mercredi 19 avril 2023

Lise Demers

Le poids des choses ordinaires

Montréal, Sémaphore, 2023, 208 p.,29,95 $.

Plus ça change, plus…

Réimpression ou nouvelle édition d’un livre – revue, modifiée, corrigée, etc. – se font généralement en format de poche. Alors quand un éditeur décide de faire l’exercice dans son format d’origine, tel Le poids des choses ordinaires, cela mérite une attention particulière.

En « avant-propos », Lise Demers, écrivaine et éditrice, rappelle l’origine de sa maison Sémaphore, fondée en 2003, et la mission qu’elle s’est donnée en publiant Le poids des choses ordinaires, ce roman porte-étendard : « Ce désir de "brasser la cage" couvrait depuis un certain temps déjà, résultat de plusieurs constatations sur le milieu du livre québécois et sur le silence autour de l’œuvre magistrale de Gilles Hénault, dont j’étais dépositaire depuis son décès en 1996. »

Le sujet inscrit dans la trame du roman n’a pas vieilli d’un iota, le propos est plus actuel que jamais, les dérives politiques de toutes sortes semblent une incessante tempête planétaire dont le Québec n’est pas à l’abri.

Les personnages au cœur du récit sont quatre adolescents qu’on suit jusqu’à l’âge de la retraite. Jean-Pierre Marceau, Vincent Lavigueur, Édouard Rivière et Catherine, la cousine de ce dernier – invitée par charité chrétienne –, passent les vacances estivales au chalet de leurs parents nantis. Un narrateur omniscient, tel un deus ex machina, raconte tout, sauf le premier et le cinquième chapitre confié à Marceau, vraisemblance exige.

Deux événements marquent d’un ineffaçable trait rouge les rapports entre les jeunes gens. Le premier survient un jour où ils cherchent à s’occuper et partent en excursion pour effrayer et malmener Clovis Blondeau, un inoffensif jeune déficient. Marceau et Lavigueur sont d’attaque, alors qu’Édouard n’est pas chaud à l’idée de ce jeu fait aux dépens d’un pauvre garçon, pas plus que Catherine participe à cette aventure. Les choses tournent au drame et engendrent un lourd secret que porte ensuite le quatuor.

Le second événement qui scelle leur secret se déroule quelques années plus tard, lorsqu’une excursion à l’île Bonaventure tourne aussi au drame : Édouard manque de se noyer, et Catherine et Vincent font l’amour au grand dam de Marceau. On découvre, petit à petit, le lien qui unit ces deux incidents et qui n’a d’importance que pour Catherine.

Chacun des chapitres braque ses projecteurs sur un des personnages, le premier étant Jean-Pierre Marceau. Chez lui, un verre à la main, il prépare l’allocution qu’il prononcera à l’occasion d’une cérémonie organisée pour souligner son départ à la retraite de l’université où il a enseigné et de la Chaire en sociologie comparée de la culture, laquelle lui permet d’instaurer une pensée unique sur la culture comme sous le règne du Tyran, caricature de l’époque duplessiste. Quelques-unes de ses réflexions lui rappellent ses camarades de jeu et qu’il espère voir à la cérémonie, sauf Édouard dont certaines critiques journalistiques l’irritent.

Puis, c’est au tour de Vincent Lavigueur. Avocat réputé, il s’est tourné vers la politique et a occupé divers ministères, le dernier en liste étant une voie d’évitement. Cette tâche dépend largement d’André Vézina, son chef de cabinet, qui règle son agenda comme du papier à musique. L’important pour Lavigueur, c’est d’exercer sa fonction le plus loyalement possible, dans le respect des lois qu’il connaît et maîtrise. Du côté de ses camarades d’adolescence, son pouvoir politique lui a permis d’apporter un soutien financier aux projets du professeur Marceau; Catherine est la seule à être restée près de lui.

Vincent Lavigueur en est à son troisième mandat qu’il entend mener à terme sans grand éclat, « compromissions sur compromissions. » (48) Des soucis personnels le préoccupent, car leur poids lui semble insoluble : les reproches de sa fille Sophie et de son fils Richard, son alcoolisme chronique et d’éventuelles révélations sur l’affaire Blondeau le tirent vers le bas. S’ajoutent le pamphlet et l’organigramme qu’Édouard et son groupe de critiques sociales ont publiés où il figure. Or, Édouard est quelques fois venu à son secours lorsque des faux pas politiques pouvaient lui causer des dommages irréparables, dont un scandale financier mené par Paul Royer, un homme d’affaires véreux près du premier ministre.

Arrive Catherine qui mène une vie fort différente de ses camarades. Devenue une comédienne réputée, sa vie amoureuse fut tumultueuse jusqu’au jour où son fils âgé de 20 ans Raphaël et elle eurent un accident de la route mortel qui la laissa lourdement handicaper. Catherine est énergique et volontaire, malgré le chagrin et les douleurs qui l’accablent depuis l’accident et qui l’ont tenu à l’écart de la vie publique. Le pamphlet que son cousin Édouard vient de lancer dans la mare de l’opinion publique met Marceau et son proche ami Lavigueur dans de beaux draps, et l’oblige à prendre parti.

Entre-temps, les documents d’Édouard et de son groupe sèment la consternation dans la population et la panique au sein du gouvernement. Le premier ministre exige que ses ministres confrontent tous les aspects de ces révélations aux contributions gouvernementales qui y seraient reliées. Or, le chef de cabinet du ministre Lavigueur croit que son patron est le coupable le plus facile à clouer au pilori de la cause politique.

Et Marceau pendant ce temps? Une phrase résume son attitude : « J’ai horreur de ces intervalles vides où l’indésirable peut surgir et renverser la stricte ordonnance du quotidien, émietter l’instant présent et abolir la sécurité de la routine. » (111) Il comble ce vide en ressassant des pages de son passé, dont la réussite de son père par son seul travail et son engagement au parti du Tyran. Il n’est pas tendre à l’endroit de Vincent Lavigueur : « Toujours sur le qui-vive du qu’en dira-t-on, préférant être reconnu alcoolique, incompris ou écorché vif, plutôt que simple fantassin ayant oublié de rendre à l’habilleur son costume de général. » (115) Puis, il raconte son point de vue sur le fil des événements survenus à la ferme Blondeau et conclut : « Au fond, je me mens. L’arrivée inopinée de Clovis me sauva et m’empêcha de fourrer et salir Catherine comme si elle était une des vulgaires filles à mon père. » (117)

Que dire d’Édouard Rivière, sinon qu’il est le plus socialement engagé du groupe, ayant entièrement consacré sa vie à la défense de la veuve et de l’orphelin. Ainsi, après avoir connu ses premiers grands revers en travaillant pour un grand journal, il est devenu journaliste indépendant et se consacre à l’élaboration de dossiers d’enquête sur des sujets en harmonie avec ses convictions. Faisant d’Édouard un jusqu’au-boutiste dans sa vie personnelle et professionnelle, la romancière a créé un héros de l’ombre dont les actions heurtent de plein front le système sociopolitique en le remettant constamment en question et en suggérant des alternatives sociales-démocrates.

Nul doute que Le poids des choses ordinaires est « un roman sur le pouvoir, tous les pouvoirs » qui, d’une part, oppose la personnalité de quatre individus, et, d’autre part, met en relief leurs actions, leurs engagements et certains événements qui ont marqué leur existence, l’incident survenu à la ferme Blondeau et à Percé servant de point d’orgue au récit.

Nul doute que la fiction de Lise Demers n’a rien perdu de son effet miroir des jeux et des enjeux politiques. La fresque qu’elle brosse est moins négative qu’elle peut sembler de prime abord, d’autres Édouard Rivière trouvant encore et toujours des femmes et des hommes pour défendre des engagements comme les siens. Cela rappelle les vers de Boileau dans L’art poétique (1674) : « Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez… »

Aucun commentaire:

Publier un commentaire