Sylvie Drapeau
Le jeu de l’oiseau
Montréal, Leméac, 2022, 120 p., 17,95 $.
Théâtre de survivances
Grâce à la tétralogie intitulée Le fleuve, la comédienne Sylvie Drapeau a fait une entrée remarquée dans le cercle des écrivaines, car, en quatre livres, elle est parvenue à établir son style, cette signature littéraire si difficile à atteindre. Non seulement a-t-elle su partager des faits puisés dans l’histoire de sa famille, mais elle a réussi à transmettre des émotions universelles reconnues par un vaste lectorat.
Début 2022, elle nous proposait un nouveau roman, Le jeu de l’oiseau. Elle y ouvre la porte d’une autre cellule familiale, celle-là totalement dysfonctionnelle. En effet, il règne sur la vie de la mère et de ses enfants une telle frayeur qu’ils sont comme des pantins sur la scène d’un théâtre de survie installée entre les murs d’une maison en débriscaille, tel un radeau dans une tempête dont les vents ramènent sans cesse des vagues déferlantes toujours plus hautes.
Fabienne, c’est la mère; Raymond et
Claire sont des jumeaux âgés d’une dizaine d’années; le père, c’est la bête
dont la fureur règne en maître absolu sur la maisonnée, même sur le pauvre chien
Ricky. Le climat est à ce point pourri que la mère a inventé le jeu de l’oiseau
qui permet, à elle et ses enfants, de survivre en tout temps. Ainsi, pour désamorcer
la violence, ils se réfugient dans un univers onirique donnant l’illusion d’un
brouillard, tantôt épais tantôt diffus, contre lequel on ne peut rien, sinon jouer.
Pour marquer ce rêve éveillé d’une empreinte littéraire forte, l’autrice a confié
à Claire la narration, permettant de suivre les péripéties du côté des victimes.
J’ai remarqué que la romancière
utilise l’imparfait de l’indicatif, ce temps qui exprime une action toujours en
voie de se réaliser comme si elle était sans fin. J’ai compris que ce choix était
obligé afin de soutenir l’interaction entre les personnages, laquelle se répète
comme un maelström incessant, sinon dans de brefs instants où une lueur d’espoir
laisse entrevoir une sortie de la gangue dans laquelle le père les a
emprisonnés.
La famille habite au
rez-de-chaussée d’une maison appartenant à monsieur Maloney, qu’ils appellent
Baloney. La description des lieux, à l’intérieur comme à l’extérieur, donne l’image
d’un endroit où il est impossible de vivre décemment, ce qui ajoute à la misère
des occupants. À l’arrière, au fond de la cour, il y a une décharge, qu’ils
appellent le trou, où coulent les eaux usées de l’aluminerie dont les lumières
brillent au loin; pour les jumeaux, ce bout de leur monde est aussi pourri que
leur propre existence. C’est d’ailleurs dans ces eaux boueuses qu’ils
abandonneront les vestiges de leur impossible vie.
La romancière, sans identifier la
région où se déroule le récit, fournit quand même quelques indications. Il y a l’aluminerie,
la description de fragments d’une modeste municipalité et même le fleuve qui
suggèrent qu’il s’agit de la Côte-Nord. Elle a donc planté à nouveau le décor
de son récit sur les terres de son enfance.
Revenons à Claire et Raymond. Ils
sont inséparables, non seulement parce qu’ils sont jumeaux, mais aussi parce que
c’est ainsi qu’ils affrontent la risée des autres enfants. Leurs camarades répètent
que leur mère Fabienne est une femme battue et que ses enfants sont infréquentables.
La violence familiale se répand ainsi de façon insidieuse dans tous les pores
de leur existence et les jumeaux n’ont d’autre choix que de se protéger l’un l’autre.
Sylvie Drapeau a créé un père de
la démesure. Camionneur au volant de poids lourds, il se déplace dans un vieux
pick-up qu’on entend venir à la fin de l’après-midi, signale que la mère et les
enfants doivent cesser de jouer leur existence, de se faire transparents pour
ne pas soulever l’ire de la bête. Ce rituel est réglé comme du papier à musique :
une bière, nourrir le chien, d’autres bières, le repas, d’autres bières encore,
les enfants au lit, les cris de la mère. Parfois, Maloney frappe dans le plancher
pour faire taire le bruit. Quand la fin de semaine arrive, tout le monde respire
puisque le père ne rentre que le dimanche soir, totalement ivre.
Le jeu de l’oiseau auquel s’adonnent
la mère et les jumeaux n’est autre qu’une fuite sensorielle et émotive de l’enfer
dans lequel ils vivent. Les enfants se sont créé un univers qu’ils ne partagent
pas. « Pour Raymond et moi [de dire Claire], ce jeu avait été le point de
départ de toutes nos inventions, de toutes nos envolées au-dessus du trou ou de
la cour d’école. »
La mère joue son rôle de mère en
tentant de les protéger des colères de son époux. Écrire est le seul refuge qu’elle
s’accorde; elle a ainsi noirci plusieurs cahiers Canada qu’elle cache sous le
matelas du lit conjugal. Un jour, elle a échappé de l’un d’eux la photo d’un
beau jeune homme, les enfants l’ont ramassé et scruté avant de la lui rendre.
Fabienne s’habitue-t-elle à une
telle violence? Pourquoi ne pas avoir quitté son mari? Jusqu’où les enfants sont-ils
conscients des conséquences physiques et psychologiques des coups que leur père
lui porte quotidiennement? Un soir d’hiver, le violent met sa femme à la porte
alors qu’elle est nue; en allant la recueillir, Claire et Raymond constatent pour
la première fois son véritable état. Cela réveille leur instinct de survie qui les
oblige à tout faire pour les sortir de cet enfer.
Claire cherche à savoir ce que
fait leur père durant les fins de semaine pour que, du haut de leurs douze ans,
ils posent les gestes qui leur permettent de comprendre la situation au-delà
des jeux. Les événements vont faciliter leur action : le père n’entre pas
un soir, puis deux, suscitant malgré tout l’inquiétude des siens. C’est alors
qu’en « ouvrant la porte [ils voient] un homme, mais dans une variante
nouvelle, inédite. » Jimmy, nouveau venu, est un Amérindien dont ils
reconnaissent les traits, ceux du jeune homme sur la photo que cache leur mère.
Nous découvrons en même temps que
les jumeaux qui est Jimmy, les liens étroits que leur mère et lui entretiennent
depuis qu’on les a éloignés l’un de l’autre, un Amérindien ne pouvant fréquenter
une blanche à cette époque. Jimmy raconte comment leur père l’a souvent
pourchassé sur les routes et, qu’il y a quelques jours, il a manqué une courbe
et s’est retrouvé au fond d’un ravin, le coup brisé.
Fabienne, les jumeaux et Jimmy prennent
la route à destination d’un nouveau départ. Les kilomètres parcourus font voir aux
enfants un monde libre et paisible dont le fleuve devient le symbole.
Le jeu de l’oiseau développe
un thème d’une telle misère humaine que le « le jeu de l’oiseau », que
la mère et ses enfants ont adopté pour s’élever au-dessus de la violence paternelle,
créée une véritable distance, comme un rêve qui les protège tel un instinct de
survie plus fort que tout.
Sylvie Drapeau
Fleuve (Le fleuve, La terre, L’enfer
et La terre)
Montréal, Leméac, coll. « Nomades », 2022, 344 p.,
16,95 $.
Naissance d’une écrivaine
C’est sous ce titre qu’est réunie la tétralogie autobiographique de l’autrice. Nous sommes d’abord sur la Côte-Nord, une enfant raconte la vie sans histoire de sa famille, parents et fratrie. Nous la suivons au fil des âges et de leurs aléas. « Le fleuve, c’est ce qui traverse, comme une veine primordiale, ces récits à la fois intimes et universels. C’est cette force, cette puissance qui caractérise aussi "la meute", cette famille que ni les drames, ni la maladie, ni la mort prématurée n’arrivent à détruire. Tour à tour enfant, puis jeune fille, puis mère, puis femme mûre, la narratrice se transforme et se dévoile à travers ses liens avec ses frères, ses sœurs et ses parents, chacun contribuant à façonner celle qu’elle est devenue. En faisant d’eux les personnages d’une histoire éternelle et lumineuse, elle leur rend le plus magnifique des hommages. »
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