Dominique Fortier
Quand viendra l’aube
Québec, Alto, 2022, 104 p., 18,95 $ (papier), 10,99 $
(numérique).
Du journal personnel au récit intime
L’écrivaine et traductrice – quel euphémisme, car écrire n’est-ce pas traduire un univers dans toute sa complexité, alors que traduire s’est interprété la partition littéraire de quelqu’un d’autre? – Dominique Fortier nous surprend avec Quand viendra l’aube, un récit semblable à un journal de bord où elle note des éphémérides au gré des événements ou des atmosphères retenus parmi des souvenirs ou des émotions. Ce livre évoque aussi la fébrilité du journal intime, celui qu’on range dans un tiroir verrouillé ou une vieille boîte de chapeau à l’allure négligeable.
Le père, la mère, le décès de sa sœur
en bas âge, la vie familiale des dernières années à Saint-Antoine-de-Tilly en
bordure du fleuve, les souvenirs d’une enfance en noir et blanc, les livres
devenus des lieux d’apprentissages inépuisables, cette photo du père âgé de six
– « terrassé par une mastoïdite nécessitant une opération risquée pour l’époque…
cette photo où sourit bravement un bambin aux joues rondes et aux yeux graves,
d’une beauté douloureuse, mais confiante. » (57)
Ce père qu’elle accompagne dans
les derniers instants d’une aide médicale à mourir, assis sur la rive du fleuve
comme si les flots allaient emporter sa vie l’instant venu. Ce père qui « n’a
rien laissé à jeter au feu… est disparu comme tombe un arbre dans une forêt où
personne n’est là pour entendre : dans un silence assourdissant, un fracas
muet, privé d’écho. » (22-23)
La présence mémorielle du père est
comme un nuage aux nuances de gris au-dessus de la prose qui raconte plusieurs autres
choses, entre autres ses deux précédents romans qui gravitent autour de la
poétesse iconoclaste Emily Dickinson,
Les villes de papier (2018) et surtout Les ombres blanches (2022)
–, précisant que ce qu’elle écrit ici deviendra – est devenu – l’épilogue de ce
dernier.
Ces autres choses de Quand viendra l’aube sont concentrées
sur le quotidien de l’écrivaine en processus de création; des aléas de cette
démarche qui, semblable à l’Atlantique qu’elle observe de la côte Est
états-unienne, a ses marées, ses embellies, ses tempêtes, ses eaux étales telle
une mer d’huile. Nous ne sommes pas dans l’essai dans lequel l’auteure
expliquerait, ou justifierait, sa méthode de travail. Nous sommes dans le monde
des instantanés fixant un trop-plein d’observations ou de réflexions sur le temps
présent d’une femme, d’une fille et son père en fin de vie, d’une fille et sa mère
assumant leur relation, de la mère de Zoé et d’une écrivaine : toutes ces
femmes incarnées en une seule et même personne.
Cette personne qui préfère les
lieux aux individus, surtout ces demeures inondées par la lumière du jour ou,
surtout, celle attendue à l’aube. « Si j’arrive si facilement à écrire
depuis quelques semaines alors qu’en ville je peux passer des mois sans réussir
à travailler pour la peine, c’est, à l’évidence, parce que dans cette maison-ci
les fenêtres sont meilleures : assez grandes pour laisser entrer l’océan et
ses tempêtes, assez claires pour accueillir le ciel tout entier, l’horizon qui semble
les séparer, mais qui en fait les réunit par une fine suture, chaire bleue
contre chaire bleue. » (41)
Parmi les pages du journal
personnel, certaines font référence à ce qu’elle perçoit de sa dynamique d’écriture,
ces écarts d’intensité comme dans l’interprétation d’une pièce musicale. « Je
ne pense sans doute pas comme il faut, mais chez moi les mots et les idées ne
se présentent jamais séparément; je n’ai jamais, avant d’écrire, une idée, même
floue, même incomplète, de ce que je m’apprête à dire. L’idée apparaît après,
une fois que les mots l’ont incarnée. Pour être tout à fait exacte, elle naît
probablement en même temps que les mots qui la nomment et sans lesquels elle ne
prendrait jamais corps… Ce que cela veut dire, je crois, c’est que je suis une
lectrice bien avant d’être une écrivaine. » (61)
Conséquence de cette façon de
faire, Dominique Fortier note : « Mes livres m’arrivent en morceaux,
qu’il faut assembler comme des pièces de casse-tête – c’est la raison pour
laquelle j’ai donné cette façon de procéder à mon Emily, n’en connaissant pas d’autres.
Il s’agit d’abord d’isoler chaque fragment (parfois une scène entière, parfois
deux ou trois paragraphes, voire quelques lignes seulement), de les imprimer,
puis de les répandre autour de soi de façon à pouvoir les embrasser tous du regard
en même temps. Ensuite, j’imagine, pour composer un bouquet de fleurs. »
(78)
Il y a également cette phrase fondatrice
de William Faulkner : « Écrire, c’est comme craquer une allumette au cœur
de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien
il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert
seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre. » Puis, elle développe
cette idée en racontant qu’après un moment d’écriture languissante, elle va au
lit « et tout ce temps quelque chose en moi qui ne dort pas tout à fait
continue d’écrire jusqu’au matin. » (87)
Dans le même ordre d’idées, il y
a ces vers de Leonard Cohen tirés de <@Ri>Quand viendra l’aube<@$p>
– je les aurais mis en exergue : « At first, nothing will happen to
us / and later on // it twill happen to us again. » (54)
Ces mots de Cohen m’ont rappelé « Bird on a wire » dont les paroles jettent,
à mon avis, un regard oblique sur D. F. en train d’écrire ce livre.
Dans le fatras de ce récit aux
éléments faussement épars, je retiens les trois pages dans lesquelles Dominique
Fortier rend hommage au regretté François Ricard. Celui qui fut « la seule
autre personne dont je puisse dire qu’il a été une sorte de père – sans l’intimité
affective ou même psychologique que cela suggère » (81), elle l’a
rencontré à l’Université McGill [à ce qui était, à mon époque, le Département d’études
littéraires sis dans l’édifice Peterson Hall sur la rue McTavish, entre le Faculty
Club et la maison des étudiants]. Son professeur, dont elle fut une des
assistantes de recherche, la chargea « de l’édition des manuscrits de la
suite de La détresse et l’enchantement (Gabrielle Roi) pour en faire un
livre. » (82) Ricard fut, pour elle, une de ces personnes qui impacte de
façon immesurable la vie d’un individu. « Mais je suis à peu près certaine
que sans François je n’aurais jamais ni traduit ni, plus tard, écrit de livres;
c’est lui qui m’a ouvert les portes de ce pays-là, le seul que je voulais
habiter. » (81)
Quand viendra l’aube est
une œuvre d’une puissante ingénuité mettant à nu un peu du moi quotidien de l’écrivaine
et quelques fragments au ton retenu de son moi intime. Ce moi ressemble à une
quête de soi à soi dont lectrices et lecteurs deviennent des miroirs réfléchissant
leur propre perception. Puis, il y a ces questions initiales, véritable mantra :
« À sa mort, mon père m’a laissé une poignée d’histoires tragiques, une
montre brisée et assez de questions pour me durer toute une vie. Notre
existence est-elle tracée d’avance? Comment devient-on qui l’on est? Et si la
réponse se trouvait dans les livres? » (2e de couverture)
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