant l’intelligence
artificielle dont les recherches sont financées par des sociétés qui veulent
obtenir rapidement des résultats et ainsi pouvoir continuer à subventionner les
chercheurs. Belle quadrature du cercle!
En refermant Troubler les eaux,
j’ai d’abord pensé aux communautés autochtones canadiennes dont les « réserves »
n’ont toujours pas d’eau potable en 2023. Ce n’est guère mieux que la situation
de certaines communautés bangladaises vivant dans un pays en voie de
développement, ce qui n’est absolument pas le cas du Canada. J’ai aussi
réfléchi aux pratiques journalistiques à l’ère des médias sociaux et des
fausses nouvelles. Entre ces deux pratiques d’information, il y a tous ces billettistes
qui commentent à qui mieux mieux tout et son contraire. Sont-ce des
influenceurs patentés? Des maîtresses et des maîtres à penser comme des
nouveaux gourous de l’information? Que faire alors du libre arbitre de chacune
et chacun d’entre nous, sinon d’être plus attentives et attentifs que jamais dans
le choix de nos sources d’information. Une même info internationale diffusée
sur les ondes de R.-C. et sur celles de TV5, par exemple, sera exprimée selon
des points de vue différents que nous pouvons observer à l’écran, puis soupeser
avant de nous faire une opinion.
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