Lise Demers
Le poids des choses ordinaires
Montréal, Sémaphore, 2023, 208 p.,29,95 $.
Plus ça change, plus…
Réimpression ou nouvelle édition d’un livre – revue, modifiée, corrigée, etc. – se font généralement en format de poche. Alors quand un éditeur décide de faire l’exercice dans son format d’origine, tel Le poids des choses ordinaires, cela mérite une attention particulière.
En « avant-propos », Lise
Demers, écrivaine et éditrice, rappelle l’origine de sa maison Sémaphore, fondée
en 2003, et la mission qu’elle s’est donnée en publiant Le poids des choses
ordinaires, ce roman porte-étendard : « Ce désir de "brasser
la cage" couvrait depuis un certain temps déjà, résultat de plusieurs
constatations sur le milieu du livre québécois et sur le silence autour de l’œuvre
magistrale de Gilles Hénault, dont j’étais dépositaire depuis son décès en
1996. »
Le sujet inscrit dans la trame du
roman n’a pas vieilli d’un iota, le propos est plus actuel que jamais, les
dérives politiques de toutes sortes semblent une incessante tempête planétaire
dont le Québec n’est pas à l’abri.
Les personnages au cœur du récit sont
quatre adolescents qu’on suit jusqu’à l’âge de la retraite. Jean-Pierre
Marceau, Vincent Lavigueur, Édouard Rivière et Catherine, la cousine de ce
dernier – invitée par charité chrétienne –, passent les vacances estivales au
chalet de leurs parents nantis. Un narrateur omniscient, tel un deus ex machina,
raconte tout, sauf le premier et le cinquième chapitre confié à Marceau, vraisemblance
exige.
Deux événements marquent d’un ineffaçable
trait rouge les rapports entre les jeunes gens. Le premier survient un jour où ils
cherchent à s’occuper et partent en excursion pour effrayer et malmener Clovis
Blondeau, un inoffensif jeune déficient. Marceau et Lavigueur sont d’attaque, alors
qu’Édouard n’est pas chaud à l’idée de ce jeu fait aux dépens d’un pauvre garçon,
pas plus que Catherine participe à cette aventure. Les choses tournent au drame
et engendrent un lourd secret que porte ensuite le quatuor.
Le second événement qui scelle leur
secret se déroule quelques années plus tard, lorsqu’une excursion à l’île Bonaventure
tourne aussi au drame : Édouard manque de se noyer, et Catherine et Vincent
font l’amour au grand dam de Marceau. On découvre, petit à petit, le lien qui unit
ces deux incidents et qui n’a d’importance que pour Catherine.
Chacun des chapitres braque ses
projecteurs sur un des personnages, le premier étant Jean-Pierre Marceau. Chez lui,
un verre à la main, il prépare l’allocution qu’il prononcera à l’occasion d’une
cérémonie organisée pour souligner son départ à la retraite de l’université où il
a enseigné et de la Chaire en sociologie comparée de la culture, laquelle lui
permet d’instaurer une pensée unique sur la culture comme sous le règne du
Tyran, caricature de l’époque duplessiste. Quelques-unes de ses réflexions lui rappellent
ses camarades de jeu et qu’il espère voir à la cérémonie, sauf Édouard dont certaines
critiques journalistiques l’irritent.
Puis, c’est au tour de Vincent Lavigueur.
Avocat réputé, il s’est tourné vers la politique et a occupé divers ministères,
le dernier en liste étant une voie d’évitement. Cette tâche dépend largement d’André
Vézina, son chef de cabinet, qui règle son agenda comme du papier à musique. L’important
pour Lavigueur, c’est d’exercer sa fonction le plus loyalement possible, dans
le respect des lois qu’il connaît et maîtrise. Du côté de ses camarades d’adolescence,
son pouvoir politique lui a permis d’apporter un soutien financier aux projets
du professeur Marceau; Catherine est la seule à être restée près de lui.
Vincent Lavigueur en est à son
troisième mandat qu’il entend mener à terme sans grand éclat, « compromissions
sur compromissions. » (48) Des soucis personnels le préoccupent, car leur poids
lui semble insoluble : les reproches de sa fille Sophie et de son fils
Richard, son alcoolisme chronique et d’éventuelles révélations sur l’affaire
Blondeau le tirent vers le bas. S’ajoutent le pamphlet et l’organigramme qu’Édouard
et son groupe de critiques sociales ont publiés où il figure. Or, Édouard est quelques
fois venu à son secours lorsque des faux pas politiques pouvaient lui causer
des dommages irréparables, dont un scandale financier mené par Paul Royer, un
homme d’affaires véreux près du premier ministre.
Arrive Catherine qui mène une vie
fort différente de ses camarades. Devenue une comédienne réputée, sa vie
amoureuse fut tumultueuse jusqu’au jour où son fils âgé de 20 ans Raphaël et
elle eurent un accident de la route mortel qui la laissa lourdement handicaper.
Catherine est énergique et volontaire, malgré le chagrin et les douleurs qui l’accablent
depuis l’accident et qui l’ont tenu à l’écart de la vie publique. Le pamphlet
que son cousin Édouard vient de lancer dans la mare de l’opinion publique met
Marceau et son proche ami Lavigueur dans de beaux draps, et l’oblige à prendre parti.
Entre-temps, les documents d’Édouard
et de son groupe sèment la consternation dans la population et la panique au
sein du gouvernement. Le premier ministre exige que ses ministres confrontent tous
les aspects de ces révélations aux contributions gouvernementales qui y
seraient reliées. Or, le chef de cabinet du ministre Lavigueur croit que son
patron est le coupable le plus facile à clouer au pilori de la cause politique.
Et Marceau pendant ce temps? Une
phrase résume son attitude : « J’ai horreur de ces intervalles vides
où l’indésirable peut surgir et renverser la stricte ordonnance du quotidien,
émietter l’instant présent et abolir la sécurité de la routine. » (111) Il
comble ce vide en ressassant des pages de son passé, dont la réussite de son père
par son seul travail et son engagement au parti du Tyran. Il n’est pas tendre à
l’endroit de Vincent Lavigueur : « Toujours sur le qui-vive du qu’en dira-t-on,
préférant être reconnu alcoolique, incompris ou écorché vif, plutôt que simple
fantassin ayant oublié de rendre à l’habilleur son costume de général. »
(115) Puis, il raconte son point de vue sur le fil des événements survenus à la
ferme Blondeau et conclut : « Au fond, je me mens. L’arrivée inopinée
de Clovis me sauva et m’empêcha de fourrer et salir Catherine comme si elle
était une des vulgaires filles à mon père. » (117)
Que dire d’Édouard Rivière, sinon
qu’il est le plus socialement engagé du groupe, ayant entièrement consacré sa
vie à la défense de la veuve et de l’orphelin. Ainsi, après avoir connu ses
premiers grands revers en travaillant pour un grand journal, il est devenu journaliste
indépendant et se consacre à l’élaboration de dossiers d’enquête sur des sujets
en harmonie avec ses convictions. Faisant d’Édouard un jusqu’au-boutiste dans
sa vie personnelle et professionnelle, la romancière a créé un héros de l’ombre
dont les actions heurtent de plein front le système sociopolitique en le remettant
constamment en question et en suggérant des alternatives sociales-démocrates.
Nul doute que Le poids des
choses ordinaires est « un roman sur le pouvoir, tous les pouvoirs »
qui, d’une part, oppose la personnalité de quatre individus, et, d’autre part, met
en relief leurs actions, leurs engagements et certains événements qui ont marqué
leur existence, l’incident survenu à la ferme Blondeau et à Percé servant de
point d’orgue au récit.
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