mercredi 29 juin 2022

Dany Laferrière

Sur la route de Bashō

Montréal, Boréal, 2022, 384 p., 32,95 $.

Les mouvements de la main

Comme les peintres qui abandonnent la ligne de l’horizon et s’engagent dans l’univers du non figuratif, Dany Laferrière poursuit sa quête d’une œuvre mixte, ni tout à fait graphique, ni tout à fait récit, en s’appropriant l’art de la fusion du dessin, parfois flou, parfois évocateur, parfois empruntant au portrait, en échappant ici et là, un mot, une phrase, un aphorisme suggérant un point de vue sur la réalité, générale ou ambiante.

L’Académicien du Square Saint-Louis aurait-il associé les couleurs plus que les formes en les mettant au service de l’essai, genre conceptuel hautement épique, car cherchant toujours le relatif et jamais l’absolu? Voilà d’ailleurs pourquoi il me faut établir un lien entre Sur la route de Bashō et Petit traité sur le racisme (Boréal, 2021), son précédent ouvrage, car cette phrase fait écho de l’un à l’autre : « Un nègre est un homme et tout homme est un nègre, »

Qui est Bashō? Poète japonais du XVIIe siècle, « il est considéré comme l’un des quatre maîtres classiques du haïku japonais [poème japonais de trois vers composés respectivement de cinq, sept et cinq syllabes]. Auteur d’environ 2 000 haïkus, Bashō rompt avec les formes de comique vulgaire du haïkaï-renga du XVIe de Sōkan (autre poète japonais) en proposant un type de baroque qui fonde le genre au XVIIe en détournant ses conventions de base pour en faire une poésie plus subtile qui crée l’émotion par ce que suggère le contraste ambigu ou spectaculaire d’éléments naturels simples opposés ou juxtaposés. » (Wikipédia, 20 mai 2022)

Rappelons-nous que Dany Laferrière publia Je suis un écrivain japonais en 2008, où on aperçoit Bashō qu’il lit et commente afin de créer un contexte à la vie et à la pensée nipponnes : « Je suis dans le métro de Montréal en train de suivre les traces d’un certain Matsuo Munefusa, dit Bashō. »

Venons-en au nouvel opus. Butiner me semble une excellente position pour le lecteur qui tourne les pages de Sur la route de Bashō, attiré par une ligne, une couleur, un lieu, un objet, un ou quelques personnages, une citation ou, parfois, la ligne directrice d’une réflexion que l’écrivain Laferrière mène en slalomant entre les supports d’expression qu’il s’approprie, de mieux en mieux d’ailleurs, en suivant le diktat de Boileau de remettre son ouvrage cent fois sur le métier.

Dans l’agora réunissant autrices et auteurs que Laferrière interpelle outre Bashō, on note Proust, Gertrude Stein, Mishima et d’autres. Quand on l’interroge sur ce sujet, il dit : « J’aime les visages des intellectuels, des essayistes autant que des romancières. Ils ont cette façon particulière de poser leur regard sur le monde. À force de ruminer des pensées, ils ont fini par capter cette lueur qui illumine leurs visages. Je n’avais pas trop conscience d’une présence si forte au monde avant de chercher à les dessiner. Les écrivains ont vraiment un visage. C’est vrai que j’ai beaucoup parlé de Bashō, de Magloire-Saint-Aude, de Whitman, cachant une petite bibliothèque à l’intérieur de chacun de mes livres. Dans ce dernier, ce sont plutôt des femmes que je dessine: Virginia Woolf, Simone de Beauvoir, Anaïs Nin, Sylvia Plath, Zora Neale Hurston, Jean Rhys, Sei Shōnagon ou Marie Vieux-Chauvet. Tout cela parce qu’une jeune lectrice se désolait de ne pas voir assez de romancières sur mes étagères. Je citerai les plus jeunes une autre fois. » (Boréal Express, printemps 2022)

On ne lit pas ce livre comme une prose narrative, illustrée ou non, mais bien comme on fait la visite d’un musée imaginaire, nous arrêtant pour lire tel message, tel commentaire ou pensée; pour scruter le portrait d’une écrivaine célèbre ou célébrée qui, parfois, en évoque une autre telle Marie Vieux-Chauvet rappelant Simone de Beauvoir, sa marraine chez Gallimard; pour apercevoir l’auteur lui-même et la blonde chevelure hérissée de son avatar, personnage récurrent d’un carnet de dessins à l’autre; pour saisir l’essence de lieux québécois, parisiens ou d’ailleurs sur la planète Terre; pour évoquer le schéma d’un souvenir, de son origine à son enracinement; ou simplement pour ressentir une gamme d’émotions évoquées suggérées par une couleur, une ligne, une perspective. À se demander si Dany Laferrière n’a pas été inspiré en cela par son ami Franco Nuovo et son Dessine-moi un dimanche, et dessiner lui-même un livre en technicolor guidé à la fois par l’art naïf haïtien et l’impressionnisme français.

Après avoir joué à ouvrir et à refermer Sur la route de Bashō pour la nième fois, je l’ai déposé sur ma table de chevet, à portée de la main, pour être capable de le saisir dès que j’aurai besoin d’une potion pour apaiser le maelstrom que provoque la vie guerrière et climatique télévisée et retrouver la sérénité bien réelle qu’exige le quotidien de notre proximité sensorielle. L’essai dessiné de Dany Laferrière est ni un placebo ni une poudre de perlimpinpin capable de guérir tous les maux de la Terre, mais il déploie un horizon où lover notre corps astral, l’y laisser reposer avant de remonter sur la rossinante de tous les possibles que la vie nous propose.

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