Hélène Rioux
Inventeurs de vie
Montréal, Leméac, 2022, 152 p., 20,95 $.
Haine ou amour : vérités alternatives
Dans la folie des rotatives ayant perdu la raison et lançant à tous azimuts des livres, pas tous littéraires évidemment, la mémoire de certains romans s’ouvre momentanément sur un univers dont on a envie d’explorer les coins et les recoins, de s’y attarder pour prolonger la présence des personnages, quels qu’ils soient, et se laisser prendre aux pièges d’une trame bien ficelée.
Il en va de même pour les livres de l’écrivaine et traductrice Hélène Rioux qui, à chaque fois où je les ai découverts – toute lecture m’étant une découverte –, m’ont apporté d’agréables heures à visiter ou fréquenter des univers sur lesquels règnent le soleil et les nuits étoilées méditerranéens, quels que soient les aléas sur lesquels ces astres brillent.
La trame d’Inventeurs de vie, son 19e roman rendant hommage à Leonard Cohen et García Lorca, en surprendra plusieurs. D’abord, il ne s’agit pas du cinquième livre de la suite intitulée « Fragments du monde » entreprise avec Mercredi soir au bout du monde (2007), mais d’un dialogue entre un homme et une femme que rien ne destinait à se rencontrer. Lui, Bulgare, se documente sur un projet de livre. Elle, Québécoise, fut amenée sur la Costa del Sol espagnole par la saison froide au propre comme au figuré. Ils habitent le même édifice où s’alignent les condos locatifs en bordure de la Méditerranée. Ils auraient pu ne jamais se croiser, car les villégiateurs sont souvent dans le no man’s land d’une bulle qui les éloigne de leurs habitudes.
Le narrateur se nomme Stefan
Dimov. Il habite, sur le bord de la mer Noire, un logement qui lui a été légué
par le vieux musicien et compositeur classique dont il fut longtemps de
secrétaire particulier, l’accompagnant partout dans ses déplacements; il a aussi
hérité d’une somme lui assurant une existence sans souci financier. Ayant fait
des études en histoire, il a appris plusieurs langues et parle couramment nombre
d’entre elles dont l’espagnol, l’anglais et le français. Sans s’éloigner
complètement de l’Histoire, il s’est mis à l’écriture de la biographie de
personnages en marge de l’Histoire, c’est-à-dire des seconds violons qui ont pourtant
joué un rôle déterminant dans la vie d’une reine, d’un roi ou d’autres
personnages marquant de leur époque. Même s’il imagine ces personnages, il fait
de très sérieuses études relatives à leur époque, leur entourage ou leur
relation avec leur maître.
Dimov est en Espagne pour effectuer
de telles recherches sur un inconnu qui aurait été exécuté en même temps que l’écrivain
Federico García Lorca, le 19 août 1936, par les milices du régime dictatorial
de Franco. Le dossier initial est mince et, pour donner au personnage vraisemblance
et caractère, Stefan Dimov doit pousser son enquête plus loin prévue. Pour ce
faire, comme il en a l’habitude, il a besoin de calme, de solitude, d’une vie
presque monacale.
Depuis son arrivée sur la côte
espagnole, il croise régulièrement d’autres villégiateurs habitant le même immeuble
et il les salue courtoisement sans plus. Il y a bien cette femme, toujours
seule, dont l’attitude changeante a attiré son attention; il a pu la voir à différents
endroits sur le paseo longeant la mer, assise dans un café ou sur un des bancs dont
les céramiques sont décorées de scènes marines.
Un jour, contrairement à son
habitude, il engage la conversation avec elle, poussé par un quelconque instinct
de bonté courtoise. Mal lui en prit, la suite du roman et ses péripéties balaient
tous les doutes sur cet écart.
Qui est cette inconnue? Est-elle
Gabrielle Jordan, comme elle le prétend lors de leur première discussion, ou Marguerite,
ou Margo, ou Fanny, ou Florence? Il la décrit ainsi : « Cheveux châtains,
mi-longs, parsemés de fils gris, une frange lui couvre les sourcils, la bouche
bien dessinée, un rouge à lèvres tirant sur l’orangé. L’ovale du visage moins
net, le menton un peu relâché. Des veines, rigoles bleutées, affleurent sur le
dessus de ses mains, des petites mains aux ongles fendillés. Les mains ne
mentent pas. » (19)
Une phrase anodine, glissée lors
de leur premier tête-à-tête, doit être retenue, car le narrateur la répétera vers
la fin du récit, jetant ainsi un faisceau oblique sur la trame : « Je
l’observe. Son visage me rappelle vaguement quelqu’un, je ne sais plus qui. J’ai
une excellente mémoire visuelle, d’habitude je n’oublie jamais un visage. »
(18)
L’inconnue traîne Tendre est
la nuit, un roman de Scott Fitzgerald. Le lit-elle vraiment ou le livre ne lui
donne-t-il qu’une certaine contenance? En guise de signet, il y a la photographie
de ses trois enfants, une fillette et des jumeaux qu’elle montre à Stefan Dimov
qui, au premier coup d’œil, a l’impression qu’elle est peut-être plus jeune que
les 50 ans qu’il lui prête. Cette photo permet à Florence Jordan, son véritable
nom comme l’a découvert le narrateur, d’atténuer l’auréole de mystère dont elle
s’entoure.
Cette première conversation en
entraîne plusieurs autres au point où Dimov doive s’éloigner quelques heures ou
quelques jours pour ne pas la croiser et poursuivre les recherches qu’il a
entrepris autour du codétenu de García Lorca dont il veut imaginer l’existence et
qu’il a nommé Joaquín Alvar Cervantès.
À chaque retour, elle semble
surgir de nulle part dans l’ascenseur ou sur le paseo, allant jusqu’à lui reprocher
de l’éviter ou même de la fuir. Ces échappées semblent alimenter la psyché de
Florence qui jongle ainsi avec la vérité jusqu’à en discuter diverses alternatives,
essentiellement autour de sa fille. Déjà, elle a dit à son interlocuteur que l’enfant
a été victime d’un meurtre sordide, il y a une vingtaine d’années, et qu’elle
ne s’en est jamais remise. À preuve, toutes les versions du drame qu’elle
raconte à Stefan, selon son humeur ou la quantité d’alcool et de tabac consommée
durant la journée.
Hélène Rioux a créé deux
personnages qui, initialement, étaient opposés l’un de l’autre. La romancière a
utilisé l’entêtement de Jordan pour parvenir à vaincre l’hermétisme
individualiste de Dimov et parvenir à le convaincre de s’intéresser au destin
tragique de sa fille.
L’écrivain bulgare refuse net d’abord
d’écrire une biographie de Fanny en imaginant son destin depuis son assassinat,
même si Florence met entre ses mains le journal intime de sa fille. La
Québécoise insiste à temps et à contretemps, si bien que le biographe se
demande s’il n’est pas en train d’abandonner une femme dont l’existence est devenue
un labyrinthe vide et sans issu. Les échanges entre les deux protagonistes ont
parfois des allures de psychodrame, lui jouant l’aidant naturel, elle la douleur
et la souffrance provoquées par la maladie mentale, car elle « ne se
pardonne pas. Et [elle] ne [veut] pas guérir. » (142)
Le Bulgare en vient à décider de rentrer
chez lui, laissant derrière lui deux « visages [qui] se confondaient,
celui de l’adolescente de la photo, celui de sa mère vingt ans plus tard. Et j’ai
lu dans ses yeux ce qu’elle attendait de moi. » (144) C’est pourquoi il a mis
dans son bagage le journal de Fanny et le cahier noir où Florence a imaginé la
vie de sa fille depuis sa disparition et la découverte de son corps inerte.
Écrira-t-il finalement la biographie de l’enfant devenue une jeune adulte ou, autre
hypothèse soulevée par Florence, celle de son meurtrier?
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