mercredi 9 novembre 2022

Dany Laferrière

Dans la splendeur de la nuit

Paris, Points, coll. « Poésie », 2022, 144 p., 21,95 $.

Le spectre de la poésie dans la nuit

Le moins que l’on puisse dire c’est que Dany Laferrière ne dort pas sur son stylo-feutre. Après trois romans graphiques, il proposait, le printemps dernier, Sur la route de Bashō (Boréal), un ouvrage mixte, ni tout à fait graphique, ni tout à fait récit. Le voilà aujourd’hui qui nous arrive avec un recueil de poésie, Dans la splendeur de la nuit (Points, coll. « Poésie »). Ici, le dessin et le graphisme évoquent plus qu’ils ne représentent. S’il y a de vraies illustrations, c’est la couleur qui prime, donnant à la prose poétique une certaine surbrillance.

J’ai noté, dans son précédent ouvrage, que dessins et couleurs s’amalgamaient. Cette fois, couleurs et poésies rebondissent de l’une à l’autre. Si on voit, ici et là, apparaître l’avatar de l’écrivain, sa présence n’est pas aussi prégnante que dans les précédentes œuvres graphiques.

Comme l’écrit Alain Mabanckou, directeur de la collection dans laquelle paraît le livre : « La poésie de Dany Laferrière exalte le goût du voyage et pénètre les mystères de la nuit tropicale. » Qu’a-t-elle tant de splendeur cette nuit? Laissons l’écrivain y répondre : « Les gens pensent que les livres restent dans la bibliothèque la nuit alors qu’ils partent à la recherche des lecteurs endormis. C’est ainsi qu’on se réveille le matin avec le goût d’un récit sur les lèvres. »

Il n’y a pas que le récit d’ensommeillé, il y a aussi la poésie. « Mon père, exilé depuis si longtemps que je ne connais pas son visage, n’a laissé que des livres de poésie. Il y a même ceux d’un poète chinois Li Po. » Dans ses notes, le père retient qu’il a « des traits similaires avec le poète : le goût du voyage et de la nuit et cet appétit de la nature. »

Ce dernier, décédé à New York, est un personnage récurrent dans l’œuvre de Dany Laferrière, comme sa mère, ses tantes et Da, sa grand-mère. Le père, c’est la présence de l’absence, même quand il vivait avec les siens. Il avait l’habitude de marcher dans la nuit au point où, pour l’écrivain : « Mon père se confond avec la nuit. »

Apparaît la maman : « Ma mère, elle, détestait le passé. Pas le passé, mon passé. Elle disait que j’étais trop jeune pour avoir un passé. Que sait-elle de moi? Elle croit que j’ai 16 ans alors que je suis un vieux poète chinois. Je veux savoir pourquoi je rêve d’être Li Po si je ne suis pas Li Po? » D’écrivain japonais à poète chinois, il y a deux univers qui me semblent complémentaires dans l’écriture même de D. L. Le premier serait un prosateur et le second, un poète. D’ailleurs, Li Po (701-762) « est un des plus grands poètes chinois de la dynastie Tang ». (Wikipédia, 30-09-22); connu sous le nom de Li Bai, il a laissé une œuvre monumentale.

Li Po n’est pas qu’une référence et il devient un personnage fictif sous la plume de l’Académicien qui peut ainsi le faire vivre en Haïti, les nuits sans lune en compagnie d’un serpent invisible dans l’obscurité. L’écrivain fait de même, évitant d’être repéré par des voleurs. Le poids de la nuit lui est aussi une source d’inquiétude : quand les jeunes filles pourront-elles déambuler dans la nuit sans être des proies faciles pour les mal pensants?

Heureusement, il sait comment faire à la tombée du jour. Son totem, le hibou, est un rapace nocturne, mais aussi « un homme qui reste à l’écart sans parler ». « J’aime la nuit [écrit-il] parce qu’elle me cache des autres tout en les exposant à mon œil d’Hibou. »

Arrive un autre temps du poème où la prose emprunte les accents d’une correspondance. Il s’agit d’une « lettre à un jeune poète mort », sûrement inspirée par celle de Rainer Maria Rilke, cité en exergue. Cette lettre provient de Gunther, un écrivain allemand qui répond à Mao, surnom d’un ami de l’auteur. « Mao rêve de gloire littéraire. Il écrit à tous les écrivains connus du monde une lettre par jour à chacun… Il leur raconte une vie fictive et un vrai désir de devenir célèbre. »

La missive de l’Allemand, écrite au feutre vert « mouillée par la pluie ou les larmes » – ce qui rend certains passages difficiles à lire à moins que l’écrivain ait décidé de faire en sorte que notre lecture soit plus attentive –, débute ainsi : « Je ne sais pourquoi mais dès que j’ai reçu votre lettre dans une grosse enveloppe jaune au parfum des Tropiques (moi aussi je suis né dans une île) j’ai senti que le moment était arrivé de céder la place à un plus jeune, tout aussi affamé que je l’étais à dix-sept ans de raconter ce qui me passait par la tête, le cœur, le foie, les poumons. »

Gunther connaît bien Haïti, ses grandeurs et ses détresses. Il raconte ce qu’il sait de ce pays et même ce qu’il sait de la famille du jeune écrivain pour qui la nuit est un dangereux terrain de jeux. L’Allemand sait aussi l’importance de la lecture, un excellent refuge contre l’ennui et la misère des hommes. Il ne croit cependant pas que l’écriture prime sur la lecture, car, sans elle, il est impossible d’écrire. Quant à la célébrité, voyez ce qu’il en dit : « Vous voudriez devenir "un célèbre écrivain". La célébrité n’a rien à voir avec l’écriture. Pour devenir célèbre il faut vendre tout ce qui fait de vous un être humain. [Cela] vous pompera toute l’énergie de votre corps jusqu’à ce qu’il ne reste pas une parcelle d’électricité. C’est cela être un écrivain célèbre. »

Le correspondant termine sa missive en informant le jeune homme qu’il a laissé, à son intention, un billet d’avion à destination de Berlin, au comptoir de Lufthansa. L’ami du narrateur le presse de profiter de la situation, considérant qu’il sera plus utile à sa famille en Allemagne qu’en restant à Cité Soleil.

Retour en Haïti, la terre natale qu’il n’a jamais vraiment quittée, ce pays malmené qu’est sa terre maternelle. Arrive Celeur, le sculpteur dont le « travail raconte la pauvreté autour de moi. Les gens ont faim. Mes personnages sont maigres comme des clous. Je n’ai pas d’argent pour acheter du matériel de travail. Je me promène dans les rues de Port-au-Prince et ramène ici ce que je trouve. » S’adressant au narrateur, il confie : « Dès que je t’ai vu, je me suis dit : celui-là il est des nôtres. J’ai un don pour sentir les gens. » Ce dernier se défend d’être un poète, car il n’a encore rien écrit. « Pas encore [de rétorquer Celeur]. C’est pour ça que tu sors la nuit. C’est ton lieu de travail, la nuit. Tu vois cette pile de déchets. Je peux voir les sculptures qu’il y a là… »

La couleur bleue, dont les nuances ou les tonalités influencent les poèmes-récits du livre, évoque la mer et une certaine paix intérieure, même sans la paix sociale. Du bleu nuit au bleu de la voute céleste, le poète narrateur – peut-il en être autrement quand en réservant au propos un sort semblable au gommage du dessin dans Sur la route de Bashō – n’avait pas le choix que d’en venir à une forme de poésie, aussi libre soit-elle, car le poids des mots doit se détacher de leur signification, unique ou multiple, pour mener à l’évocation que lectrices et lecteurs feront éclore.

Dany Laferrière nous surprend à nouveau en transformant son discours littéraire aussi bien que son discours pictural tout en couleur. Littérature d’expérimentation? Peut-il en être autrement quand on veut transcender son art en échafaudant une œuvre, tout en la pérennisant, en lui donnant une aire d’éternité.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire