Stéfani Meunier
Une carte postale de l’océan
Montréal, Leméac, 2023, 136 p., 19,95 $.
Au bout de la vie, un océan
Universaliser une expérience personnelle, est-ce possible? L’être humain est-il si unique et libre qu’il ne peut partager ses réflexions? Ses pensées? Ce sont là quelques-unes des interrogations, toutes légitimes, que se pose la narratrice d’Une carte postale de l’océan, le nouveau roman de Stéfani Meunier.
Nous entrons dans l’univers clos de
Jane – sa vie de fille qui veut connaître plus et mieux son héros de père et sa
vie de femme dont elle semble avoir perdu la trace dans le fatras de ses
angoisses –, de ses enfants Thomas et Emma, de sa mère Claire et, au cœur de l’histoire,
son père Joël, décédé il y a quatre ans et qu’elle ne cesse de vouloir faire
revivre. « Mon père est mort, sa famille est morte avec lui, ses amis sont
morts avec lui, certains de ses souvenirs vivent encore dans la tête de ma mère
et dans la mienne, mais un jour nous mourrons aussi, et ses souvenirs auront
disparu. Et il aura disparu. » Pour retarder ce jour, elle part à la
recherche de personnes figurant sur une photo de groupe, des « collègues
de ton père, quand il travaillait chez Berlitz ».
Les premiers d’entre eux, ce sont
"Robert et Jocelyne les amoureux" qu’elle imagine, car ils sont décédés.
Lui venu de France, elle de Belgique, ils forment un couple transi jusqu’au
jour où, ayant tardé de rentrer, Robert est accueilli par une femme en colère
qui l’accuse d’infidélité comme elle a vu son propre père trompé sa mère. Le calme
revenu, elle est enceinte, ils font ce vol imprévu, mais la romancière nous réserve
une surprise.
Jane visite le meilleur ami de
son père, Normand reconnaît Jean Moretti sur la photo. La voilà en direction de
l’Abitibi pour le rencontrer. Là-bas, elle frappe à sa porte et, stupéfaction, l’homme
est aveugle. Elle lui explique sa démarche, ce qui lance leur conversation. Le récit
de Moretti met en perspective l’histoire, réelle ou imaginée, du père de Jane
et de la sienne. Ce que je retiens du récit de Moretti, c’est le long chemin qu’il
a parcouru avant qu’une épiphanie fulgurante le tire de la zone mortifère dans
laquelle il s’était sciemment enlisé.
Retour à Montréal, auprès d’Emma
et Thomas. « Mon fils, son regard, sa bouche, mon fils, prêt à tout avaler,
prêt à tout prendre, je veux de la vie, du mouvement, je veux tout et tout de
suite, je ne demande pas je prends. Ma fille, ma petite fille parfaite à moi,
sa beauté qu’elle ne se voit pas, ma fille qui demande, qui exige, donnez-moi,
aimez-moi, regardez-moi, ma petite fille qui ne sait pas que ce qu’elle exige,
elle l’a déjà. »
Jane ne perd pas de vue son père,
mais, pour l’instant, Thomas occupe tout l’espace narratif. « Dans la vie,
je m’inquiète pour Thomas. Mon père s’inquiétait, ma mère s’inquiète. Thomas qui
s’est tout cassé. Thomas et sa fracture du tibia, du poignet, du bras, de la main,
du sternum. Thomas qui ne fait attention à rien… Thomas qui provoque, qui ne se
laisse pas faire, qui se bat dans la cour d’école, quand il va à l’école, Thomas
qui fait fi de toutes les recommandations de sa cardiologue. Et de sa mère. »
Quant à Emma : « C’est
peut-être de là qu’il vient le problème d’Emma. Dans ce "Et Emma?".
Et elle, dans tout ça, la petite fille dont on s’informe en deuxième, qui m’a
vue pleurer mille fois pour son frère, la petite fille plus si petite et plus
si sage, qui veut peut-être se remplir de poison, elle aussi à sa façon, se
remplir de colère pour qu’on la regarde… Emma et ses mots incessants, sa voix
trop forte, elle ne parle pas, elle remplit le silence de mots, sans arrêt,
elle veut être entendue : écoutez-moi, je suis là. »
Sa rencontre avec Diane Wilcox,
dite l’artiste, lui permet d’en apprendre un peu plus sur son père et, pour Emma,
d’explorer l’art comme moyen d’exprimer ses émotions. L’histoire de Diane W.
est aussi une mise en abyme qui, par ce qu’elle raconte d’elle-même, va
permettre à Jane de mettre en perspective sa relation avec ses deux enfants, « un
ado difficile et une petite fille anxieuse, exubérante, à la fois lumineuse et
sombre qui ne dort pas. »
Le dernier personnage sur la photo
se nomme Yves Lessard. Il a fréquenté Diane Wilcox qui se souvient où il habitait
alors. Jane s’y rend et Félix, le fils de ce dernier, lui apprend que l’homme
est sénile. Elle tire peu d’information du vieil homme, mais elle est surprise
que Félix la rappelle et tout autant qu’ils entreprennent une relation
amoureuse.
Alors que la chute du roman
arrive, Stéfani Meunier met dans la bouche de Jane les raisons qui la poussent
à écrire : « Pour écrire, il faut creuser, creuser dans les souvenirs
pour rendre la fiction crédible, alors je creuse comme ma grand-mère qui
creusait la terre pour y mettre des graines et des fleurs, comme Diane qui creuse
dans sa peine pour mieux voir la beauté du monde, comme Jean qui creusait la
mine, comme mon père qui creusait son puits, encore et toujours, comme tous
ceux qui creusent des trous pour y déposer des gens qu’ils ont aimés, des corps
embaumés, des morceaux de corps récupérés après un accident d’avion, des
cendres dans une urne qu’on serre avec émotion, comme pour faire un dernier câlin
à l’être aimé avant de le déposer dans le trou dans la terre. »
La cascade de péripéties relatant
sa quête de souvenirs a permis à Jane d’en apprendre un peu plus sur son père tout
en transformant sa propre vie et celle de Thomas et d’Emma. «… je laisse partir
mon père, mon roman, avec l’idée – l’espoir – que c’est bien un océan qui se
trouve au bout de la vie et qu’un jour, bientôt, la vie passe si vite, un jour
mon fils ou ma fille clignera des yeux, et j’aurai le visage dans l’eau pour toujours,
mon corps léger et gracieux, le regard fasciné par la danse de poissons éternels.»
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