mercredi 21 juin 2023

 Gilles Archambault

La candeur du patriarche

Montréal, Boréal, 2023, 112 p., 19,95 $.

Il habite tous ses livres, tous ses livres l’habitent

Un quarante-quatrième ouvrage paraissant en soixante ans d’écriture, ce n’est pas une mince affaire en cette Amérique française. Gilles Archambault mérite mieux que cette simple constatation, car non seulement a-t-il créé un univers narratif original, mais il lui a insufflé sa façon de penser, son ironie et sa manière de dire. Il habite tous ses livres et tous ses livres l’habitent.

La candeur du patriarche, arrivé mi-avril, est un recueil de récits brefs comme le furent ses trois ou quatre précédents titres. Ici, les vingt-sept narrations sont des instantanés de souvenirs qui se reflètent dans le miroir de l’âge, leur prégnance les rendant intemporels. Ainsi, « Naissance » et « Tout dire », le premier et dernier récit, expriment l’émerveillement du patriarche devant Gustave, son arrière-petit-fils, et l’avenir que la seule présence de l’enfant annonce, ne serait-ce que de se tenir debout. Sera-ce que la position du corps, la détermination ou les deux? Comme l’écrivain le rappelle en citant Chamfort (1740-1794) : « L’homme arrive novice à chaque âge de la vie ».

Depuis Combien de temps encore? (2017), Gilles Archambault pratique la remembrance. Pas question de se flageller en raison d’erreurs du passé sur lesquelles il n’a aucune emprise. Pas question non plus d’élaborer des projets d’un avenir à trop courte vue. Que faire de tout le fatras que la vie laisse derrière soi comme autant d’objets accumulés qui n’ont de sens que pour nous et qui, éventuellement, embarrasseront les héritiers, tels ces souvenirs de voyage ou ces livres écornés, sinon de les regarder une dernière fois pour les vider de la mémoire ou du souvenir qu’ils y ont laissé.

Parmi cet enchaînement d’instantanés, je reviens sur « Naissance » que l’écrivain lut sur Ici-Radio, le 18 juin 2022, à « l’occasion du départ à la retraite de Joël Le Bigot » avec qui il a collaboré pendant 23 ans, livrant quotidiennement un billet d’humeur. Pour avoir été un fidèle auditeur de cette émission comme je le suis des livres de G. A., son humeur était comme un vent sur lequel la journée prenait son envol. Subrepticement, ses mots du matin rejoignaient ceux de ses livres dont j’ai lu et recensé la majorité avec un plaisir sans cesse renouvelé. Et même si l’écrivain s’en défend, il est pour moi une des grandes voix de la littérature québécoise des cinquante dernières années.

Constater, puis réfléchir à voix haute : voilà, je crois, l’essentiel du propos de La candeur du patriarche. Au hasard, ce « je ne lis plus tellement de romans » (17), une opinion à laquelle j’adhère secrètement. Parlant de Montaigne, Diderot ou Stendhal – terreaux fertiles de générations d’intellectuels – il écrit : « Puis-je surtout les accuser d’avoir fait de moi un manieur de mots qui, devant la mort qui guette, note des impressions parfois contradictoires, s’éblouit, se désespère, s’étonne et se trouve bien naïf? » (18)

Cette naïveté peut-elle encore seoir à un homme de bientôt 90 ans ou était-ce une façon de confondre la réalité du grand âge? Au tournant d’une page comme d’un récit à l’autre, la naïveté dont Gilles Archambault se réclame s’apparente à la candeur du titre, plus près de l’honnêteté que de l’innocence. « Fumée sans feu », récit d’un assoupissement sur la galerie de sa résidence que des voisins empressés ont confondu avec un quelconque malaise – encore le grand âge mis à mal – et qui ont composé le 911, auquel les premiers répondants – pompiers, autopatrouille, ambulance, etc. – ont vite répondu, sortant de son val le dormeur sans qu’il comprenne cet émoi. Ah! les bonnes intentions dont l’enfer est pavé, car « [ma] sieste prenait [ainsi] une étrange allure. Je croyais me réfugier dans une oasis, je devenais un cas médical. » (21)

« Peur de la mort », une question ou non? « Que puis-je répondre sinon que je crains surtout la dégénérescence qui précède souvent l’entrée dans le néant? » (23) Ou alors, la définition qu’Ambrose Bierce donne à la longévité, cette « "prolongation peu commune de l’angoisse de la mort." » (27)

Parmi les choses de la vie qui sont importantes pour Gilles Archambault, outre sa famille, il y a ces quelques personnes qui furent ce qu’il est convenu d’appeler des amis au sens ancien du terme, lequel n’a rien à voir avec les clics facebookiens. L’écrivain et professeur François Ricard est en tête de cette courte liste. « Cet homme était pour moi l’incarnation rêvée de l’amitié. » (28) Décrire la réalité de l’amitié, du sentiment aux gestes, n’est pas chose facile, mais G.A. en trace le périmètre en relatant diverses situations que Ricard et lui partagèrent. Sur le plan professionnel, il fut : « Conseiller littéraire aux éditions Quinze, chez Alain Stanké, puis au Boréal, François m’a servi de guide pendant plus de quarante ans. Lecteur exigeant, il savait tout aussi bien reconnaître la justesse d’une phrase que souligner avec tact une maladresse. » (30) Du côté de l’intimité, « Jacques Brault était déjà un ami très cher. Il a suffi de quelques années, dix ou douze, pour que François devienne lui aussi un confident d’exception. » (31)

Le nom de Jacques Brault évoqué, c’est lui qui est le sujet de l’avant-dernier récit. « La mort des amis, bien que répétée, n’est jamais une habitude. Il était entendu que Jacques mourrait dans peu… Sa mort, je la souhaitais depuis plusieurs mois [J. B. souffrait d’un cancer]. Pour moi, Jacques Brault a été à la fois un confident et un maître… Il était un universitaire reconnu, j’étais au mieux un ouvrier de l’écriture, tâchant de manier des mots qui m’aideraient à trouver un sens de la vie. » (97-98) Souhaiter sa mort pour ne pas le voir souffrir, Archambault lui-même ne voulant pas avoir à sombrer dans la déchéance ultime d’une fin de vie cancéreuse.

J’annote mes lectures pour m’approprier les œuvres. Or, La candeur du patriarche est à ce point surligné et commenté en marge que je pourrais presque construire un vingt-huitième récit que j’intitulerais « État d’esprit » et qui relaterait la philosophie existentielle de l’écrivain Archambault qui se cache derrière son expérience d’un homme de grand âge. « Est-ce à cause de cela ou était-ce à cause de mon âge, depuis quelques années, on semble s’attendre à ce que je sois devenu une sorte de vieux sage. J’en ai l’âge, après tout. Pourtant je n’ai aucune disposition à ce rôle. Si j’affirme ne pas avoir de cauchemars peuplés par l’ombre de la mort, je n’oublie pas que je n’y suis pour rien. Ce trait de mon caractère, je ne l’ai pas façonné. Il m’a été donné à la naissance. » (61)

Je ne peux parler de ces récits sans dire un mot de « Montparnasse ». L’écrivain y raconte sa relation avec la Ville lumière : « Depuis près de cinquante ans, Paris avait été pour moi une destination d’élection. Une bonne centaine de fois, en mission ou autrement, j’avais choisi différents hôtels de la rive gauche. » (76) Il y a là, je l’avoue, un peu de jalousie, car, même si je suis allé beaucoup moins souvent dans la capitale française, j’y suis très attaché, notamment à Saint-Germain-des-Prés. Il n’est pas uniquement question de Paris dans ce récit, mais bien des limites que l’âge impose. « Vieillir, c’est aussi l’entêtement de tenir coûte que coûte à certaines lubies. Ce peut être aussi la pauvre audace d’obéir à des inclinaisons d’autant plus invitantes qu’elles n’ont pas été créées par la dernière mode. » (79)

Je pourrais continuer à visiter un à un les récits, mais je fais confiance aux lectrices et aux lecteurs qui seront tentés de se plonger dans ces fragments d’histoires. À qui s’adresse cet ouvrage, demandez-vous? Les gens âgés ou ceux du grand âge se sentiront interpeller. J’aimerais bien connaître l’opinion de jeunes ou de très jeunes adultes pour qui la fin de vie n’est pas à l’ordre du jour, ni la leur, ni celle de leurs parents.

Sachez qu’il y aura un prochain livre de Gilles Archambault en 2024. Il a annoncé Vivre à feu doux au cours d’une entrevue à Émilie Perreault. Je vous invite d’ailleurs à prendre le temps d’écouter cet entretien (disponible sur RC Ohdio, "Il restera toujours la culture", 3 mai 2023) portant sur La candeur du patriarche. Il y a ajouté quelques réflexions de même nature que celles du recueil, dont celle-ci : « Écrire ressemble beaucoup à aimer. Aimer quelqu’un, c’est placer la possibilité du bonheur dans l’autre. C’est périlleux, mais c’est ce qu’il y a de plus beau dans la vie. »

Frappez à la porte du patriarche, un air de jazz en sourdine, et laissez-vous emporter par ses mots comme si vous écoutiez les récits d’un vieil ami pas sage du tout.

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