Véronique Cyr
La jeune fille des négatifs
Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Récit »,
2022, 120 p., 22,95 $.
Déni et perfidie : l’affrontement ultime
La poésie, un mode de vie : voilà un mantra que je répète sans cesse à qui veut, ou non, l’entendre. Comme plusieurs, j’étais sceptique devant cet acte de foi païen qu’on me psalmodiait à l’oreille. Pourtant, le mage avait la confiance que j’aurais accordé à la sœur ou au frère que je n’ai pas. À fréquenter cet ami aujourd’hui en-allé, j’ai compris que la poésie est une façon de percevoir et d’appréhender le quotidien, de mettre en perspective le passé à l’heure du présent pour mieux faire corps avec l’avenir.
Lisant La jeune fille des négatifs, un recueil hybride de poésie et de prose, j’ai été conforté dans ma conviction. Oui, la poésie est une façon d’aborder le quotidien sans lequel l’écrivaine Véronique Cyr n’aurait, peut-être, pu passer à travers l’expérience d’une grossesse compliquée, très compliquée. Pour y parvenir, elle a plongé en apnée dans l’eau trouble de son utérus y retrouver un être en devenir qui ne savait pas nager.
La poétesse, ayant alors déjà publié
cinq recueils, choisit d’écrire le journal poétique dont les vers lapidaires racontent
sa grossesse qui prend subitement un chemin de traverse qui l’oblige à choisir
entre la vie incertaine de l’autre qui prend forme et sa propre vie mise à mal plus
qu’entre parenthèses.
La jeune fille des négatifs
est un livre d’émotions à fleur de peau, à un souffle près. Des vers tissés à
la hâte, jamais tristes, ce n’est pas le temps, jamais joyeux non plus, ce n’est
pas non plus le temps. Ce sont des strophes tantôt haletantes, tantôt d’un
calme obligé pour garder le cap et prendre, sur le champ et sans trop y penser,
les décisions qu’on croit alors les meilleures. Pour elle, pour Henry le nageur
et pour Anthony le père et complice.
Ce que Véronique Cyr parvient à
exprimer dans ce journal, date à ligne, c’est le quotidien d’une femme qui
choisit de poursuivre sa grossesse dans un lit d’hôpital, de donner son corps
enceinte à la science de la survie fœtale. Son corps? Que dis-je : sa vie tout
entière consacrée à un embryon qui donne des signes d’inconfort dans l’aire que
la capsule utérine lui réserve.
Avant d’évoquer l’hypothèse d’une
naissance prématurée, il faut évaluer la vitalité des cellules qui se développent
dans des conditions anormales et considérer l’hypothèse de poursuivre, ou non, leur
évolution dans l’habitacle hyper aseptisé d’une couveuse-incubatrice.
Ce champ de mines contemporain
rappelle l’époque où, lors d’un accouchement, le médecin ou l’infirmière de
service décidait, sans consulter autre chose que la morale chrétienne, de
sacrifier la mère plutôt que l’enfant.
Or, dans La jeune fille des
négatifs, on ne peut pas imaginer celle qui écrit le récit poétique autre
que Véronique Cyr elle-même, cela même avec la prudence d’éviter de confondre
le « je » écrivant et le « je » imaginé. Même si l’intime
peut être falsifiée, il y a dans la texture du propos et dans le rythme même des
vers où sont annotés, au jour le jour, les détails sur l’état de santé du fœtus
et de la mère que seule l’expérience personnelle peut traduire.
Pour ajouter à la valeur
narrative de ces éphémérides, l’écrivaine Cyr fait entrer dans cet univers clos
quelques rares personnages de sa vie d’avant dont un embryon squatte l’entièreté.
L’oncle B., par exemple, ce parent plus grand que nature, car il projette dans
l’esprit de l’enfant Véronique l’image de pouvoir vivre de toutes les formes de
la création artistique. Il y a aussi quelques femmes de son enfance qui
projettent un modèle de féminité encadré par les devoirs qu’elles ont à
accomplir pour les hommes, à la maison comme au travail, l’ultime devoir étant
la maternité de tous les risques.
Un personnage revient à la fin de
chaque séquence du journal relatant une grossesse qui, à la vingt-cinquième semaine,
tourne au drame : Ramah, « la jeune fille des négatifs ». Les
trois flashes dans la direction de cette dernière sèment d’abord le doute de
leur pertinence parce qu’on n’est généralement pas prêt à glisser petit à petit
du poétique au narratif, d’une histoire aux frontières du drame au récit d’un
drame historique, celui de la condition féminine en général jusqu’aux violences
dont les femmes sont victimes.
L’histoire de cette jeune femme, Véronique
Cyr la raconte dans « Lettre à Ramah », la dernière partie du livre.
Si la mise à nue, au propre comme au figuré, que fait la poétesse et narratrice
dans son journal d’une grossesse qui met à mal la vie de la mère et de l’enfant,
elle se poursuit sur un ton aussi violent dans cette lettre qui met en lumière
les petites et les grandes violences masculines, comme le croient initialement
la plupart des femmes.
Véronique Cyr, on doit la croire,
mets encore sa propre vie en perspective pour écrire à cette jeune Marocaine qui
fut une de ses élèves en classe de francisation et, qu’un jour, elle dut sauver,
en pleine classe, d’une mort certaine causée par un foulard trop serré. Cette
mise en perspective pourrait sembler théorique si la narratrice ne se mettait pas
elle-même en cause en racontant diverses expériences personnelles, dont celle vécue
avec F., un ami d’université qui lui apprit, par des séances de photos érotiques
se voulant bon enfant jusqu’à l’extrême limite de la violence, le poids du
déni. Il y a aussi celle de son amie G. et la perfidie de la violence de son compagnon.
Je me suis demandé si je devais
associer la violence, autant physique que psychologique, de la grossesse à risque
racontée dans le journal à cette violence dont Ramah, son amie G. ou l’écrivaine
elle-même sont les proies. Je me refuse de parler de « victimes » par
respect pour l’auteure ou son amie G., car elles se sont sorties du cercle
vicié et vicieux de la violence masculine, ignorant ce qui est advenu de Ramah dont
l’autrice a fait « la jeune fille des négatifs » en signe d’espoir qu’elle
s’en soit sortie.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire