mercredi 23 novembre 2022

Lise Tremblay

Rang de la dérive

Montréal, Boréal, 2022, 120 p., 20,95 $.

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La rupture, même indifférenciée, existe depuis toujours. C’est lorsqu’elle se glisse dans le contre-jour des sentiments qu’elle fait du sens jusqu’à ébranler les piliers de la société. Ainsi, la séparation ou le divorce furent longtemps mis à mal en condamnant les femmes et les enfants à la misère. Hélas, ce l’est encore trop souvent aujourd’hui.

C’est l’univers de cinq femmes confrontées à une telle séparation que Lise Tremblay nous fait découvrir dans les nouvelles du recueil Rang de la dérive. Nous sommes dans l’univers cru des sentiments malmenés comme si chacune des narratrices sans nom avait été abandonnée sur le bord du chemin de leur existence.


Lise Tremblay, dont les ouvrages ont été salués et honorés d’un prix littéraire, nous plonge directement dans le mal être de ses héroïnes, au mi-temps de leur vie ou même plus tard. Elles ont tout misé sur leur vie amoureuse, exploitant ce sentiment avec une telle intensité que son éclatement est plus qu’une affaire de cœur, comme si leur existence était remise à zéro.

L’héroïne – comment identifier autrement la narratrice? – raconte le cours des événements qui ont mené à la rupture amoureuse. La voix de "Rang de la dérive" est restée marquer par une phrase d’une écrivaine italienne : « Nous, les femmes, nous accordons beaucoup trop d’importance à l’amour. » (9) Toutes en ont ressenti ce poids.

 "Rang de la dérive"

La compagne d’Eli est tombée amoureuse dès leur première rencontre. Dès lors : « Je me suis mise à son service comme on entre en religion. » (11) Cet esclavage volontaire l’a contrainte d’accepter des tâches d’enseignement moins intéressantes. Retraité, Éli s’est investi dans la quête d’une utopique fontaine de jouvence. À l’évidence, elle constate : « Je connaissais les ressorts du patriarcat, ce que voulait dire l’aliénation. Je connaissais tous les pièges qui guettent les femmes. J’ai l’impression, avec le recul, qu’il y avait une faille. Visiblement, je portais cette faille comme on porte un gène. » (13)

Constance, l’ex d’Eli qui habite « le rang de la dérive », fera réagir l’héroïne grâce à cette distance qu’elle est parvenue à mettre entre elle et lui, surtout entre elle et un mode de vie qui n’en était pas un. Constance dira d’Eli : « Il a peur de mourir, il a toujours eu peur de mourir. C’est pour cela qu’il m’a quittée. J’apportais la mort. Et vous, la vie. » (25) Malgré tout quand Constance apprend qu’elle va le quitter, elle lui dit : « Et là, je suis triste. Un vieillard abandonné, c’est toujours triste. » (28)

"Les dahlias Evelyne"

Ici, outre la narratrice, il y Martha, Estelle, Jasmin, Jean et les enfants devenus des adultes. Il y a aussi la Côte Nord et la Métropole, deux lieux où se dérouleront les cinq histoires du recueil avec la route 138 pour les relier comme la corde au bout d’une bouée de sauvetage qu’il faut remonter à destination de la nature aux beautés qui emprisonnent. « La côte les envoûtait comme elle nous a envoûtées, Martha et moi. »

Les dahlias du titre sont ceux que cultivait Martha, son jardin devenu une source de fierté libératrice. Dès le début du récit, Martha et la narratrice ne marchent plus ensemble depuis le départ d’icelle et que l’âge les a irrémédiablement gagnées et que la maladie, physique ou mentale, les a visitées. Martha et son amie ont quitté la côte depuis longtemps, mais jamais leur amitié n’a flétri jusqu’à la fin de la vie de Martha. C’est auprès de ces femmes que nous apprenons la signification du mot honte, symbole de l’échec d’un mariage béni pour toujours, pour le meilleur et pour le pire.

"La traversée"

"La traversée" identifie l’origine de la relation tumultueuse entre la narratrice et René. L’histoire de leur échec est celle d’un naufrage aussi fulgurant que le tumulte des eaux de la traversée initiale : la violence. « Puis j’ai pensé qu’il y avait longtemps que j’étais prise au piège comme sur le pont du bateau. Et cette pensée ne m’a plus quittée. Le René que je venais de voir était le même que depuis toujours. Mais là, sa violence s’était trouvé une brèche, et il ne la contrôlait plus. Elle l’avait complètement envahi. » (68) Les autres personnages sont des vecteurs nourrissant la personnalité égotiste de René et la faiblesse de la narratrice.

"Vieille France"

La narratrice, installée dans un village de Gaspésie, a toujours vécu près de la mer. Durant son enfance en France auprès d’une grand-mère aimante – « Comme si mon enfance s’était changée en vieux film français peuplé de paysans et de pêcheurs bourrus. J’ai quitté la France il y a près de quarante-cinq ans. » (75) – et maintenant dans une pension où elle est venue couler ses derniers jours, avant les soins palliatifs lorsque la maladie finira son ravage. « Tu sais, si on me demandait ce que j’ai fait de ma vie, je répondrais que j’ai réfléchi dans les autobus. Dans les heures que j’ai passées dans les transports en commun pour me rendre dans la banlieue nord, je ne faisais que cela : penser. J’avais eu une vie coupée en trois, mon enfance française, mon mariage et mon divorce. » (83) L’ultime bilan de sa vie compte des moments heureux et d’autres d’une lassitude qui s’est imposée petit à petit. « Je n’étais pas malheureuse, mélancolique oui, mais une mélancolie douce faite d’acceptation. » (92)

 "Un conte"

Le dernier récit s’annonce par une fin abrupte : « La nuit où Yves m’a annoncé qu’il ne m’aimait plus, j’ai quitté la maison le lendemain… Je ne l’ai jamais revu. » (99) La trame de la vie du couple se résume ainsi : « J’ai commencé à vivre avec lui alors que je venais d’avoir cinquante ans, il en avait trente-huit. J’étais une très belle femme. Je le savais. Une grande partie de ma vie amoureuse avait reposé sur ce constat. » (100) Vingt ans séparent les deux moments et la vieillesse s’est installée en creusant un fossé infranchissable. « Évidemment, je souffrais [dira-t-elle]. Mais j’avais honte de souffrir ainsi. Une vieille femme de soixante-dix ans ne souffre pas d’un chagrin d’amour. C’est vulgaire. Et plus j’avais honte, et plus je me terrais. » (104) Heureusement, il y avait Bernadette, une amie de longue date qui finira par la convaincre de consulter, surtout après avoir remarqué qu’elle se mutilait. « Ma psy répétait qu’il fallait essayer de flotter sur sa douleur, surtout ne pas s’y dissoudre… Il fallait que je surnage. Et ce n’était pas simple. J’avais soixante-dix ans, j’allais vieillir seule, très loin des images de femmes grisonnantes encore belles et accompagnées d’un homme de leur âge que l’on voyait dans les publicités annonçant des condos pour retraités et des assurances vie… Cette réalité était une arme. Bernadette la maniait à merveille depuis des années. » (114-115)

Les cinq femmes qui se racontent dans les nouvelles de Rang de la dérive illustrent autant de points de vue de l’échec amoureux et de ses conséquences. Culpabilité, honte, déshonneur et tous les autres sentiments désagréables ressentis après ce qu’elles croient être leur responsabilité d’un irrémédiable échec. La période de tourment intensif se calme petit à petit dès que le travail de reconstruction de leur vie affective s’amorce, c’est-à-dire qu’elles comprennent qu’un échec est un échec et rien de plus si on refuse qu’il envahisse et pourrisse l’existence. Lise Tremblay a très bien su décrire, sans pathos excessif, la vie intérieure et quotidienne de femmes blessées, mais combattives. L’écrivaine a créé des histoires à la mesure des drames qu’elles évoquent lesquels s’apaisent au fur et à mesure que le temps en cicatrise les blessures.

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