Lise Tremblay
Rang de la dérive
Montréal, Boréal, 2022, 120 p., 20,95 $.
Variations sur un même thème
La rupture, même indifférenciée, existe depuis toujours. C’est lorsqu’elle se glisse dans le contre-jour des sentiments qu’elle fait du sens jusqu’à ébranler les piliers de la société. Ainsi, la séparation ou le divorce furent longtemps mis à mal en condamnant les femmes et les enfants à la misère. Hélas, ce l’est encore trop souvent aujourd’hui.
C’est l’univers de cinq femmes
confrontées à une telle séparation que Lise Tremblay nous fait découvrir dans
les nouvelles du recueil Rang de la dérive. Nous sommes dans l’univers cru
des sentiments malmenés comme si chacune des narratrices sans nom avait été
abandonnée sur le bord du chemin de leur existence.
Lise Tremblay, dont les ouvrages ont été salués et honorés d’un prix littéraire, nous plonge directement dans le mal être de ses héroïnes, au mi-temps de leur vie ou même plus tard. Elles ont tout misé sur leur vie amoureuse, exploitant ce sentiment avec une telle intensité que son éclatement est plus qu’une affaire de cœur, comme si leur existence était remise à zéro.
L’héroïne – comment identifier autrement
la narratrice? – raconte le cours des événements qui ont mené à la rupture
amoureuse. La voix de "Rang de la dérive" est restée marquer par une
phrase d’une écrivaine italienne : « Nous, les femmes, nous accordons
beaucoup trop d’importance à l’amour. » (9) Toutes en ont ressenti ce
poids.
La compagne d’Eli est tombée
amoureuse dès leur première rencontre. Dès lors : « Je me suis mise à
son service comme on entre en religion. » (11) Cet esclavage volontaire l’a
contrainte d’accepter des tâches d’enseignement moins intéressantes. Retraité,
Éli s’est investi dans la quête d’une utopique fontaine de jouvence. À l’évidence,
elle constate : « Je connaissais les ressorts du patriarcat, ce que
voulait dire l’aliénation. Je connaissais tous les pièges qui guettent les
femmes. J’ai l’impression, avec le recul, qu’il y avait une faille. Visiblement,
je portais cette faille comme on porte un gène. » (13)
Constance, l’ex d’Eli qui habite « le
rang de la dérive », fera réagir l’héroïne grâce à cette distance qu’elle
est parvenue à mettre entre elle et lui, surtout entre elle et un mode de vie
qui n’en était pas un. Constance dira d’Eli : « Il a peur de mourir,
il a toujours eu peur de mourir. C’est pour cela qu’il m’a quittée. J’apportais
la mort. Et vous, la vie. » (25) Malgré tout quand Constance apprend qu’elle
va le quitter, elle lui dit : « Et là, je suis triste. Un vieillard
abandonné, c’est toujours triste. » (28)
"Les dahlias Evelyne"
Ici, outre la narratrice, il y Martha, Estelle, Jasmin, Jean et les enfants devenus des adultes. Il y a aussi la Côte Nord et la Métropole, deux lieux où se dérouleront les cinq histoires du recueil avec la route 138 pour les relier comme la corde au bout d’une bouée de sauvetage qu’il faut remonter à destination de la nature aux beautés qui emprisonnent. « La côte les envoûtait comme elle nous a envoûtées, Martha et moi. »
Les dahlias du titre sont ceux
que cultivait Martha, son jardin devenu une source de fierté libératrice. Dès
le début du récit, Martha et la narratrice ne marchent plus ensemble depuis le
départ d’icelle et que l’âge les a irrémédiablement gagnées et que la maladie,
physique ou mentale, les a visitées. Martha et son amie ont quitté la côte
depuis longtemps, mais jamais leur amitié n’a flétri jusqu’à la fin de la vie
de Martha. C’est auprès de ces femmes que nous apprenons la signification du mot
honte, symbole de l’échec d’un mariage béni pour toujours, pour le meilleur et
pour le pire.
"La traversée"
"La traversée" identifie
l’origine de la relation tumultueuse entre la narratrice et René. L’histoire de
leur échec est celle d’un naufrage aussi fulgurant que le tumulte des eaux de
la traversée initiale : la violence. « Puis j’ai pensé qu’il y avait
longtemps que j’étais prise au piège comme sur le pont du bateau. Et cette
pensée ne m’a plus quittée. Le René que je venais de voir était le même que
depuis toujours. Mais là, sa violence s’était trouvé une brèche, et il ne la
contrôlait plus. Elle l’avait complètement envahi. » (68) Les autres
personnages sont des vecteurs nourrissant la personnalité égotiste de René et
la faiblesse de la narratrice.
"Vieille France"
La narratrice, installée dans un
village de Gaspésie, a toujours vécu près de la mer. Durant son enfance en France
auprès d’une grand-mère aimante – « Comme si mon enfance s’était changée
en vieux film français peuplé de paysans et de pêcheurs bourrus. J’ai quitté la
France il y a près de quarante-cinq ans. » (75) – et maintenant dans une
pension où elle est venue couler ses derniers jours, avant les soins palliatifs
lorsque la maladie finira son ravage. « Tu sais, si on me demandait ce que
j’ai fait de ma vie, je répondrais que j’ai réfléchi dans les autobus. Dans les
heures que j’ai passées dans les transports en commun pour me rendre dans la
banlieue nord, je ne faisais que cela : penser. J’avais eu une vie coupée
en trois, mon enfance française, mon mariage et mon divorce. » (83) L’ultime
bilan de sa vie compte des moments heureux et d’autres d’une lassitude qui s’est
imposée petit à petit. « Je n’étais pas malheureuse, mélancolique oui,
mais une mélancolie douce faite d’acceptation. » (92)
Le dernier récit s’annonce par
une fin abrupte : « La nuit où Yves m’a annoncé qu’il ne m’aimait
plus, j’ai quitté la maison le lendemain… Je ne l’ai jamais revu. » (99) La
trame de la vie du couple se résume ainsi : « J’ai commencé à vivre
avec lui alors que je venais d’avoir cinquante ans, il en avait trente-huit. J’étais
une très belle femme. Je le savais. Une grande partie de ma vie amoureuse avait
reposé sur ce constat. » (100) Vingt ans séparent les deux moments et la
vieillesse s’est installée en creusant un fossé infranchissable. « Évidemment,
je souffrais [dira-t-elle]. Mais j’avais honte de souffrir ainsi. Une vieille
femme de soixante-dix ans ne souffre pas d’un chagrin d’amour. C’est vulgaire.
Et plus j’avais honte, et plus je me terrais. » (104) Heureusement, il y
avait Bernadette, une amie de longue date qui finira par la convaincre de
consulter, surtout après avoir remarqué qu’elle se mutilait. « Ma psy
répétait qu’il fallait essayer de flotter sur sa douleur, surtout ne pas s’y
dissoudre… Il fallait que je surnage. Et ce n’était pas simple. J’avais soixante-dix
ans, j’allais vieillir seule, très loin des images de femmes grisonnantes encore
belles et accompagnées d’un homme de leur âge que l’on voyait dans les publicités
annonçant des condos pour retraités et des assurances vie… Cette réalité était
une arme. Bernadette la maniait à merveille depuis des années. » (114-115)
Les cinq femmes qui se racontent dans les nouvelles de Rang de la dérive illustrent autant de points de vue de l’échec amoureux et de ses conséquences. Culpabilité, honte, déshonneur et tous les autres sentiments désagréables ressentis après ce qu’elles croient être leur responsabilité d’un irrémédiable échec. La période de tourment intensif se calme petit à petit dès que le travail de reconstruction de leur vie affective s’amorce, c’est-à-dire qu’elles comprennent qu’un échec est un échec et rien de plus si on refuse qu’il envahisse et pourrisse l’existence. Lise Tremblay a très bien su décrire, sans pathos excessif, la vie intérieure et quotidienne de femmes blessées, mais combattives. L’écrivaine a créé des histoires à la mesure des drames qu’elles évoquent lesquels s’apaisent au fur et à mesure que le temps en cicatrise les blessures.
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