mercredi 12 avril 2023

Geneviève Rochette

Ofilao

Montréal, Mains libres, coll. « Roman », 2022, 240 p., 32,95 $.

« Des racines et des ailes »

Je suis toujours curieux de voir un artiste prendre un chemin de travers à sa pratique, adaptant ses expériences à un nouveau savoir-faire. Claude Jasmin, par exemple, a donné à ses romans, puis à ses téléromans, des décors animant de façon très vive l’action de ses histoires à sa pratique de décorateur.

J’avais donc un tel intérêt en ouvrant Ofilao, premier roman de la comédienne et dramaturge Geneviève Rochette. Pour mon plus grand plaisir, et le vôtre j’espère, j’ai découvert un récit ayant la souplesse du mouvement des corps et des cœurs des personnages qui donnent vie à une histoire dont la trame est centrée sur Théolia, une grand-mère aux allures de baronne dont le choc des identités se superpose aux péripéties.

Nous sommes à l’aéroport de Montréal où Inès Chéniot, jeune trentenaire professeur de littérature dans un collège, est sur le point de s’envoler vers la Guadeloupe pour y rejoindre son père, un an après l’enterrement de sa grand-mère Théolia, Olia pour lson entourage. Honoré Chéniot est un écrivain publiant sous le nom d’Honoré Grandbois et habite Paris depuis des lustres. Il a fait parvenir à sa fille le tapuscrit d’un roman qu’il lui demande de lire avant leurs retrouvailles, ce qui contraint Inès à un exercice dont elle se serait bien passée, craignant que son père tente de s’affranchir des échecs répétés de son rôle de fils et de celui de père.

Inès met le récit sur le chemin de la narration, Honoré raconte la suite qui se déroule un an auparavant, en 2009, alors que la Guadeloupe, département français d’outre-mer, traverse une grave crise socioéconomique menée par le LKP, Liyannaj Kont Pwofitasyon, le « Collectif contre l’exploitation outrancière » à l’origine de la grève générale du 20 janvier au 4 mars.

Ce que raconte l’écrivain Grandbois, dont le nom fait référence au poète Alain Grandbois – qui aurait, vraisemblablement, séjourné dans une des îles de l’archipel des Caraïbes –, ressemble à la fresque d’un portrait de famille dont le visage des membres est tantôt hyper précis, tantôt d’un flou étudié. Le projet de roman d’Honoré relate sa propre vie, de l’enfance à son âge actuel, celui d’un auteur dont la créativité traverse un passage à vide, ce qui lui fait perdre sa raison d’être.

Le texte entre les mains d’Inès s’adresse directement à elle, car son écrivain de père y met en contexte sa propre vie et, surtout, celle de sa mère Théolia. Cette dernière fut et demeure pour sa petite-fille une force de la nature, celle qu’elle affectionne par-dessus tout. Il faut savoir que tous les étés de son enfance se sont déroulés à Damencourt où est située la villa de sa grand-mère.

Il y a aussi que « Depuis que je suis née, on me bassine les oreilles avec les couleurs. » (10). Inès précise : « Aux Antilles françaises, surtout, on ne badine pas avec ça! Il y a une nomenclature très précise pour chaque degré de métissage, du plus noir au moins foncé, qui va de "nègre" à "quarteron", en passant par "câpre", "chabin", et "mulâtre", ce dernier terme englobant souvent tous les autres. Mulâtre! le mot évoque la mule, dans un mépris affiché du Blanc dominant envers tous les degrés de métissage. » (11) Cette différence d’épiderme, Inès ne s’en est jamais préoccupé jusqu’au jour où Théolia, en visite à Montréal, est venue la chercher à l’école et que ses camarades ont commenté la peau noire de sa grand-mère.

Geneviève Rochette a précisé en entrevue que son roman n’est pas une autofiction, même si elle s’est inspirée de sa double nationalité, sa mère étant Guadeloupéenne et son père Québécois, alors que c’est l’inverse pour Inès.

Ce qui est évident pour Inès ne l’est pas pour Honoré qui en a toujours voulu à Théolia de lui avoir refusé la vérité sur son père, évoquant un vague séjour d’Alain Grandbois dans les Îles, un livre oublié attestant de cette vérité.

Son séjour de 2009 dans les Caraïbes lui a été commandé par sa mère dont on ne discutait pas les consignes. Quelle surprise que d’y voir sa fille, en froid avec lui, et son compagnon Alexis qu’il ne blairait absolument pas. Décidément, sa baronne de mère en fait toujours à sa tête!

Pourquoi cette réunion de famille? D’abord, de rabibocher les liens entre Inès, Honoré et Alexis. Puis, d’amener son monde à Morne-à-l’eau, un bourg à l’ouest de Grande-Terre, où Olia possède une case où elle a vécu et élevé son fils. Ce dernier ne comprend pas qu’elle refuse de céder cette habitation brinquebalante au promoteur qui lui offre bien plus que la valeur réelle des lieux. Ses vieux amis et voisins, Ya et Virginie, ont eux accepté de vendre là où ils vivent depuis toujours; ils en veulent d’ailleurs un peu à Olia de vivre dans une villa qu’Honoré lui a offerte, à Damencourt.

Pourquoi alors, la vieille dame insiste-t-elle pour garder vivant ce lopin de terre devenu inhospitalier et presque invivable? La romancière révèle petit à petit, élément après élément, les secrets de la case. Il y a d’abord sa mère qu’elle dit avoir inhumée dans le jardin. Il y a ces plantes qu’elle entretient plus qu’elle-même. Sans oublier ses conversations avec Ya et les potions que lui prépare Virginie, l’époux de cette dernière qui est une sorte de « gadèdzafé », un sorcier en créole.

Certaines péripéties rappellent le climat social de 2009 alors qu’Inès et Alexis circulent à Moule ou à Morne-à-l’eau. La jeune femme est déchirée entre marcher avec les contestataires ou s’en tenir éloigner, car, malgré la couleur de sa peau ou à cause d’elle, elle se sent étrangère à ce conflit. À contrario, son amoureux, tout blanc est-il, se sent appeler par la cause des Guadeloupéens.

La romancière module très bien le rythme entre les péripéties, l’évocation de la beauté du paysage, la luxuriance de la verdure, la proximité de la mer des Caraïbes, les plaisirs du climat et la virulence des échanges entre Théolia et son fils Honoré. C’est l’état de santé d’Olia qui change la donne lorsqu’Inès réalise qu’elle les a aussi fait venir auprès d’elle pour qu’ils exaucent ses dernières volontés.

La case d’abord, au grand dam d’Honoré. Inès et Alexis lui redonnent l’apparence d’un espace habité. Durant ces travaux, ils découvrent, par hasard, la clef du caveau attenant au logement égarée depuis très longtemps. Cela leur permet d’ouvrir cet espace inconnu et d’y découvrir le mystère qu’Olia a entretenu sa vie durant.

Voilà ce que raconte Honoré Chéniot, dit Honoré Grandbois, dans le roman qu’il a confié à sa fille. Inès profite des derniers moments du vol vers Pointe-à-Pitre pour deviser avec le passager voisin qui s’intéresse à sa thèse portant sur l’œuvre d’Aimé Césaire et de Gaston Miron. Cela dit, la romancière met les mots de Miron dans la bouche de grand-mère Théolia qui n’est pas l’analphabète que l’on pense, Inès lui ayant appris à lire en même temps qu’elle, même si Olia préférait qu’on lui fasse lecture de poésie.

Ofilao est à la fois un roman de l’intime et de l’universel, la relation entre les parents et les enfants, même devenus adultes, n’étant pas toujours simples. Si on y ajoute la situation des enfants du divorce qu’une grande distance sépare les parents comme ceux d’Inès, et dont une grand-mère répare les erreurs. L’intime intervient alors et Geneviève Rochette y joint un peu d’elle-même, sur fond de poésies caribéennes et québécoises, en réunissant des personnages autour de l’image forte d’une grand-mère dont l’âme sera perpétuellement vivante en chacun d’eux. Une histoire à laquelle on veut nous aussi croire pour son humanisme et l’art de l’écrivaine de donner du mouvement et mille sensations à son récit.

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