mercredi 20 décembre 2023

Ying Chen

Ahimsa

Montréal, Leméac, 2023, 104 p., 14,95 $.

À la recherche d’un humanisme perdu

À ce jour, Ying Chen nous a entraînés dans des histoires de l’intime à travers les pages de son œuvre. Ainsi, dans Rayonnements (voir plus bas), nous nous retrouvions au sein de la famille Curie, Irène Joliot-Curie, l’aînée, racontant les hauts et les bas d’une famille dont les parents, puis elle-même et son époux, étaient auréolés de deux prix Nobel.

Avec Ahimsa, l’écrivaine nous amène dans un tout autre univers, celui de proches de Gandhi (1869-1948) après son assassinat. Le Mahatma, rappelons-le, « a été un pionnier et un théoricien du "satyāgraha" (attachement ferme à la vérité), de la résistance à l'oppression par la désobéissance civile de masse, cette théorisation était fondée sur l’ahiṃsā ("non-violence"), qui a contribué à conduire l’Inde à l’indépendance. »

Comment faire pour s’approprier un monde aussi particulier que celui de l’Inde d’une autre époque, sinon en passant par l’allégorie, cette figure de style « représentant une idée abstraite par une métaphore littéraire développée par un être animé doté d’attributs symboliques, comme dans les fables, où le monde animal personnifie la société humaine ».

Il s’agit ici de réincarner des individus dans un autre corps : un rat, une mouche et un serpent, ces animaux mal-aimés. À tour de rôle, ils racontent ce qu’ils étaient au moment de leur décès, en analysant et commentant leurs gestes qui furent déterminants pour eux-mêmes, pour leur famille, voire pour la nation tout entière.

La première voix à se faire entendre est celle du fils aîné du Maître Gandhi, réincarné sous la forme d’un rat. Pourquoi un tel désaveu, sinon pour se faire pardonner d’avoir été un fils impénitent à côté de son illustre père, un fils qui allait toujours en sens contraire de la voie tracée par lui. Agir ainsi, c’est s’opposer à ses convictions et à ses actions, de les discréditer à la satisfaction de ses détracteurs. Ce fils a ici des allures d’enfant prodigue revenant auprès de son père en énumérant les valeurs que ce dernier a promues. « Par modestie vous n’avez jamais manifesté l’ambition d’imposer vos valeurs à ceux qui n’en voulaient pas… vous avez vu que nous avions besoin de sel et des étoffes pour nous mettre debout d’abord. Debout en douceur. En résistance pacifique. En négociation. En refus sans violence. Debout dans la limite des lois, même faites par l’Autre. En respect, inclusion et acquittement. Avec la suprême Ahimsa. » Qu’a donc tant fait ce fils pour mériter d’être devenu un hideux rongeur, sinon d’avoir fait tout le contraire de son père, car, en agissant ainsi, il n’avait pas à supporter d’être comparé à celui-ci. Même le patronyme familial le détruisait petit à petit, ce que les abus de toutes sortes lui faisaient oublier.

« Je crois comprendre que, de mon vivant, j’ai été porté par une loi trop forte, une loi jusqu’ici invincible, durable, une loi futuriste : celle des désirs et de l’accumulation des choses… C’est moi qui me suis détourné de vous, père, comme un moderne qui se détourne de l’ancien. Je ne vous reproche rien. Au contraire, je crois qu’aucun autre parent n’aurait pu m’aimer mieux que vous. Je veux que ce soit clair pour vous. Et clair aussi pour ceux qui cherchent à vous diminuer en se servant de moi, de la ruine que je suis, comme on vise le point vulnérable d’un adversaire réel ou imaginaire. Clair pour ceux qui, afin de vous descendre, veulent s’armer contre vous de mon échec à moi. »

Après le fils repentant arrive une jeune femme réincarnée sous forme d’une mouche, cet insecte dont la mission sur terre est incomprise. « Je n’avais jamais fait attention aux mouches. C’était une espèce considérée inférieure… En réfléchissant bien, je trouve que naître mouche aujourd’hui est un excellent compromis dans le cadre de notre inébranlable destin. » (38) Le compromis évoqué se rapporte à l’environnement et aux changements climatiques, les mouches étant des vecteurs de la transformation essentielle de certaines matières. « Notre famille se trouvait au pied de la hiérarchie dans notre propre clan depuis toujours… Notre race… manquait de verve pour se révolter et pour attirer l’attention autrement qu’avec des armes, par exemple avec de la paisible résistance. »

Le père de la narratrice s’était mis au commerce pour sortir sa famille de la misère ancestrale, ce qui permit à la jeune femme d’aller à l’école et d’apprendre à lire. « Cette formation quoique brève suffisait pour que je puisse lire les paroles du Maître, les paroles de l’assassin [celui de Gandhi], et les nouvelles dans les journaux sur les déshonneurs compromettants du fils du Maître [le rat du précédent chapitre]. » L’éloignement de sa condition de miséreuse lui permit de travailler en usine, de faire partie d’une chaîne humaine accomplissant des gestes machinaux pour fabriquer des gants de travail du matin au soir. « À la fin, mes poumons ne fonctionnaient plus. Ce n’était pas tellement à cause de l’usine, on ne se rendait pas compte de ce qu’on respirait à l’intérieur. Par contre, à l’extérieur, je n’avais pas vu le soleil depuis longtemps. » Celle devenue une mouche représente, en quelque sorte, les pauvres et les miséreux que le Maître voulait sortir de leur condition en leur rendant la dignité qui ne leur avait jamais été permise.

Le troisième personnage, réincarnation de l’assassin du Maître, est un serpent. Il symbolise l’opposition à l’ahimsa que prône et défend ce dernier. « Je suis obligé de retrouver le Maître, pour l’empêcher de revenir en vie pour promouvoir son Ahimsa. C’est encore à moi de jouer le diable, de dissiper avec mes substances vénéneuses, le parfum du pacifisme et le charme de la négociation que le Maître aime nous vanter, parfum tout à fait fade qui ne peut qu’endormir notre peuple face aux adversaires réels ou potentiels. »

Le serpent est le plus volubile des personnages, car il adhère à la philosophie contraire à celle du Maître. Son propos met en perspective la quête de ce dernier et celle de ses opposants qui voient là un désastre dont l’État tout entier ne saurait se remettre. Pour lui, le diable se niche dans les détails, ceux-là auxquels il adhère et qui, d’une certaine façon, vont lui permettre d’assassiner le Maître.

Le quatrième chapitre, « Ensemble sans voix », commémore l’assassinat du Maître. « On se souvient bien, maintenant encore, de la scène où son corps solennellement descendait dans l’éclatement des bûches en flammes, lorsque s’élevait une prière monotone d’une compassion simpliste s’entendant à toutes les bêtes, rats, serpents et mouches, à tout le monde y compris aux tueurs, délinquants et traîtres. Et même à nous trois. Le chant détaché et impersonnel vite remplacé par le concert positif des oiseaux humains trop humains. »

Quelle image du Maître reste-t-il alors? « Cette quasi-statue moyenâgeuse, pieds nus, vêtue théâtralement de coton fabriqué maison, style pyjama, accompagné de son risible rouet, d’une lenteur démesurée, assis encore avec entêtement sur le sable d’une époque délaissée, sans électricité, d’un pays divisé, au milieu du tapage impatient de son peuple… Cet être antique, pour ne pas dire ce fantôme, avait essayé de ses maigres bras de repousser l’arrivée inévitable du temps moderne, de défier la puissance des machines en recourant aux paroles des aïeux… Quand on est serpent, rat ou mouche, on ne comprend plus rien à cela. »

« Chœur d’oiseau », dernier volet du roman, est une mise en abyme du récit dont les oiseaux observent la trame en concluant sous forme d’un poème : « Indispensables que nous sommes.  / La volonté du ciel nous transcende. / Nos voix comme fleurs et comme flèches. / Pour couronner et pour condamner. / Pour aimer et pour haïr / au besoin / pour transmettre / le jugement dernier. »

Ying Chen a choisi l’allégorie comme forme de son récit, sans en faire une fable moralisatrice, mais une métaphore du point de vue d’un personnage à l’autre, chacun évoquant de façon perspicace les pires velléités dont les êtres humains sont capables à l’égard de leurs semblables comme on le constate dans toutes les guerres fratricides ou les tragédies génocidaires.

Ying Chen

Rayonnements

Leméac, coll. « Nomades », 2023, 112 p., 10,95 $.

 

Irène Joliot-Curie raconte les dernières années de la vie de sa mère. Ce n’est pas une biographie familiale, les rayonnements du titre faisant référence aux recherches et aux découvertes du couple Curie, dont la radiation qui fait peser le poids de la responsabilité sociale sur les épaules de la nobélisée. À cette époque, mère et fille partagent les mêmes intérêts scientifiques, le même laboratoire et les mêmes valeurs humaines. La Marie Curie imaginée par Ying Chen est un personnage complexe. Ses regrets d’avoir quitté sa Pologne, sa constante quête de tout ce qui pouvait faire avancer ses recherches, son tourment de ne s’être jamais sentie Française, etc. Le roman est comme le legs imaginaire de la mémoire familiale, comme l’héritage des non-dits différents d’un membre du clan à l’autre. Les personnages imaginés semblent aussi grands que ceux qui les ont inspirés.

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