Danielle Dubé
Les anges de Sarajevo
Montréal, Pleine lune, coll. « Plume », 2022, 224
p., 24,95 $.
Un récit paradoxal
Peut-être avez-vous lu des comptes-rendus sur les combats se déroulant à Sarajevo durant la guerre en Bosnie-Herzégovine (1992-1996) ou vu des photos d’enfants aux yeux hagards égarés parmi les gravats d’un immeuble qu’un bombardement a détruit? Il est alors possible que ce soit les articles ou les clichés d’Anna Christian, une journaliste québécoise indépendante ayant couvert ce conflit.
Il se peut aussi que son nom évoque
des chroniques traitant de l’intérêt historique de certaines destinations
voyages ou même que sa prose et ses photographies saisissantes vous aient
guidés sur un des sites.
Si tel est le cas, votre mémoire
vous a joué un tour, car Anna Christian n’existe que dans l’imaginaire de la
romancière Danielle Dubé qui la raconte dans Les anges de Sarajevo. C’est
dans ce récit qu’implose la vie débiscaillée d’Anna Christian, pseudonyme de
Christiane la narratrice, la sienne de vie, celle de sa famille maternelle, mais
aussi celle plus vaste des êtres humains qu’elle rencontre, côtoie et raconte.
Christiane résume bien ses folles
équipées, ses fuites dont elle ignore l’origine, sinon de se fuir d’elle-même :
« Je me retourne vers la fenêtre. Hier, j’étais à Aix. Avant à Métis et à
Sarajevo. Les visages de ma fille [Nadia], de ma mère [Emma] et de mes tantes [Laura
et Lilianne], loin, si loin là-bas, au-delà de l’océan illimité. » (215)
D’Aix-en-Provence à Barcelone, du
travail de journaliste indépendante en territoire de guerre à ses « articles
sur les jardins d’Aix, Monaco, Arles et Montpellier » (175), la vie de la
narratrice n’a rien d’un long fleuve tranquille, pas plus d’ailleurs que la
direction de la trame narrative qui se déplace comme du vif-argent à l’image de
ses actions. Le fil conducteur qui relie les péripéties se noue et se dénoue
presque aussi rapidement que les situations qui les provoquent.
Par exemple, les enfants que la
journaliste rencontre en Bosnie l’émeuvent au point où elle se demande ce qu’elle
fait là, son impuissance à les sortir de l’enfer de la guerre l’étourdit. Ce
sont Yves, son collègue journaliste courant les guerres de par le monde, et Milovan,
son « fixeur » (guide, chauffeur, interprète, etc.), qui la ramènent
les pieds sur terre, c’est-à-dire à son devoir de faire connaître l’état des
lieux d’une ville assiégée durant plus de mille jours et qui a fait plus de onze
mille victimes. Ce combat intérieur qui la remue lui revient sans cesse comme
les marées du Saint-Laurent qui lui sont si familières, mais dont elle
recherche, parfois bien malgré elle, les origines comme si elles étaient une
tare familiale dont on lui avait caché l’existence.
Danielle Dubé propose un roman aux
multiples images aussi justes que fulgurantes, aussi belles que monstrueuses.
Des images semblables à des photographies que les mots pixelisent à l’aide de figures
de style si efficaces qu’elles imposent les photos noir et blanc qui les inspirent.
C’est d’abord vrai dans les chapitres se déroulant à Sarajevo, puis dans ceux retraçant
la vie de l’héroïne, de sa mère et de la famille de cette dernière. La romancière
essaime, tout au long de ce récit gigogne, les paroles de chanson et des mots
tirés de la littérature française et québécoise, de Gilbert Langevin à Léo
Ferré par exemple, en les liant aux propos de la narratrice. Cela donne au
récit des allures de réalités spatiotemporelles présentes ou passées.
Comme me le faisait remarquer
D.B., une collègue critique, il n’est pas simple, à première vue du moins, de saisir
la relation entre la description, troublante car minutieuse, d’une population
en guerre que fait la narratrice, en insistant sur le sort des femmes et des
enfants, et la quête de ses origines à travers la correspondance qu’elle reçoit
de sa mère et de ses tantes. Cela sans oublier sa relation trouble avec Nadia,
sa propre fille, avec ses amoureux « éphémères » (195) ou avec ses
projets mous comme la montre de Dali.
Les trente-huit chapitres du
roman m’ont fait penser à autant d’articles journalistiques décrivant des
inconnus rencontrés au hasard des lieux et des circonstances, mais aussi aux
pages d’un journal intime tenu épisodiquement. Cela permet à l’autrice et narratrice
de jongler avec l’espace-temps, exigeant ainsi l’attention de la lectrice ou du
lecteur, entre le passé intime de la narratrice, celui plus lointain de sa
famille, et ses actions actuelles qui répondent à sa spontanéité pas toujours assumée
et qui, parfois, la déstabilisent.
Christiane résume très bien qui
elle est ou quel est son état d’esprit dans le chapitre intitulé "Bruit de
pas" : « Tu me voulais indépendante [référence à Emma, sa mère],
autonome, me voyais enseignante. Je rêvais d’une vie exaltante. J’ai tout
quitté, abandonné mes études. Suis partie sur les routes. Tous ces tours et détours.
Ma carte de vie, un labyrinthe insoluble. J’écoutais et traduisais les autres.
Me suis oubliée, ai oublié ma fille, me suis cachée derrière un appareil photo,
les pages d’un journal. J’ai cherché l’aventure dans les bras d’hommes qui ne
me ressemblaient pas, me suis jeté en pâture, juré que jamais plus je me
laisserais avoir. Retrouverais-je mon chemin? » (74)
Si les pages, même dispersées, qui
nous ramènent à Sarajevo, surtout celles racontant le quotidien infernal que
vivent femmes et enfants, donnent le ton à l’ensemble du roman, elles n’occupent
qu’une partie de l’espace narratif, ce sont les pages où Christiane rappelle
ses souvenirs d’enfance soutenus par les lettres de sa mère Emma. Ce sont aussi
les chapitres consacrés à la famille de cette dernière qui s’appuient sur les lettres
que lui adressent ses tantes Laura et Lilianne.
Cette correspondance décrit l’état
sociopolitique d’une famille vivant dans le Bas-Saint-Laurent, à Métis-sur-Mer,
du début au milieu du 20e siècle. Le Québec en région de cette
époque, celle où règnent l’Église et Duplessis, n’est pas encore celui d’un
pays en guerre, mais d’un État encorseté par le régime du sabre et du goupillon
contre lequel la population canadienne-française ne peut ou ne sait encore rien
faire. Ce n’est pas rien quand on voit les parents d’Emma obligés d’éparpiller
leur marmaille, incapable de tous les faire vivre avec les maigres revenus que
la ferme leur rapporte. Les filles sont les premières à partir pour gagner un
peu d’argent pour elles comme pour les leurs. L’une, puis deux d’entre elles se
retrouvent au service d’Elsie Redford, la riche dame qui créera plus tard les Jardins
de Métis et, entre temps, leur permet d’apprendre la couture, la fine cuisine
et même le piano. Sans oublier que c’est auprès d’elle qu’elles croisent ses
riches amis anglophones venus pêcher le saumon ou rencontrent quelques beaux jeunes
hommes.
Danielle Dubé a aussi choisi des
faits historiques reconnus pour soutenir la trame de son récit. Par exemple, elle
fait en sorte qu’Anna Christian croise, en Bosnie, le journaliste iconoclaste Paul
Marchand ou en rappelle le passage de sous-marins allemands dans le fleuve, non
loin de Métis, au début des années 1940.
Comment terminer une histoire aux
mille facettes? C’est souvent là qu’écrivaines et écrivains peine, mettant un point
final un pied en l’air. Ce n’est pas le cas de Mme Dubé, car la chute de Les
anges de Sarajevo s’ouvre sur de multiples possibilités : Christiane
retrouve son nom, ses origines, renoue avec sa fille, reprend et entretient quelques
amitiés avec Milovan, des enfants et des femmes de Sarajevo; elle projette aussi
de composer un livre de photographies relatant ce qu’elle a vu dans cette ville
puisque ce devoir de transmission est son véritable engagement.
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