mercredi 28 juin 2023

Mario Girard

Clémence : encore une fois

Montréal, Les Éditions La Presse, 2023, 312 p., 49,95 $.

« À l’ombre de la véranda »

On se réfère parfois aux écrivaines et écrivains par leur seul patronyme : Hébert, Blais, Royer, DesRochers, etc. Pour d’autres, le prénom suffit : Félix, Barbara, Clémence, etc. C’est à cette dernière que le journaliste Mario Girard consacre un remarquable ouvrage intitulé Clémence : encore une fois.

Plus d’une génération dit connaître Clémences DesRochers par cœur, car elle est entrée dans leur vie en même temps que l’avènement de la télé, ou presque. De plus, certaines de ses chansons habitent nos souvenirs collectifs. Nathalie Petrowski trace d’elle un portrait instantané en préface : « Clémence, ce prénom qui passe de présentation, ce prénom doux comme une prière, qui évoque la première grande monologuiste du Québec, nous dit qu’il n’y a qu’une seule Clémence… Pour en arriver à ce statut-là avec un simple prénom qui suscite autant la reconnaissance que la familiarité, qui relève autant de l’intimité que de la notoriété, il faut en avoir parcouru du chemin sur les scènes du Québec et dans la tête et le cœur de ses habitants. C’est que Clémence, la fille de Rose et d’Alfred DesRochers a fait. » (9)

Le nom DesRochers était déjà connu, surtout depuis qu’Alfred DesRochers (1901-1978), son père, a fait paraître L’Offrande aux vierges (1928) et À l’ombre de l’Orford (1929).

Pour que la jeune DesRochers devienne simplement Clémence, elle a travaillé très fort pour tailler sa place dans la culture québécoise, laquelle se renouvelait au début des années 1950, jusqu’à ce que cette place soit bien à elle, unique.

Ce parcours s’étale sur plusieurs décennies et Mario Girard le retrace depuis ce jour d’avril 1941 où fut présentée « La marche aux millions », une comédie burlesque interprétée entre autres par Juliette Béliveau, Denis Drouin et Henri Poitras. L’adolescente Clémence assiste seule à ce spectacle qui est pour elle une véritable épiphanie : « Je veux chanter comme elle. Je veux faire rire les gens. C’est ce que je veux faire. », avoue-t-elle à sa famille.

Avant d’en arriver là, le biographe rappelle qu’en 1923, Alfred DesRochers, 22 ans, fréquente Rose-Alma Breault et qu’ils se marient le 20 mai 1925. Clémence-Irène-Claire naît le 23 novembre 1933, « le jour de la Saint-Clément », ce qu’elle raconte dans le poème « Ma naissance ».

Un drame frappe la famille le 20 novembre 1936 : Germain, un des fils DesRochers, se noie dans la rivière Magog. À partir de ce jour, toute la famille est mise à mal, car Alfred ne s’en remet jamais vraiment, passant de périodes où il gagne raisonnablement bien la vie des siens à des périodes de profonde dépression que son alcoolisme exacerbe. Heureusement, Rose tient la barre du bateau familial qui tangue et donne le meilleur d’elle-même à ses enfants, ce qui n’est pas rien à cette époque.

On comprend pourquoi cette femme est très importante dans la vie de sa fille comme le raconte le chapitre intitulé « Rose et Clémence ». En toile de fond, le décès de cette mère adulée qu’illustre le poème « Maman » : « Mais depuis ton départ ma maison est vide / J’ai beau y mettre tout ce dont j’avais rêvé / Mes rêves ne sont plus que des gestes livides / C’est de ta seule absence que je suis habitée ». Impossible ici de ne pas rappeler qu’« Alfred créera les sonnets d’Élégies pour l’épouse en-allée dans le petit chalet du lac Clair (aujourd’hui lac Sylvère), à Saint-Donat, que Clémence avait acheté pour ses parents quelque temps plus tôt. » (135)

Ce poème et d’autres, des fac-similés de manuscrits et de dessins, des photos d’archives, des coupures de journaux et d’autres souvenirs font partie de l’ouvrage dont les vingt-trois chapitres sont construits à l’identique : une photo, quelques pages racontant les faits saillants de l’époque abordée, quelques « artéfacts » les illustrant et un poème y correspondant.

Après avoir évoqué la mère de Clémence, le biographe met en lumière sa relation avec son père Alfred. Elle a plus connu ce dernier dans les années de turbulence qui ont suivi le décès de son frère. Lorsqu’il était à la maison, des auteurs déjà reconnus le visitaient. Germaine Guèvremont, par exemple, dont le Survenant lui aurait été inspiré par Alfred DesRochers. Or, « Clémence a toujours eu cette crainte : connaître l’indifférence du public qu’a affreusement vécue son père, Alfred. Voir le talent de ce grand poète ignoré par ses contemporains a beaucoup fait souffrir l’auteure et humoriste. Combien de fois, dans ses spectacles ou lors d’entrevues, a-t-elle rappelé à la mémoire du public le génie de celui qui lui a donné la vie. Elle avait raison de le faire. » (35)

Alfred DesRochers est, à mon avis, un des grands poètes de sa génération, sinon le plus grand. Il m’est ainsi impossible de ne pas voir l’influence de son discours poétique sur celui de sa fille, entre autres l’usage de la langue parlée ou d’expressions du discours populaire qu’on a reproché au père et à la fille.

Saut dans le temps : la famille DesRochers s’installe à Montréal; Clémence fait l’École normale; son désarroi devant une classe de 37 garçons; son entrée au Conservatoire en 1954; son premier engagement à La Roulette le théâtre ambulant de Paul Buissonneau; son texte « Rue Pacifique » remporte un premier prix au concours organisé par Télé-Ciné-Radio Productions ce qui lui apprend qu’« elle pourra compter sur les mots pour se rendre à la scène. » (55)

Parmi les membres du jury, il y a « le père de la dramaturgie moderne au Québec, Marcel Dubé. Ce sera le début d’une belle et longue amitié entre elle et l’auteur d’un "Simple soldat" ». (55-59) Plus tard, elle joue dans « La Côte de sable », un des téléromans de Dubé diffusés par Radio-Canada.

Clémence fait son entrée à la télé d’État en 1957 en jouant dans la mythique émission jeunesse La Boîte à surprise, une véritable pépinière de jeunes talents. Un extrait du monologue « Ce que toute jeune débutante doit savoir, ou Mon entrée à Radio-Canada » illustre avec humour cette période. Elle interprète cette saynète au Saint-Germain-des-Prés, le cabaret dont Jacques Normand ouvre les portes aux jeunes gens talentueux tels Pauline Julien ou Normand Hudon.

Les réalisateurs de Radio-Canada finissent par s’intéresser à cette jeune femme qui hante littéralement les corridors de l’hôtel Ford et frappe à leur porte pour qu’on l’engage. Dès lors, il y a un effet boule de neige et Clémence prend de plus en plus d’espace sur les ondes de la télé nationale. De la variété à l’animation, de la comédie au drame, des entrevues accordées à celles qu’elle anime : cette omniprésence arrive à saturation pour la principale intéressée qui, en écrivant des dialogues pour les autres, réalise à quel point écrire est son port d’attache.

La grève des réalisateurs francophones de la SRC va lui permettre d’allier écriture et scène. « La fille du groupe » raconte la création des Bozos, « un groupe de cinq jeunes artistes de la chanson qui va marquer à tout jamais l’histoire de la musique au Québec. À la base, la formation est composée de Clémence, Raymond Lévesque, Claude Léveillée, Hervé Brousseau et Jean-Pierre Ferland. » (84) Le groupe recrutera le pianiste André Gagnon pour les accompagner.

Le poète et journaliste au Devoir Gilles Hénault écrit à leur sujet : « C’est surtout sur le mode frondeur, ironique, sarcastique, caricatural que la troupe trouve son unité. Cet humour latent dans notre peuple, ce génie du mimétisme caricatural, on le retrouve condensé dans quelques chansons qui présentent une image inversée de nos travers, de nos tics, bref de nos ridicules que nous surmontons par le rire. » (88)

Clémence chansonnier – autrice, compositrice, interprète – émerge. « J’écris, tout en prétendant que je suis comédienne et que je suis chanteuse… En un mot, je m’exprime énormément. Je pense que le terme "chansonnier" résume mieux tout cela, un chansonnier à la française qui exprime l’actualité humaine et quotidienne. Je suis le reflet de ce qu’on est. Je suis ce que l’on est. » (97)

Le début des années 1960 est un feu roulant pour Clémence. Outre la télé, elle est aussi sur la scène dont dans la pièce de Jarry, « Ubu roi », à l’Égrégore. Quand son carnet d’activités mincit, elle monte elle-même des spectacles avec des amies. En mai 1963, paraît son premier disque sur lequel on trouve « La vie d’factrie » qu’on peut lire dans le livre. Non seulement cette chanson est-elle monumentale, mais c’est un des textes de son répertoire qui est le plus près des grands poèmes de son père. Par exemple « City-Hôtel » : « Le sac au dos, vêtus d’un rouge mackinaw, / Le jarret musculeux étranglé dans la botte, / Les shantimen partants s’offre une ribote / Avant d’aller passer l’hiver à Malvina. »

Clémence a 32 ans lorsqu’elle quitte la maison familiale, après le décès de sa mère. Seule en appartement, elle s’ennuie et ne rentre que pour y dormir. C’est sûrement une raison supplémentaire pour multiplier les engagements, les projets de spectacles, l’écriture de monologues et de chansons. « Le tourbillon de sa vie » résume les années 1965-1969 dont « Les Girls » est, en quelque sorte, l’apothéose; le spectacle réunit Chantal Renaud, Louise Latraverse, Diane Dufresne, Paule Bayard et Clémence.

Raconter Clémence DesRochers sans parler de Louise Collette, sa compagne depuis la fin des années 1960, est impossible. Clémence ne croyait pas à la vie de couple, mais elle s’est elle-même prise au piège de Louise C. L’une et l’autre sont tantôt le complément direct de l’autre, tantôt, l’indirect. Généralement, ce jeu de rôle se fait sans heurt bien que Clémence ne soit pas tout à fait la bonne fille naïve qu’elle laisse croire.

Le chapitre intitulé « Ce n’est pas vrai qu’elle "haït" écrire » raconte que « Clémence a souvent blagué à ce sujet. Mais au fond, elle ne peut se passer de ce geste pour exprimer ses émotions, pour ancrer ses idées ou pour fixer sa mémoire. Cette auteure, mieux que quiconque, a embrassé tous les genres pour assouvir cette envie irrépressible de jouer avec les mots. Poésie, chanson, monologue, nouvelle… Toutes ces formes ont accueilli sa prose trôle ou touchante. / Et comme cela ne suffisait pas, elle a rempli des dizaines de carnets tout au long de sa vie… Ils regorgent de textes de monologues, de chansons, de poèmes, de notes, d’idées, de récits de voyage, de titres de livres à lire, de restaurants à visiter, de parfums à essayer, de phrases glanées ici et là. Certains passages relèvent du journal intime, d’autres de la liste de choses à se rappeler. » (201-202)

La vie de Clémence a changé à maints égards depuis que Louise Collette est entrée dans sa vie. Les voyages à l’étranger pour le plaisir des découvertes ou au soleil pour le repos se sont ajoutés à son horaire. Elle a aussi découvert un côté agréable aux tournées qui l’ont parfois ennuyée, sa compagne veillant sur l’organisation et la gestion quotidienne. Puis, « cette gloire qu’elle n’attendait plus » arrive, l’organisation des tours du Québec assurée par sa compagne et ces tournées prennent une tout autre allure.

Aujourd’hui, retirée dans ses terres longeant le Memphrémagog, Louise et elles mènent une vie un peu à l’image des deux vieilles de sa chanson, ensemble tout en étant chacune à son affaire. Pour le public, il y a toujours ses disques, dont « De la factrie au jardin » (2005) et quelques spectacles en vidéo, dont « Clémence à cœur ouvert » (2008). Il est cependant regrettable que ses recueils de textes – Tout Clémence, 1 et 2 (VLB éditeur 1995) – ne soient plus disponibles en format papier.

Clémence : encore une fois, une biographie majuscule écrite par Mario Girard, se termine par une entrevue de Clémence qui s’est déroulée chez elle en août 2022. À la question qu’est-ce que la poésie, elle répond : « La poésie permet d’embellir la réalité. Libre à chacun de l’aborder à sa façon, mais pour moi, c’est procurer une musicalité aux mots. La forme que tu lui donnes va faire en sorte que ça va entrer dans l’esprit des gens. C’est ça que le poète de son époque doit atteindre. » (292) Quelle tombée de rideau! Tout est dit.

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