Paul Chanel Malenfant
Trop d’enfants sur la terre
Bromont, de la Grenouillère, coll. « Les classiques du
XXIe siècle », 2022, 168 p., 26,95 $.
À la frontière des ombres
La poésie mérite notre attention
plus que jamais, car, si elle est l’assise de tous les genres, littéraires,
elle est aussi messagère de l’art de vivre. Je vous propose Trop d’enfants
sur la terre, un recueil d’une grande maturité signé Paul Chanel Malenfant
qui illustre la mission vitale de la poésie.
Cet écrivain a une feuille de
route impressionnante. Tout en enseignant à l’UQAR, il a publié plusieurs recueils
de poésie, des essais, des fictions narratives, des anthologies et des livres d’artistes.
Plusieurs de ses ouvrages furent en lice pour des prix littéraires prestigieux
et il a remporté plusieurs de ceux-ci.
Je retiens au passage Traces
de l’éphémère (Noroît, 2011), une anthologie établie et présentée par Louise
Dupré. L’écrivaine membre de l’Académie des lettres du Québec, y fait une
remarquable synthèse du corpus de P. C. Malenfant : « S’il me fallait
évoquer en un seul mot le parcours de Paul Chanel Malenfant, je choisirais mémoire,
puisque sa poésie se fonde sur le désir incessant de garder vivant le passé :
passé de l’enfance, des voyages, des amitiés et des amours disparus, celui de l’univers
familial qui rencontre l’Histoire, toujours présente dans cette œuvre. »
(9)
Quel paradoxe que de recenser Trop
d’enfants sur la terre à peine 72 heures après l’assassinat de dix-neuf
enfants de 10 ou 11 ans, entre guerre intérieure et guerre lointaine, toutes
étant de véritables crimes contre l’humanité! Pourtant, les images que Paul
Chanel Malenfant déroulent sous nos yeux mettent en perspective une ère bien vivante,
une époque où enfanter était d’abord imposé aux femmes par la sacralisation du devoir
conjugal, mais pouvait aussi être un choix assumé.
L’écrivain a aménagé ses observations
du passé et du présent en six périodes, comme si chacune était une salle d’un
musée qui propose une rétrospective de l’essentiel d’une sienne vie. Le liminaire
ouvre la porte aux mouvements que les suites de poèmes, en vers ou en prose,
décrivent avec des mots et des images tous plus évocateurs les uns que les
autres, car ne faisant pas que décrire les situations, mais redonnant vie à des
douleurs extrêmes et à des jets éphémères d’une lumière rédemptrice. « Je
ne reviendrai plus voir cette enfance dans une vieille armoire où je rongeais
jusqu’au sang – ainsi, je ne pourrai plus gratter la terre au fond des tombes
de familles, ni arracher les racines des arbres généalogiques. » (9)
Les salles d’exposition occupent
un espace distinct l’une à l’autre, dictées par le sujet et le poids du discours
poétique. La première pièce, intitulée "Des voix venues des limbes", suggère
que la fin de vie est inexorable :
Il n’est jamais
trop tôt pour mourir.
Nous sommes
toujours en danger de mort. (50)
La voix hors champ, celle du poète
à n’en pas douter, demande d’ailleurs : « Lisez jusqu’à la fin, lecteurs,
ce livre d’heures que l’un de nous, un soir de désespoir, a refermé derrière
lui. (42) Et pourquoi donc ce maelström persistant?
"Où est
le monde? Le monde qui refuse de voir la vérité, toute la vérité, rien que la
vérité révélée dans la Bible à la tranche vert-chou (,..) de ma grand-mère
maternelle affirmant que les mystères de la vie et de la mort ne sont pas de
mon âge, que je suis un enfant trop vieux pour mon âge ingrat?" (53)
Pourtant, après un voyage dans le
passé toujours présent dans le quotidien,
Je suis arrivé
à la frontière des ombres,
là où la
pensée ne pense plus
là où le
poème se tait. (61)
Tout au long du recueil, l’écrivain
cite autrices ou auteurs, leurs mots en italiques. Le choix éditorial a été de rassembler
les notices bibliographiques à la fin du livre. S’y référer au fur et à mesure brise
le rythme de lecture. Je vous suggère de faire cet exercice de référence avant
de lire le recueil.
La salle numéro 2 du musée imaginaire
évoque "Le silence des espaces abolis", alors que le narrateur était « un
suicidé bienheureux revenu du pays des ombres pour départager à nouveau le mal
de la douleur, retrouver le sens perdu de l’innocence et de l’enfance. »
(69) Et pourquoi ce poignant retour : « Car nous sommes tous, grands
frères humains, des bourreaux et des victimes, des innocents et des coupables. »
(71)
Dans la troisième salle, le poète
lance un "Avis de recherche", ouvrant ainsi une véritable galerie de
portraits de personnages plus grands que nature, justement à cause des qualités
intrinsèques de chacun. On y entend : le récit de Rosalie ou C’est eux
qui m’ont tuée, car elle était « l’écorchée vive, la petite catin de
guenille. » (78), celle-là même que l’on voit en page couverture; celui d’Ariel
ou Il y a certainement quelqu’un qui m’a tué; Rosalie et Ariel « Deux
figurines de verres jumelles enlacées dans un sarcophage pour l’éternité »
(81); le récit de Fifi, l’homosexuel d’une autre époque; les faits divers ou Qui
suis-je? la réponse étant
J’étais un
autre moi que moi
qui avait
peur au-dedans de moi…
J’étais du
genre efféminé avec un e muet… (86);
le récit de Teddy ou Nuit et
brouillard, titre d’une chanson de Jean Ferrat, « Je suis Teddy, rien
que Teddy, le chanteur noir moulé dans son pantalon de cuir collant au corps
comme gant de pécari. Je reluis. Je rutile. » (93); quoi de plus actuel
que le récit des enfants migrants : « Je ne rentrerai plus dans le
rang des enfants de chœur soumis aux gestes des surplis… Je suivrai la file des
enfants migrants à la frontière américaine. » (98), mais aussi les sacrifiés
du Yémen ou du Vietnam; puis, il rappelle le récit des filles de Polytechnique,
le surlignant d’un vers de Jacques Brault : « Le silence est une
violence qui ne fait pas de bruit sur la nuit des temps du massacre? »
(101). Le bref récit de Kevin est fatal, mais sans morosité :
je ne suis
plus le petit Kevin
mais le veuf
de ma sœur que
j’aimais
je suis plus
seul que jamais
maintenant
que mon nom est personne. (104)
Le récit d’Esteban ou de la
Harley Davidson ressemble à un moment intense de l’après, d’une autre vie
imaginaire :
Au volant de
ma Harley-Davidson
…
je ne suis plus
l’orphelin de naissance
je suis le
héros en coup de vent
au souffle
coupé
percutant
contre un camion d’ordure,
au volant de
ma Harley-Davidson. (106)
L’univers du narrateur poète n’étant
pas fermé, il entend monter un chœur de femmes qui psalmodie des Me Too de désolation,
car « Nos corps de femmes étaient des armes de guerre. » (107) À celles
à qui on a imposé une expérience de victimisation s’ajoute celle des très jeunes
garçons transformés en gitons à leur corps défendant. La pédophilie peut-elle
être autre que patentée et sans cesse destructrice d’une certaine jeunesse?
Advient la bien nommée salle 4, "Naissance
de la poésie". Celle-ci est drapée d’une toile semblable à la « terre,
prise de tremblement, [qui] fut vouée durant des heures à sa disparition
chaotique, à son effondrement parmi les tourbillons de matière grise, les gaz à
effet de serre, les pluies acides. » (115) Cette implosion fait place à un
« univers dépareillé d’un Nouveau Monde, seuls les artistes survécurent…
Les amoureux des mots entrèrent dans un état de survie ténébreuse et d’intense
mélancolie, qu’ils appelèrent poésie. » (118)
Il va de soi, selon la logique
narrative pivot du recueil, qu’advienne alors "Le temps d’après" où « Les
enfantômes étaient devenus des adultenfants… Ils avaient formé
des boucliers humains devant des chargements de vieillards conduits à l’abattoir. »
(121)
La sixième et dernière salle d’exposition
est la bien nommé "fin du monde". Apothéose de cet univers, aussi
divers que continu, il semble prévisible que mine « de rien, les personnages
meurtris de ce livre se transformèrent en poètes dans un songe ininterrompu et volatil. »
(146) Apparaît alors cette grand-mère omniprésente dans le recueil, dans diverses
atmosphères et en arrière-plan, mais dégageant une odeur prégnante aux parfums
d’éternité : « Avec sa tendresse de vieille consolant mes désespoirs
d’enfant, ma grand-mère Lafrance recréait un Nouveau Monde à l’image de mon désir,
de mon refus global et de ma foi naïve. » (148)
À la boutique des souvenirs qui
clos toute exposition d’envergure, se trouve l’épilogue synthèse troublante de ce
que le recueil nous a donné à voir : « Qui d’entre nous se portera au
secours des enfants de malheur venus mourir en ce livre, si nous ne
reconnaissons pas nos gestes meurtriers au miroir sans tain de leur mort? Et de
la nôtre? » (157)
Trop d’enfants sur la terre
est un recueil de la maturité de l’écrivain et de son univers intime. Nous sommes
en présence d’une œuvre globalisante, car, si les thèmes qui lui sont chers –
celui des souvenirs du passé, de la famille dont la grand-mère est le centre, d’une
certaine nostalgie et d’une mélancolie assumée – sont bien présents, il en fait
les matériaux composant une toile illustrant, ou imitant, le poids des ans.
À l’ère de l’éphémère et de la tyrannie de l’instant
présent, la poésie de Paul Chanel Malenfant fait figure de monument, de ceux qu’on
ne parviendra jamais à faire imploser, car elle a une odeur d’éternité.