Isabelle Doré
Ramène-moi à la maison
Montréal, Pleine lune, 2022, 320 p., 29,95 $.
Histoires de famille ou famille d’histoires?
L’âge de la mémoire ramène des histoires que l’on croit nôtres, mais qui ne le sont pas. Il y a, en effet, des souvenirs qui nous ont été si souvent répétés, bien qu’ils soient le fait de quelqu’un d’autre, qu’on croit être nôtres. Comment se souvenir de détails de l’époque où nous étions nourrisson? Bref, dans « toutes les familles, on répète sans cesse les mêmes anecdotes alors que nos vies se résument, au fond, à deux ou trois événements marquants. »
Il en est ainsi de plusieurs des treize
récits que propose Isabelle Doré dans Ramène-moi à la maison (Pleine lune,
2022). L’autrice-narratrice y effectue un retour sur les temps anciens de sa
famille – sa mère Charlotte Boisjoly, son père Fernand Doré et ses grands-parents
paternels et maternels – ainsi que de sa propre fratrie composée de son frère
et complice Jean-François et de sa chère sœur Marie-Ève. Sans oublier sa marraine,
Françoise Gratton, et Gilles Pelletier, l’amoureux de cette dernière.
Sans être friand des sagas
familiales, je me suis laissé emporter par ces histoires croisées aux multiples
rebondissements qui jettent un regard oblique sur la période effervescente de la
vie socioculturelle montréalaise, du début du vingtième siècle à la Révolution
tranquille jusqu’à aujourd’hui. Isabelle Doré est une habile portraitiste,
notamment sa façon de décrire ses personnages, chacun ayant des traits particuliers
qu’on retient vite.
Pour bien circonscrire son propos,
l’autrice en brosse d’abord une fresque. « Grand-papa Conrad et grand-maman
Irène [Doré], le p’tit Henri et Yvonne [Boisjoli], tante Jacqueline, mes oncles
Jean et Marcel [Doré], mon père Fernand, Margaret Seguin, ma mère Charlotte Boisjoli,
mon frère Jean-François, mes sœurs Marie-Ève et Emmanuelle, François Graton, ma
Toune à moi toute seule, et Gilles Pelletier, le plus beau des marins, vous
avez transmigré dans mon corps encore vivant et j’avais cette responsabilité de
parler de vous tous. »
Conrad Doré, tailleur pour femmes
réputé, est marié à Irène Laliberté, fille d’Irlandais. Le jeune couple souhaite
avoir rapidement des enfants, mais la nature ralentit leur élan. Après un premier
fils décédé en bas âge, Irène donne naissance à Marcel, puis à Fernand et Jacqueline.
L’écrivaine donne une image affectueuse des grands-parents Doré, rappelant qu’ils
ont accueilli Ernestine, la mère de Conrad, et Èva, la sœur de cette dernière, suite
au décès du père Doré.
Côté Boisjoli, Henri et Yvonne forment
un couple toujours amoureux. Ils aiment le théâtre et leurs enfants leur en fournissent
plusieurs occasions. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont acheté une des premières
télévisions sur le marché afin d’écouter l’émission jeunesse, Pépinot et Capucine,
dans laquelle jouent Charlotte, Marie-Ève, Jean et leur gendre Fernand. La
narratrice manifeste une grande tendresse à l’endroit du p’tit Henri, son grand-père,
ébranlé par le décès de son épouse lors d’un bête accident de la circulation et
par la montée d’un certain nationalisme.
Quand il est question de Jacqueline
Doré – la seule fille du clan –, de son époux Jean Labbée et de son oncle Marcel,
l’écrivaine utilise un ton moqueur jamais méchant, surtout à l’égard de Jean,
dit le Jean le Benêt ou le Naïf, qui fut un fonctionnaire municipal loyal, même
s’il se faisait embobiner par des entrepreneurs véreux. Le couple Jean &
Jac, un diminutif prisé par Jacqueline, n’eut pas d’enfant et, vers la fin de
sa vie, Jacqueline, qui avait pris soin des biens familiaux que ses frères ne
voulaient pas, les offrit à Isabelle, un pactole fait de véritables bijoux à la
mode et de porcelaines dignes d’une grande table.
Marcel Doré, personnage
caricatural s’il en est, eut un destin tracé par sa mère Irène qui le consacra
à Dieu dès sa naissance. Missionnaire, il vécut longtemps loin du pays et, à
son retour, fut tenu à l’écart de la communauté pour des motifs restés mystérieux.
Qu’en est-il de Charlotte
Boisjoli et de Fernand Doré, les parents de l’écrivaine? Le couple entre en
scène au moment de leur divorce, alors que la justice envoie Jean-François chez
son père, Marie-Ève et Isabelle, chez leur mère. Pour la narratrice ce fut là une
plus grande injustice, car la relation avec sa mère était un combat perpétuel qui
se règlera très tard dans leur existence. Quant à Fernand, il est tout le contraire
de Charlotte. Sa vie telle que décrite pourrait faire à elle seule l’objet d’un
film d’aventure ou d’un docudrame sans âge, car il marqua de son empreinte presque
tous les milieux où il a évolué, pour le meilleur ou pour le pire.
Pour raconter son frère
Jean-François, l’autrice a imaginé le dialogue d’une émission de radio-vérité. C’est,
à mon avis, l’histoire la plus touchante du livre, car la connivence entre les
protagonistes est sans limites. Café Rimbaud, titre d’une chanson de
Lucien Francoeur, est une toile de fond hyperréaliste des passions et des abus
dont Isabelle et Jean-François Doré furent des acteurs, lui plus excessif qu’elle,
mais tous deux prolongeant le génie créateur, et parfois dévastateur, de leurs
parents.
Que dire de Marie-Ève, la sœur de
l’autrice, sinon qu’elle porte bien le sobriquet d’Aiglon qu’elle lui donne, ce
personnage d’Edmond Rostand toujours « en quête de son identité
personnelle ». La narratrice d’ajouter : « En fait, pour mieux
la décrire, il faudrait abouter plusieurs personnalités difficiles : l’histrionique,
la narcissique, la passive-agressive, la paranoïaque, d’autres encore, je
manque d’espace… en ce qui me concerne, plutôt que de parler de folie, je préfère
avancer la thèse de l’art de la folie ou comment rendre fous les gens autour de
soi ! »
Charlotte Boisjoli eut un autre enfant
après ses 40 ans : Emmanuelle, une enfant trisomique très attachante.
Isabelle Doré est respectueuse de sa demi-sœur autant qu’elle se moque des parents
d’icelle, Charlotte et le comédien Jean-Pierre Compain. Les parents d’Emmanuelle
se sépareront eux aussi, lui retournera en France avec la fillette, Charlotte
Boisjoli allant les visiter régulièrement jusqu’au décès d’Emmanuelle en 1985.
Le dernier récit porte sur la comédienne
François Graton, affectueusement appelée la Toune. L’autrice considère que sa
mère lui a fait le plus beau cadeau de sa vie en choisissant cette dernière
comme marraine, car Françoise Graton, une collègue de Charlotte Boisjoli, lui
fut autant un ange gardien qu’une marraine. Françoise Gratton et Gilles
Pelletier formèrent longtemps un couple sans vivre sous le même toit; leur relation,
connue du milieu, était un véritable secret d’État pour respecter un engagement
passé du comédien.
Ce que j'aime dans vos chroniques, Jean-François, c'est que très rarement elles ne sont écrites à partir d'une certaine émotivité, mais sur la part de subjectivité qu'inspire un bon livre. Pour cette raison, j'aime vous lire...
RépondreEffacerLa chronique est semblable à un fil de fer sur lequel il faut absolument trouver un point d'équilibre fourni par le livre et le maintenir par un balancement fragile.
EffacerD'où la cohérence du récit, vous résumez tellement de sentiments pas toujours perceptibles en quelques lignes. Vous êtes merveilleusement habile pour garder ce fragile équilibre...
EffacerJe crois vous l'avoir déjà écrit, mais j'ai appris la différence entre faire et écrire une chronique avec les années et, disposant de plus de temps, je peux m'adonner pleinement à l'écriture.
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