mercredi 1 février 2023

Louis-Philippe Hébert

Le meilleur tour de magie de David Cloverfield

Montréal, Lévesque éditeur, coll. « Réverbération », 2022, 360 p., 39,95 $.

Sur l’autoroute de l’illusion

La fiction, quand on lui accole le mot science comme dans science-fiction, n’est pas pour autant transformée en une discipline scientifique, mais elle fait plutôt appel à l’imagination d’un avenir possible ou même d’un dérèglement des connaissances scientifiques actuelles. J’en prends pour exemple Le meilleur tour de magie de David Cloverfield, un roman de Louis-Philippe Hébert dont le héros n’est pas le magicien du titre, mais un des cobayes choisis pour réaliser un spectacle d’illusion à grande échelle présenté à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts de Montréal.

Je dis illusion, et j’insiste, parce qu’il n’y a rien d’occulte dans « le meilleur tour de magie de David Cloverfield », mais qu’il s’agit d’une mécanique bien huilée comme en propose régulièrement Luc Langevin, le maître québécois de l’illusion à grand déploiement. Cela me semble d’autant plus vrai que le romancier s’est inspiré d’un autre grand illusionniste, l’états-unien David Copperfield. Notons, au passage que Cloverfield – champ de trèfle – est plus sympathique que Copperfield – champ de cuivre.

Revenons au roman. Le héros sur qui repose l’ensemble de la trame se nomme Grégoire-Georges Gravier dont il a soustrait le Georges et amputé du « r » son patronyme qui l’a fait souffrir son enfance durant. Le Grégoire Gavier « nouveau » n’en est pas moins le même enfant tourmenté, fuyant ses semblables autant que faire soit peu. Il est même plausible qu’il soit atteint d’une forme du spectre de l’autisme, un TSA qui préfère vivre loin de l’instinct grégaire de ses semblables, lesquels le rient par sa curieuse physionomie et son talent à jouer avec les chiffres, les formules mathématiques étant son royaume.

C’est d’ailleurs son originalité qui lui a permis d’obtenir un poste à la SAAQ – Centre national d’émission des certificats et permis – il y a une quinzaine d’années. Attention, l’organisme d’État imaginé par l’écrivain Hébert est pour ainsi dire plénipotentiaire, délivrant plus que les permis de conduire et l’immatriculation, mais aussi toutes les autorisations requises par la Société. Le bureau où travaille Grégoire, alias Greg, est situé à l’intérieur d’un centre commercial, ce qui l’oblige à affronter les prestataires de service qui s’agglutinent le matin devant la porte d’entrée, puis dans la salle d’attente afin d’être les premiers servis. Il faut lire attentivement la description que l’antihéros fait de ses collègues et de leurs habitudes de qualifier les clients selon des critères arbitraires, sinon loufoques.

Qu’en est-il du fameux tour de magie? Grégoire a été convoqué par une correspondance de Cloverfield, lettre qui s’est retrouvée dans son frigo aller savoir pourquoi. Ce spectacle se tient à Wilfrid-Pelletier, car il faut une vaste scène pour accueillir tout le matériel nécessaire à ce fameux tour et une salle dont la foule est facilement contrôlable. Greg n’est pas le seul à avoir été appelé, ce qu’il ignore et découvrira plus tard.

Ledit tour se résume ainsi : un élément de décor ayant l’apparence d’un minibus est au centre de la scène, tenu à quelques centimètres du sol, ce qui permet de voir les chaises faisant office de sièges, soit une douze de places, incluant celle du chauffeur. Le magicien appelle les participants à tour de rôle et leur assigne un siège. Tout le monde en place, un rideau rectangulaire descend et recouvre la totalité du bus. Un temps après, le rideau remonte dans les herses, le bus et ses passagers disparus. Fin de l’histoire.

L’ensemble de la mise en scène imaginée par le romancier est ainsi résumé, car il n’est rien d’autre qu’un décor dans lequel se déroule une expérience humaine de vie en vase clos, le moins que l’on puisse dire, où un espace exigu de plus en plus noir oppresse différemment chacun des passagers. Mais, sont-ils bien douze comme Greg croit les avoir comptés au fur et à mesure de Cloverfield les a appelés?

Douze personnes, inconnues les unes des autres, rassemblées dans une aire inconnue et durant un temps sur lequel elles n’ont aucun contrôle : bref, tous les ingrédients sont réunis pour que la solidarité initiale tourne à l’individualisme triomphant. Ainsi, leurs personnalités sont exacerbées et des affrontements provoqués, bien que jamais sans grandes conséquences.

Comment décrire ce qui est au cœur de la trame, sinon qu’elle est spiroïdale, telle une vis sans fin. L’axe sur lequel tout pivote n’est autre que Grégoire Gavier lui-même dont la personnalité, tant physique que psychologique, est passée à la moulinette de la narration sans que l’on sache qui la manipule sinon dans les dernières pages.

Ce cher Grégoire est un énorme personnage dans la mesure où LPH l’a imaginé comme un individu au physique ingrat et, a contrario, aux facultés intellectuelles démesurées – il sait lire et compter avant d’être scolarisé, il est très rationnel et méthodique, son cartésianisme lui est essentiel en tout, notamment durant sa participation au tour de magie. Sa théorie des billes, basée sur ce jeu d’enfant dont il a conservé l’habitude, le sécurise dans les moments de grande inquiétude ou d’incertitude. Enfin, le livre bleu, reçu à sa naissance, résume ses premières relations avec la réalité ambiante et la découverte de ses différences de ses semblables.

Je me dois ici d’écrire que cette idée de « vis sans fin », précédemment évoquée, fait en sorte que tous les éléments du récit, des multiples péripéties aux personnages récurrents, se mêlent, voire se confondent les uns aux autres; pour éviter que le roman soit un fatras insensé, LPH l’a organisé en cinq chapitres – de A à D – chacun ayant des segments d’une quinzaine de pages – par exemple, A001 à A014 ou C001 à C037; le tout précédé d’un avertissement au lecteur et d’un avant-propos, et clos par un sommaire – confié au véritable narrateur du récit – et par une fiche technique citant une entrevue que David Cloverfield a accordée à la revue Paris-Match.

À ce jour, l’écrivain Louis-Philippe Hébert m’a surpris d’un livre à l’autre, quel qu’en soit le genre littéraire, en renouvelant la forme, la galerie de personnages – tous aussi humains que trop humains – et un fil à mille brins aux couleurs innovantes plus conducteur que toutes les fibres optiques connues à ce jour et réunies ici.

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