mercredi 8 février 2023

Danielle Dubé

Les anges de Sarajevo

Montréal, Pleine lune, coll. « Plume », 2022, 224 p., 24,95 $.

Un récit paradoxal

Peut-être avez-vous lu des comptes-rendus sur les combats se déroulant à Sarajevo durant la guerre en Bosnie-Herzégovine (1992-1996) ou vu des photos d’enfants aux yeux hagards égarés parmi les gravats d’un immeuble qu’un bombardement a détruit? Il est alors possible que ce soit les articles ou les clichés d’Anna Christian, une journaliste québécoise indépendante ayant couvert ce conflit.

Il se peut aussi que son nom évoque des chroniques traitant de l’intérêt historique de certaines destinations voyages ou même que sa prose et ses photographies saisissantes vous aient guidés sur un des sites.

Si tel est le cas, votre mémoire vous a joué un tour, car Anna Christian n’existe que dans l’imaginaire de la romancière Danielle Dubé qui la raconte dans Les anges de Sarajevo. C’est dans ce récit qu’implose la vie débiscaillée d’Anna Christian, pseudonyme de Christiane la narratrice, la sienne de vie, celle de sa famille maternelle, mais aussi celle plus vaste des êtres humains qu’elle rencontre, côtoie et raconte.

Christiane résume bien ses folles équipées, ses fuites dont elle ignore l’origine, sinon de se fuir d’elle-même : « Je me retourne vers la fenêtre. Hier, j’étais à Aix. Avant à Métis et à Sarajevo. Les visages de ma fille [Nadia], de ma mère [Emma] et de mes tantes [Laura et Lilianne], loin, si loin là-bas, au-delà de l’océan illimité. » (215)

D’Aix-en-Provence à Barcelone, du travail de journaliste indépendante en territoire de guerre à ses « articles sur les jardins d’Aix, Monaco, Arles et Montpellier » (175), la vie de la narratrice n’a rien d’un long fleuve tranquille, pas plus d’ailleurs que la direction de la trame narrative qui se déplace comme du vif-argent à l’image de ses actions. Le fil conducteur qui relie les péripéties se noue et se dénoue presque aussi rapidement que les situations qui les provoquent.

Par exemple, les enfants que la journaliste rencontre en Bosnie l’émeuvent au point où elle se demande ce qu’elle fait là, son impuissance à les sortir de l’enfer de la guerre l’étourdit. Ce sont Yves, son collègue journaliste courant les guerres de par le monde, et Milovan, son « fixeur » (guide, chauffeur, interprète, etc.), qui la ramènent les pieds sur terre, c’est-à-dire à son devoir de faire connaître l’état des lieux d’une ville assiégée durant plus de mille jours et qui a fait plus de onze mille victimes. Ce combat intérieur qui la remue lui revient sans cesse comme les marées du Saint-Laurent qui lui sont si familières, mais dont elle recherche, parfois bien malgré elle, les origines comme si elles étaient une tare familiale dont on lui avait caché l’existence.

Danielle Dubé propose un roman aux multiples images aussi justes que fulgurantes, aussi belles que monstrueuses. Des images semblables à des photographies que les mots pixelisent à l’aide de figures de style si efficaces qu’elles imposent les photos noir et blanc qui les inspirent. C’est d’abord vrai dans les chapitres se déroulant à Sarajevo, puis dans ceux retraçant la vie de l’héroïne, de sa mère et de la famille de cette dernière. La romancière essaime, tout au long de ce récit gigogne, les paroles de chanson et des mots tirés de la littérature française et québécoise, de Gilbert Langevin à Léo Ferré par exemple, en les liant aux propos de la narratrice. Cela donne au récit des allures de réalités spatiotemporelles présentes ou passées.

Comme me le faisait remarquer D.B., une collègue critique, il n’est pas simple, à première vue du moins, de saisir la relation entre la description, troublante car minutieuse, d’une population en guerre que fait la narratrice, en insistant sur le sort des femmes et des enfants, et la quête de ses origines à travers la correspondance qu’elle reçoit de sa mère et de ses tantes. Cela sans oublier sa relation trouble avec Nadia, sa propre fille, avec ses amoureux « éphémères » (195) ou avec ses projets mous comme la montre de Dali.

Les trente-huit chapitres du roman m’ont fait penser à autant d’articles journalistiques décrivant des inconnus rencontrés au hasard des lieux et des circonstances, mais aussi aux pages d’un journal intime tenu épisodiquement. Cela permet à l’autrice et narratrice de jongler avec l’espace-temps, exigeant ainsi l’attention de la lectrice ou du lecteur, entre le passé intime de la narratrice, celui plus lointain de sa famille, et ses actions actuelles qui répondent à sa spontanéité pas toujours assumée et qui, parfois, la déstabilisent.

Christiane résume très bien qui elle est ou quel est son état d’esprit dans le chapitre intitulé "Bruit de pas" : « Tu me voulais indépendante [référence à Emma, sa mère], autonome, me voyais enseignante. Je rêvais d’une vie exaltante. J’ai tout quitté, abandonné mes études. Suis partie sur les routes. Tous ces tours et détours. Ma carte de vie, un labyrinthe insoluble. J’écoutais et traduisais les autres. Me suis oubliée, ai oublié ma fille, me suis cachée derrière un appareil photo, les pages d’un journal. J’ai cherché l’aventure dans les bras d’hommes qui ne me ressemblaient pas, me suis jeté en pâture, juré que jamais plus je me laisserais avoir. Retrouverais-je mon chemin? » (74)

Si les pages, même dispersées, qui nous ramènent à Sarajevo, surtout celles racontant le quotidien infernal que vivent femmes et enfants, donnent le ton à l’ensemble du roman, elles n’occupent qu’une partie de l’espace narratif, ce sont les pages où Christiane rappelle ses souvenirs d’enfance soutenus par les lettres de sa mère Emma. Ce sont aussi les chapitres consacrés à la famille de cette dernière qui s’appuient sur les lettres que lui adressent ses tantes Laura et Lilianne.

Cette correspondance décrit l’état sociopolitique d’une famille vivant dans le Bas-Saint-Laurent, à Métis-sur-Mer, du début au milieu du 20e siècle. Le Québec en région de cette époque, celle où règnent l’Église et Duplessis, n’est pas encore celui d’un pays en guerre, mais d’un État encorseté par le régime du sabre et du goupillon contre lequel la population canadienne-française ne peut ou ne sait encore rien faire. Ce n’est pas rien quand on voit les parents d’Emma obligés d’éparpiller leur marmaille, incapable de tous les faire vivre avec les maigres revenus que la ferme leur rapporte. Les filles sont les premières à partir pour gagner un peu d’argent pour elles comme pour les leurs. L’une, puis deux d’entre elles se retrouvent au service d’Elsie Redford, la riche dame qui créera plus tard les Jardins de Métis et, entre temps, leur permet d’apprendre la couture, la fine cuisine et même le piano. Sans oublier que c’est auprès d’elle qu’elles croisent ses riches amis anglophones venus pêcher le saumon ou rencontrent quelques beaux jeunes hommes.

Danielle Dubé a aussi choisi des faits historiques reconnus pour soutenir la trame de son récit. Par exemple, elle fait en sorte qu’Anna Christian croise, en Bosnie, le journaliste iconoclaste Paul Marchand ou en rappelle le passage de sous-marins allemands dans le fleuve, non loin de Métis, au début des années 1940.

Comment terminer une histoire aux mille facettes? C’est souvent là qu’écrivaines et écrivains peine, mettant un point final un pied en l’air. Ce n’est pas le cas de Mme Dubé, car la chute de Les anges de Sarajevo s’ouvre sur de multiples possibilités : Christiane retrouve son nom, ses origines, renoue avec sa fille, reprend et entretient quelques amitiés avec Milovan, des enfants et des femmes de Sarajevo; elle projette aussi de composer un livre de photographies relatant ce qu’elle a vu dans cette ville puisque ce devoir de transmission est son véritable engagement.

Un an après l’invasion russe de l’Ukraine, il est impossible, à mon avis, que ce roman n’émeuve pas quiconque s’y aventure, car il rappelle la bêtise guerrière de tant d’êtres humains par-devers leurs semblables. Du même souffle, ce récit raconte l’histoire d’une famille québécoise dont les enfants ont fait contre mauvaise fortune bon cœur.

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