mercredi 22 juin 2022

Paul Chanel Malenfant

Trop d’enfants sur la terre

Bromont, de la Grenouillère, coll. « Les classiques du XXIe siècle », 2022, 168 p., 26,95 $.

À la frontière des ombres

La poésie mérite notre attention plus que jamais, car, si elle est l’assise de tous les genres, littéraires, elle est aussi messagère de l’art de vivre. Je vous propose Trop d’enfants sur la terre, un recueil d’une grande maturité signé Paul Chanel Malenfant qui illustre la mission vitale de la poésie.

Cet écrivain a une feuille de route impressionnante. Tout en enseignant à l’UQAR, il a publié plusieurs recueils de poésie, des essais, des fictions narratives, des anthologies et des livres d’artistes. Plusieurs de ses ouvrages furent en lice pour des prix littéraires prestigieux et il a remporté plusieurs de ceux-ci.

Je retiens au passage Traces de l’éphémère (Noroît, 2011), une anthologie établie et présentée par Louise Dupré. L’écrivaine membre de l’Académie des lettres du Québec, y fait une remarquable synthèse du corpus de P. C. Malenfant : « S’il me fallait évoquer en un seul mot le parcours de Paul Chanel Malenfant, je choisirais mémoire, puisque sa poésie se fonde sur le désir incessant de garder vivant le passé : passé de l’enfance, des voyages, des amitiés et des amours disparus, celui de l’univers familial qui rencontre l’Histoire, toujours présente dans cette œuvre. » (9)

Quel paradoxe que de recenser Trop d’enfants sur la terre à peine 72 heures après l’assassinat de dix-neuf enfants de 10 ou 11 ans, entre guerre intérieure et guerre lointaine, toutes étant de véritables crimes contre l’humanité! Pourtant, les images que Paul Chanel Malenfant déroulent sous nos yeux mettent en perspective une ère bien vivante, une époque où enfanter était d’abord imposé aux femmes par la sacralisation du devoir conjugal, mais pouvait aussi être un choix assumé.

L’écrivain a aménagé ses observations du passé et du présent en six périodes, comme si chacune était une salle d’un musée qui propose une rétrospective de l’essentiel d’une sienne vie. Le liminaire ouvre la porte aux mouvements que les suites de poèmes, en vers ou en prose, décrivent avec des mots et des images tous plus évocateurs les uns que les autres, car ne faisant pas que décrire les situations, mais redonnant vie à des douleurs extrêmes et à des jets éphémères d’une lumière rédemptrice. « Je ne reviendrai plus voir cette enfance dans une vieille armoire où je rongeais jusqu’au sang – ainsi, je ne pourrai plus gratter la terre au fond des tombes de familles, ni arracher les racines des arbres généalogiques. » (9)

Les salles d’exposition occupent un espace distinct l’une à l’autre, dictées par le sujet et le poids du discours poétique. La première pièce, intitulée "Des voix venues des limbes", suggère que la fin de vie est inexorable :

Il n’est jamais trop tôt pour mourir.

Nous sommes toujours en danger de mort. (50)

La voix hors champ, celle du poète à n’en pas douter, demande d’ailleurs : « Lisez jusqu’à la fin, lecteurs, ce livre d’heures que l’un de nous, un soir de désespoir, a refermé derrière lui. (42) Et pourquoi donc ce maelström persistant?

"Où est le monde? Le monde qui refuse de voir la vérité, toute la vérité, rien que la vérité révélée dans la Bible à la tranche vert-chou (,..) de ma grand-mère maternelle affirmant que les mystères de la vie et de la mort ne sont pas de mon âge, que je suis un enfant trop vieux pour mon âge ingrat?" (53)

Pourtant, après un voyage dans le passé toujours présent dans le quotidien,

Je suis arrivé à la frontière des ombres,

là où la pensée ne pense plus

là où le poème se tait. (61)

Tout au long du recueil, l’écrivain cite autrices ou auteurs, leurs mots en italiques. Le choix éditorial a été de rassembler les notices bibliographiques à la fin du livre. S’y référer au fur et à mesure brise le rythme de lecture. Je vous suggère de faire cet exercice de référence avant de lire le recueil.

La salle numéro 2 du musée imaginaire évoque "Le silence des espaces abolis", alors que le narrateur était « un suicidé bienheureux revenu du pays des ombres pour départager à nouveau le mal de la douleur, retrouver le sens perdu de l’innocence et de l’enfance. » (69) Et pourquoi ce poignant retour : « Car nous sommes tous, grands frères humains, des bourreaux et des victimes, des innocents et des coupables. » (71)

Dans la troisième salle, le poète lance un "Avis de recherche", ouvrant ainsi une véritable galerie de portraits de personnages plus grands que nature, justement à cause des qualités intrinsèques de chacun. On y entend : le récit de Rosalie ou C’est eux qui m’ont tuée, car elle était « l’écorchée vive, la petite catin de guenille. » (78), celle-là même que l’on voit en page couverture; celui d’Ariel ou Il y a certainement quelqu’un qui m’a tué; Rosalie et Ariel « Deux figurines de verres jumelles enlacées dans un sarcophage pour l’éternité » (81); le récit de Fifi, l’homosexuel d’une autre époque; les faits divers ou Qui suis-je? la réponse étant

J’étais un autre moi que moi

qui avait peur au-dedans de moi… 

J’étais du genre efféminé avec un e muet… (86);

le récit de Teddy ou Nuit et brouillard, titre d’une chanson de Jean Ferrat, « Je suis Teddy, rien que Teddy, le chanteur noir moulé dans son pantalon de cuir collant au corps comme gant de pécari. Je reluis. Je rutile. » (93); quoi de plus actuel que le récit des enfants migrants : « Je ne rentrerai plus dans le rang des enfants de chœur soumis aux gestes des surplis… Je suivrai la file des enfants migrants à la frontière américaine. » (98), mais aussi les sacrifiés du Yémen ou du Vietnam; puis, il rappelle le récit des filles de Polytechnique, le surlignant d’un vers de Jacques Brault : « Le silence est une violence qui ne fait pas de bruit sur la nuit des temps du massacre? » (101). Le bref récit de Kevin est fatal, mais sans morosité :

je ne suis plus le petit Kevin

mais le veuf

de ma sœur que j’aimais

 

je suis plus seul que jamais

maintenant que mon nom est personne. (104)

Le récit d’Esteban ou de la Harley Davidson ressemble à un moment intense de l’après, d’une autre vie imaginaire :

Au volant de ma Harley-Davidson

je ne suis plus l’orphelin de naissance

je suis le héros en coup de vent

au souffle coupé

percutant contre un camion d’ordure,

au volant de ma Harley-Davidson. (106)

L’univers du narrateur poète n’étant pas fermé, il entend monter un chœur de femmes qui psalmodie des Me Too de désolation, car « Nos corps de femmes étaient des armes de guerre. » (107) À celles à qui on a imposé une expérience de victimisation s’ajoute celle des très jeunes garçons transformés en gitons à leur corps défendant. La pédophilie peut-elle être autre que patentée et sans cesse destructrice d’une certaine jeunesse?

Advient la bien nommée salle 4, "Naissance de la poésie". Celle-ci est drapée d’une toile semblable à la « terre, prise de tremblement, [qui] fut vouée durant des heures à sa disparition chaotique, à son effondrement parmi les tourbillons de matière grise, les gaz à effet de serre, les pluies acides. » (115) Cette implosion fait place à un « univers dépareillé d’un Nouveau Monde, seuls les artistes survécurent… Les amoureux des mots entrèrent dans un état de survie ténébreuse et d’intense mélancolie, qu’ils appelèrent poésie. » (118)

Il va de soi, selon la logique narrative pivot du recueil, qu’advienne alors "Le temps d’après" où « Les enfantômes étaient devenus des adultenfants… Ils avaient formé des boucliers humains devant des chargements de vieillards conduits à l’abattoir. » (121)

La sixième et dernière salle d’exposition est la bien nommé "fin du monde". Apothéose de cet univers, aussi divers que continu, il semble prévisible que mine « de rien, les personnages meurtris de ce livre se transformèrent en poètes dans un songe ininterrompu et volatil. » (146) Apparaît alors cette grand-mère omniprésente dans le recueil, dans diverses atmosphères et en arrière-plan, mais dégageant une odeur prégnante aux parfums d’éternité : « Avec sa tendresse de vieille consolant mes désespoirs d’enfant, ma grand-mère Lafrance recréait un Nouveau Monde à l’image de mon désir, de mon refus global et de ma foi naïve. » (148)

À la boutique des souvenirs qui clos toute exposition d’envergure, se trouve l’épilogue synthèse troublante de ce que le recueil nous a donné à voir : « Qui d’entre nous se portera au secours des enfants de malheur venus mourir en ce livre, si nous ne reconnaissons pas nos gestes meurtriers au miroir sans tain de leur mort? Et de la nôtre? » (157)

Trop d’enfants sur la terre est un recueil de la maturité de l’écrivain et de son univers intime. Nous sommes en présence d’une œuvre globalisante, car, si les thèmes qui lui sont chers – celui des souvenirs du passé, de la famille dont la grand-mère est le centre, d’une certaine nostalgie et d’une mélancolie assumée – sont bien présents, il en fait les matériaux composant une toile illustrant, ou imitant, le poids des ans.

À l’ère de l’éphémère et de la tyrannie de l’instant présent, la poésie de Paul Chanel Malenfant fait figure de monument, de ceux qu’on ne parviendra jamais à faire imploser, car elle a une odeur d’éternité.

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