Geneviève Rochette
Ofilao
Montréal, Mains libres, coll. « Roman »,
2022, 240 p., 32,95 $.
« Des racines et des ailes »
Je suis toujours curieux de voir un artiste prendre un chemin de travers à sa pratique, adaptant ses expériences à un nouveau savoir-faire. Claude Jasmin, par exemple, a donné à ses romans, puis à ses téléromans, des décors animant de façon très vive l’action de ses histoires à sa pratique de décorateur.
J’avais donc un tel intérêt en
ouvrant Ofilao, premier roman de la comédienne et dramaturge Geneviève
Rochette. Pour mon plus grand plaisir, et le vôtre j’espère, j’ai découvert un
récit ayant la souplesse du mouvement des corps et des cœurs des personnages qui
donnent vie à une histoire dont la trame est centrée sur Théolia, une grand-mère
aux allures de baronne dont le choc des identités se superpose aux péripéties.
Nous sommes à l’aéroport de Montréal
où Inès Chéniot, jeune trentenaire professeur de littérature dans un collège,
est sur le point de s’envoler vers la Guadeloupe pour y rejoindre son père, un
an après l’enterrement de sa grand-mère Théolia, Olia pour lson entourage. Honoré
Chéniot est un écrivain publiant sous le nom d’Honoré Grandbois et habite Paris
depuis des lustres. Il a fait parvenir à sa fille le tapuscrit d’un roman qu’il
lui demande de lire avant leurs retrouvailles, ce qui contraint Inès à un exercice
dont elle se serait bien passée, craignant que son père tente de s’affranchir
des échecs répétés de son rôle de fils et de celui de père.
Inès met le récit sur le chemin
de la narration, Honoré raconte la suite qui se déroule un an auparavant, en
2009, alors que la Guadeloupe, département français d’outre-mer, traverse une grave
crise socioéconomique menée par le LKP, Liyannaj Kont Pwofitasyon, le « Collectif
contre l’exploitation outrancière » à l’origine de la grève générale du 20
janvier au 4 mars.
Ce que raconte l’écrivain
Grandbois, dont le nom fait référence au poète Alain Grandbois – qui aurait, vraisemblablement,
séjourné dans une des îles de l’archipel des Caraïbes –, ressemble à la fresque
d’un portrait de famille dont le visage des membres est tantôt hyper précis,
tantôt d’un flou étudié. Le projet de roman d’Honoré relate sa propre vie, de l’enfance
à son âge actuel, celui d’un auteur dont la créativité traverse un passage à
vide, ce qui lui fait perdre sa raison d’être.
Le texte entre les mains d’Inès s’adresse
directement à elle, car son écrivain de père y met en contexte sa propre vie et,
surtout, celle de sa mère Théolia. Cette dernière fut et demeure pour sa petite-fille
une force de la nature, celle qu’elle affectionne par-dessus tout. Il faut savoir
que tous les étés de son enfance se sont déroulés à Damencourt où est située la
villa de sa grand-mère.
Il y a aussi que « Depuis
que je suis née, on me bassine les oreilles avec les couleurs. » (10). Inès
précise : « Aux Antilles françaises, surtout, on ne badine pas avec
ça! Il y a une nomenclature très précise pour chaque degré de métissage, du
plus noir au moins foncé, qui va de "nègre" à "quarteron",
en passant par "câpre", "chabin", et "mulâtre",
ce dernier terme englobant souvent tous les autres. Mulâtre! le mot évoque la
mule, dans un mépris affiché du Blanc dominant envers tous les degrés de métissage. »
(11) Cette différence d’épiderme, Inès ne s’en est jamais préoccupé jusqu’au
jour où Théolia, en visite à Montréal, est venue la chercher à l’école et que
ses camarades ont commenté la peau noire de sa grand-mère.
Geneviève Rochette a précisé en
entrevue que son roman n’est pas une autofiction, même si elle s’est inspirée
de sa double nationalité, sa mère étant Guadeloupéenne et son père Québécois, alors
que c’est l’inverse pour Inès.
Ce qui est évident pour Inès ne l’est
pas pour Honoré qui en a toujours voulu à Théolia de lui avoir refusé la vérité
sur son père, évoquant un vague séjour d’Alain Grandbois dans les Îles, un
livre oublié attestant de cette vérité.
Son séjour de 2009 dans les
Caraïbes lui a été commandé par sa mère dont on ne discutait pas les consignes.
Quelle surprise que d’y voir sa fille, en froid avec lui, et son compagnon
Alexis qu’il ne blairait absolument pas. Décidément, sa baronne de mère en fait
toujours à sa tête!
Pourquoi cette réunion de famille?
D’abord, de rabibocher les liens entre Inès, Honoré et Alexis. Puis, d’amener
son monde à Morne-à-l’eau, un bourg à l’ouest de Grande-Terre, où Olia possède une
case où elle a vécu et élevé son fils. Ce dernier ne comprend pas qu’elle
refuse de céder cette habitation brinquebalante au promoteur qui lui offre bien
plus que la valeur réelle des lieux. Ses vieux amis et voisins, Ya et Virginie,
ont eux accepté de vendre là où ils vivent depuis toujours; ils en veulent d’ailleurs
un peu à Olia de vivre dans une villa qu’Honoré lui a offerte, à Damencourt.
Pourquoi alors, la vieille dame
insiste-t-elle pour garder vivant ce lopin de terre devenu inhospitalier et
presque invivable? La romancière révèle petit à petit, élément après élément, les
secrets de la case. Il y a d’abord sa mère qu’elle dit avoir inhumée dans le
jardin. Il y a ces plantes qu’elle entretient plus qu’elle-même. Sans oublier ses
conversations avec Ya et les potions que lui prépare Virginie, l’époux de cette
dernière qui est une sorte de « gadèdzafé », un sorcier en créole.
Certaines péripéties rappellent le
climat social de 2009 alors qu’Inès et Alexis circulent à Moule ou à Morne-à-l’eau.
La jeune femme est déchirée entre marcher avec les contestataires ou s’en tenir
éloigner, car, malgré la couleur de sa peau ou à cause d’elle, elle se sent étrangère
à ce conflit. À contrario, son amoureux, tout blanc est-il, se sent appeler par
la cause des Guadeloupéens.
La romancière module très bien le
rythme entre les péripéties, l’évocation de la beauté du paysage, la luxuriance
de la verdure, la proximité de la mer des Caraïbes, les plaisirs du climat et la
virulence des échanges entre Théolia et son fils Honoré. C’est l’état de santé
d’Olia qui change la donne lorsqu’Inès réalise qu’elle les a aussi fait venir
auprès d’elle pour qu’ils exaucent ses dernières volontés.
La case d’abord, au grand dam d’Honoré.
Inès et Alexis lui redonnent l’apparence d’un espace habité. Durant ces travaux,
ils découvrent, par hasard, la clef du caveau attenant au logement égarée
depuis très longtemps. Cela leur permet d’ouvrir cet espace inconnu et d’y découvrir
le mystère qu’Olia a entretenu sa vie durant.
Voilà ce que raconte Honoré
Chéniot, dit Honoré Grandbois, dans le roman qu’il a confié à sa fille. Inès profite
des derniers moments du vol vers Pointe-à-Pitre pour deviser avec le passager
voisin qui s’intéresse à sa thèse portant sur l’œuvre d’Aimé Césaire et de Gaston
Miron. Cela dit, la romancière met les mots de Miron dans la bouche de
grand-mère Théolia qui n’est pas l’analphabète que l’on pense, Inès lui ayant
appris à lire en même temps qu’elle, même si Olia préférait qu’on lui fasse
lecture de poésie.
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