mercredi 15 février 2023

Véronique Cyr

La jeune fille des négatifs

Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Récit », 2022, 120 p., 22,95 $.

Déni et perfidie : l’affrontement ultime

La poésie, un mode de vie : voilà un mantra que je répète sans cesse à qui veut, ou non, l’entendre. Comme plusieurs, j’étais sceptique devant cet acte de foi païen qu’on me psalmodiait à l’oreille. Pourtant, le mage avait la confiance que j’aurais accordé à la sœur ou au frère que je n’ai pas. À fréquenter cet ami aujourd’hui en-allé, j’ai compris que la poésie est une façon de percevoir et d’appréhender le quotidien, de mettre en perspective le passé à l’heure du présent pour mieux faire corps avec l’avenir.


Lisant La jeune fille des négatifs, un recueil hybride de poésie et de prose, j’ai été conforté dans ma conviction. Oui, la poésie est une façon d’aborder le quotidien sans lequel l’écrivaine Véronique Cyr n’aurait, peut-être, pu passer à travers l’expérience d’une grossesse compliquée, très compliquée. Pour y parvenir, elle a plongé en apnée dans l’eau trouble de son utérus y retrouver un être en devenir qui ne savait pas nager.

La poétesse, ayant alors déjà publié cinq recueils, choisit d’écrire le journal poétique dont les vers lapidaires racontent sa grossesse qui prend subitement un chemin de traverse qui l’oblige à choisir entre la vie incertaine de l’autre qui prend forme et sa propre vie mise à mal plus qu’entre parenthèses.

La jeune fille des négatifs est un livre d’émotions à fleur de peau, à un souffle près. Des vers tissés à la hâte, jamais tristes, ce n’est pas le temps, jamais joyeux non plus, ce n’est pas non plus le temps. Ce sont des strophes tantôt haletantes, tantôt d’un calme obligé pour garder le cap et prendre, sur le champ et sans trop y penser, les décisions qu’on croit alors les meilleures. Pour elle, pour Henry le nageur et pour Anthony le père et complice.

Ce que Véronique Cyr parvient à exprimer dans ce journal, date à ligne, c’est le quotidien d’une femme qui choisit de poursuivre sa grossesse dans un lit d’hôpital, de donner son corps enceinte à la science de la survie fœtale. Son corps? Que dis-je : sa vie tout entière consacrée à un embryon qui donne des signes d’inconfort dans l’aire que la capsule utérine lui réserve.

Avant d’évoquer l’hypothèse d’une naissance prématurée, il faut évaluer la vitalité des cellules qui se développent dans des conditions anormales et considérer l’hypothèse de poursuivre, ou non, leur évolution dans l’habitacle hyper aseptisé d’une couveuse-incubatrice.

Ce champ de mines contemporain rappelle l’époque où, lors d’un accouchement, le médecin ou l’infirmière de service décidait, sans consulter autre chose que la morale chrétienne, de sacrifier la mère plutôt que l’enfant.

Or, dans La jeune fille des négatifs, on ne peut pas imaginer celle qui écrit le récit poétique autre que Véronique Cyr elle-même, cela même avec la prudence d’éviter de confondre le « je » écrivant et le « je » imaginé. Même si l’intime peut être falsifiée, il y a dans la texture du propos et dans le rythme même des vers où sont annotés, au jour le jour, les détails sur l’état de santé du fœtus et de la mère que seule l’expérience personnelle peut traduire.

Pour ajouter à la valeur narrative de ces éphémérides, l’écrivaine Cyr fait entrer dans cet univers clos quelques rares personnages de sa vie d’avant dont un embryon squatte l’entièreté. L’oncle B., par exemple, ce parent plus grand que nature, car il projette dans l’esprit de l’enfant Véronique l’image de pouvoir vivre de toutes les formes de la création artistique. Il y a aussi quelques femmes de son enfance qui projettent un modèle de féminité encadré par les devoirs qu’elles ont à accomplir pour les hommes, à la maison comme au travail, l’ultime devoir étant la maternité de tous les risques.

Un personnage revient à la fin de chaque séquence du journal relatant une grossesse qui, à la vingt-cinquième semaine, tourne au drame : Ramah, « la jeune fille des négatifs ». Les trois flashes dans la direction de cette dernière sèment d’abord le doute de leur pertinence parce qu’on n’est généralement pas prêt à glisser petit à petit du poétique au narratif, d’une histoire aux frontières du drame au récit d’un drame historique, celui de la condition féminine en général jusqu’aux violences dont les femmes sont victimes.

L’histoire de cette jeune femme, Véronique Cyr la raconte dans « Lettre à Ramah », la dernière partie du livre. Si la mise à nue, au propre comme au figuré, que fait la poétesse et narratrice dans son journal d’une grossesse qui met à mal la vie de la mère et de l’enfant, elle se poursuit sur un ton aussi violent dans cette lettre qui met en lumière les petites et les grandes violences masculines, comme le croient initialement la plupart des femmes.

Véronique Cyr, on doit la croire, mets encore sa propre vie en perspective pour écrire à cette jeune Marocaine qui fut une de ses élèves en classe de francisation et, qu’un jour, elle dut sauver, en pleine classe, d’une mort certaine causée par un foulard trop serré. Cette mise en perspective pourrait sembler théorique si la narratrice ne se mettait pas elle-même en cause en racontant diverses expériences personnelles, dont celle vécue avec F., un ami d’université qui lui apprit, par des séances de photos érotiques se voulant bon enfant jusqu’à l’extrême limite de la violence, le poids du déni. Il y a aussi celle de son amie G. et la perfidie de la violence de son compagnon.

Je me suis demandé si je devais associer la violence, autant physique que psychologique, de la grossesse à risque racontée dans le journal à cette violence dont Ramah, son amie G. ou l’écrivaine elle-même sont les proies. Je me refuse de parler de « victimes » par respect pour l’auteure ou son amie G., car elles se sont sorties du cercle vicié et vicieux de la violence masculine, ignorant ce qui est advenu de Ramah dont l’autrice a fait « la jeune fille des négatifs » en signe d’espoir qu’elle s’en soit sortie.

En refermant ce recueil-récit, j’étais fort intimidé à l’idée de le recenser parce que le propos et la façon de le tenir de Véronique Cyr sont comme le miroir reflétant la réalité sociale des rapports entre les femmes et les hommes aussi loin que l’Histoire se souvienne. Pour la culture judéo-chrétienne, c’est Ève qui a tenté Adam et que les hommes doivent punir à perpétuité; la même logique implacable s’applique à d’autres cultures, ce qu’on constate quotidiennement dans les bulletins d’information, nous faisant oublier que la démocratie participative et le droit de parole ne règlent pas partout et pour tous. Le nombre de féminicides au Québec, depuis Polytechnique, n’a pas hélas diminué, et La jeune fille des négatifs nous le rappelle.

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